Mediapart vient de sortir une enquête glaçante sur le sexisme et l'homophobie prégnants dans les grandes écoles de commerce. TÊTU a recueilli le témoignage de François*, 28 ans. Pendant son cursus à l'Essec, il a été victime d'homophobie directe. Il décrit un "système de valeurs homophobe et machiste."
Au terme de trois mois d'enquête au sein de trois des meilleures "business schools" de France (HEC, l'Essec et l'Edhec), Iban Raïs a publié, lundi 6 janvier sur Mediapart un récit détaillé, effrayant, du sexisme, de l'homophobie et des humiliations diverses qui sont le quotidien des grandes écoles de commerce françaises, qui ont vu passer sur leurs bancs un quart des patrons du CAC 40 et de nombreux ministres. Le journaliste y raconte notamment le cas, en 2015 de cet étudiant homosexuel qui a retrouvé sa chambre saccagée, des photos avec son petit ami déchirées et du lubrifiant sur les murs, en guise de vengeance d'une association populaire à HEC, "Zinc", contre l'association LGBT "In and Out".
À l'Essec, c'est le journal "L'Impertinent" qui ciblait jusqu'à récemment des étudiants avec des commentaires orduriers tels que : "Kyann, seule et donc meilleure pédale de l'enfer iranien [...] arrête de parler de ta pédéité." Les exemples sont nombreux, et François*, ex-étudiant contacté par TÊTU est l'un d'entre eux. Homosexuel, il a fréquenté les bancs de l'Essec entre 2011 et 2015. Il confirme un "système de valeurs homophobe et machiste".
"Je n'ai pas du tout été surpris par l'enquête de Mediapart. C'est assez fidèle à la réalité de ce que j'ai vécu. Quand je suis arrivé à l'Essec, en 2011, je n'avais pas fait mon coming out, à part auprès de quelques amis proches de prépa. En école de commerce, je n'ai jamais vraiment fait mon coming out, par peur des réactions ; en deuxième année, j'en avais parlé à des amis et ça a fini par se savoir.
Dès les premiers mois, j'ai trouvé l'ambiance dure et agressive de manière générale, pas seulement sur l'homosexualité. Ce que je trouve assez pervers, rétrospectivement, c'est que tu te retrouves confronté à un choix : soit tu veux faire partie de la vie sociale de l'école et tu te sens obligé de rentrer dans le moule, soit tu te dis que ce n'est pas tes valeurs et tu as l'impression que tu vas être exclu de la vie sociale.
"HEC, c'est pour les pédés"
Au WEI [week-end d'intégration], il y a un chant : "Y a deux écoles, y a HEC et y a l'Essec. HEC, c'est pour les pédés, et l'Essec, c'est pour les vrais mecs." Tu te sens obligé de le chanter. Sinon, tu as l'impression que tu ne seras pas intégré. De manière générale, tu sens qu'il n'y a pas du tout une atmosphère ouverte et bienveillante. Il y a une très forte homophobie. Dans les articles de L'Impertinent, il y avait des attaques ad hominem sur des personnes juste parce qu'elles étaient homos. Je me souviens avoir eu peur de me retrouver dedans.
Depuis la publication de l'enquête et même avant, j'en ai rediscuté avec des amis. On s'est dit que, c'est certain, c'est l'un des endroits où tu te sens le moins à l'aise pour faire ton coming out. Tu as l'impression que, si tu le fais, tu vas être pris pour cible. Les quelques mecs qui sont "out" subissent de l'homophobie en permanence. On parle dans leur dos ou bien on les expose frontalement dans le journal de l'école. Ou alors, tu décidais d'en faire un combat. À l'époque, il y avait une association LGBT, Divercity, mais je crois qu'elle ne comptait que deux ou trois personnes, sur deux ou trois promos. Je ne connaissais personne qui en faisait partie.
"T'aimes bien te prendre des bites dans le cul ?"
La seule fois dans ma vie où j'ai été directement victime d'insultes homophobes, c'est à l'Essec. On était en soirée au bar de l'Essec, on était tous un peu soûls. Je faisais des conneries, j'avais piqué le polo d'un mec. Un étudiant qui servait au bar vient me voir et me dit de lui rendre son polo. Il lâche quelque chose du genre : "Allez, t'es pas un pédé." Je réponds : "Si, je suis un pédé, ça te pose un problème ?" À partir de ce moment-là, il a commencé à devenir hyper insultant : "Quoi ? Mais genre, t'aimes bien te prendre des bites dans le cul ?" Il était vraiment très lourd et on a fini par se battre. Après ça je n'ai jamais remis les pieds dans le bar de l'école.
Ça a été la goutte d'eau. À l'origine, j'étais assez investi, j'étais dans plusieurs associations, j'allais à pas mal de soirées. Après cet épisode, je me suis dit que c'était terminé. Je n'avais pas envie de le recroiser et de le voir me servir une bière. Le fait d'en parler à l'administration m'a traversé l'esprit. Je ne l'ai pas fait parce que j'avais peur que ça se sache que c'était moi et qu'on me pourrisse la vie à l'école. Il n'y avait aucun mécanisme de signalement qui garantissait l'anonymat. Il fallait prendre rendez-vous avec le directeur. Parfois, l'administration était au courant de certains faits. Tant que ça ne sortait pas des murs de l'école et que ça n'entachait pas sa réputation, c'était toléré.
Sentiment de puissance
Cette ambiance-là, je ne me l'explique pas vraiment, en dehors de la reproduction, d'année en année, de schémas de bizutage et de promotion sociale. Tu arrives sur le campus dans un monde clos, tu sors de prépa, tu as l'impression d'entrer dans le vie d'adulte alors que pas du tout. Les gens ont un sentiment de puissance et d'avoir accompli quelque chose. Tu as quelques groupes sociaux "cools" qui jouent un rôle d'élite, un peu brute et macho, et le système social de l'école est organisé autour de ça : soit tu es en dehors, soit tu rentres dans la pyramide sociale de l'école et dans leur jeu de valeurs.
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Je ne sais pas qui a défini ce système de valeurs homophobe et machiste. En tout cas, plus tu rentres dans la pyramide, plus les mecs ont des valeurs dégueulasses. Partir de l'Essec a été une libération pour moi. Dans le monde professionnel, je me suis rendu compte que ce n'était pas du tout un sujet, que ce n'était pas forcément une question si difficile que ça."
(*) Par souci d'anonymat, le prénom a été modifié.
Crédit photo : Rdavout / Wikimedia Commons