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VIH"Gaymonteurs", "orifice sidaïque"... : l'homophobie décomplexée du journal étudiant de l'Edhec

Par Marion Chatelin le 01/03/2019
Edhec

[PREMIUM] Les révélations sur le harcèlement et les discriminations pratiqués par la Ligue du LOL ont mis en lumière l’existence des « boys’ club ». Un entre-soi masculin et hétérosexuel, et une ambiance toxique que l’on retrouve aussi dans certaines écoles de commerce. D’anciens étudiants de l’Edhec se disent victimes de discriminations et de harcèlement homophobes, via des parutions dans le journal étudiant. Enquête.

« Je ne sais pas vraiment pourquoi j’ai gardé ces journaux. Je me souviens m'être dit que ça pourrait servir à quelque chose. Quoi exactement, je ne sais pas. Peut-être pour me rappeler des souvenirs. Les mauvais, surtout. » David* est un ancien étudiant (il n'a pas voulu préciser son année de promotion, ndlr) de l’École des hautes études commerciales du nord (Edhec). L'établissement est classé à la cinquième position du classement des écoles de commerce en France. Homosexuel non assumé à l’époque de ses études, il « s’est rendu compte » récemment de l’homophobie de certains propos écrits à son encontre dans le journal de l’école, « Headache ».

En ce début février 2019, David découvre comme tout le monde, et avec effarement, l’affaire de la « Ligue du LOL ». Ce groupe Facebook réunissant de jeunes professionnels des médias, accusés d'avoir harcelé, entre 2009 et 2012, plusieurs personnes sur les réseaux sociaux. Ils sévissaient surtout sur Twitter et s'attaquaient à d'autres journalistes, femmes et hommes, ainsi qu'à des membres de la blogosphère. Cela l’a « forcé » à se replonger dans ses années à l’Edhec. « J’étais d’abord choqué. Je me suis dit : ‘Comment ont-ils pu faire ça ?’. Et puis je me suis souvenu que je voyais en fait très bien comment ça a pu être rendu possible. Car j'ai vécu la même chose à l’école », confie-t-il à TÊTU.

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Florilège d’insultes homophobes

Connues pour ses bizutages et les soirées open bar très fortement alcoolisées, la vie festive et étudiante de l'Edhec a donné lieu à de nombreuses dérives, souvent tues par l’administration par peur de porter préjudice à l’établissement. En 2013, un étudiant ivre s'était notamment défenestré au cours d'une soirée. Et l'établissement mondialement reconnu a longtemps laissé se distribuer en son sein un journal, "Headache", versant dans l'homophobie, le slutshaming (être agressif envers les femmes ayant une vie sexuelle, ndlr), le sexisme ou la grossophobie. 

TÊTU a eu l’écho de plusieurs ancien.ne.s étudiant.e.s de l’Edhec, qui, comme David, ont été la cible de propos profondément discriminants et humiliants. Publié quatre fois par ans et rédigé par un collectif de rédacteurs anonymes, le journal était distribué au sein de l'école. Les auteurs étaient masqués et le donnaient aux élèves uniquement. En plus du sexisme, de l’annonce de l’élection de la « pute du mois » ou de la « pute de l’année » et des récits de beuverie et des pratiques sexuelles des unes et des autres, le journal « Headache », dont TÊTU a pu consulter certains numéros, contient de nombreux propos LGBTphobes. « Au rang des marginaux, on retrouve (le nom de la personne visée, ndlr), homosexuel refoulé dont les expériences capillaires me donnent envie de déféquer », pouvait-on lire dans une des rubriques en 2011.

Et les insultes versent même dans la sérophobie :

« Ils dévoilent nos pendants et fantasmes les plus malsains sans vergogne aucune comme l’homosexualité refoulée de (le nom de la personne visée, ndlr) lorsqu’il enfonça sa langue fourchusouflée dans l’orifice buccal du sidaïque (le nom de la personne visée, ndlr). »

"Gaymonteurs", "orifice sidaïque"... : l'homophobie décomplexée du journal étudiant de l'Edhec

Une autre rubrique, intitulée « Gaymonteurs » faisait état d’une « vague d’homosexualité refoulée » au sein de l’école.

"Gaymonteurs", "orifice sidaïque"... : l'homophobie décomplexée du journal étudiant de l'Edhec

« Compagnon de placard »

David a été victime de nombreux propos jouant sur sa supposée homosexualité. « Il y avait surtout des remarques ou des jeux de mots qui permettaient de faire deviner que j’étais homo sans le dire clairement non plus », explique-t-il. Des évocations selon lui plus « subtiles » que pour d’autres, mais qui n’en étaient pas « moins pénibles ». 

Qualifié de « compagnon de placard » au détour d’une phrase dans le journal, il découvre un jour, avec sidération, les rumeurs qui circulent sur lui. À l’époque, il avait fait son coming-out à certains amis proches mais n’était absolument pas out au sein de l’école. « J’ai très mal réagi à la lecture de ce numéro du 'Headache'. Je me demandais comment ils pouvaient savoir que j’étais homosexuel. C’était devenu une obsession », confie-t-il, avant de poursuivre : « Quand tu lis ça, tu ne te dis pas ‘ah chouette, tout le monde va savoir et tout le monde va être ok’. Mais plutôt qu’il va falloir parer les attaques et les insultes à l’avenir ». Et les mots écrits à son encontre ne sont pas sans impact. David finit par considérer qu’il doit absolument cacher son homosexualité.

« Ça a renforcé l’idée qu’il ne fallait surtout pas que j’ai l’air gay. Ces insultes ont clairement participé à la construction et au renforcement de ma follophobie. »

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Des unes glaçantes

L’Edhec n’a jamais communiqué formellement et publiquement sur son journal « Headache », diffusé depuis 1979 dans l’enceinte de l’établissement. Contactée par TÊTU, l’école assure que la ligne éditoriale du journal « estudiantin traditionnel » est censée être « bon enfant et sans esprit diffamatoire, ni injurieux, ni méprisant ». Pourtant, l’école reçoit, en 2005, une plainte d’un.e étudiant.e pour propos diffamatoires. À l’époque, le doyen de l’établissement avait fermement condamné cet acte dans une lettre adressée aux étudiants. Sans pour autant interdire le journal.

À partir de 2005, le collectif de rédacteurs anonymes serait, toujours selon l’école, « rentré dans le rang », et le journal aurait « retrouvé son esprit potache ». Jusqu’à l’éclatement d’une deuxième affaire, 10 ans plus tard. « Deux étudiants se sont plaints pour des propos diffamatoires et notamment homophobes. L’école a réagi très vivement. Les étudiants harceleurs ont été exclus pour 15 mois, et le journal a été définitivement interdit en 2016 », assure à TÊTU la responsable des relations publiques de l’école, Béatrice Malassenet.

Pourtant, selon les témoignages que nous avons recueillis, "Headache" ne serait pas "rentré dans le rang".

Certaines unes, que TÊTU a pu se procurer, sont glaçantes et rappellent des heures sombres de l’histoire. Elles incitent carrément à la délation.

"Gaymonteurs", "orifice sidaïque"... : l'homophobie décomplexée du journal étudiant de l'Edhec

La directrice de la communication de l’Edhec, Claire Bergery-Noël, affirme que l’école a mis « toute la détermination pour faire arrêter ce journal dès l’instant où il a quitté ce registre potache ». À la question de savoir pourquoi une telle publication a pu continuer sa diffusion aussi longtemps, la directrice de la communication explique la difficulté de se le procurer. « La publication était secrète et il était très difficile d’entrer en contact avec les rédacteurs ». Le problème est aussi lié, selon Claire Bergery-Noël, au fait qu’aucun étudiant n’osait se plaindre de tels agissements.

« Vivre dans la honte »

Laura*, diplômée de l’Edhec il y a quelques années, a elle aussi été victime du journal. Elle a d'abord été taxée de « transparente » parce qu’elle refusait d’aller aux soirées. Puis on s'en est pris à son physique, avant de s'attaquer, enfin, à son orientation sexuelle. « Comme je n’avais pas de relations sexuelles avec des hommes, et que je ne rentrais pas dans leur jeu, ils trouvaient ça bizarre et me le faisaient payer », raconte-t-elle.

En réalité, Laura est à l'époque en couple avec une autre étudiante. Et les deux jeunes femmes vivent dans l’angoisse permanente et la « peur d’être démasquées ».

« On était super méfiantes. Le matin, on faisait en sorte de ne pas prendre le même tramway pour ne pas être vues ensemble. On vivait dans le secret et dans la honte. »

Elle déplore aussi le manque de soutien moral. Laura se dit encore "sidérée" par l’absence de solidarité parmi les étudiants. « Tout le monde avait peur d’être dans le journal. Quand tu n’y étais pas, tu étais forcément soulagée. Pour autant, personne n’osait défendre celles et ceux qui étaient visé.e.s et qui le vivaient très mal. »  Pour elle, c’était le règne de l’individualisme.

David est du même avis : il estime aujourd'hui que personne n’avait envie de « flinguer sa vie sociale » en s’élevant contre le « Headache ».

« Dénoncer cette tradition de l’école, ça voulait dire se faire ostraciser, moquer, et recevoir les honneurs puants des rédacteurs du journal. »

« Des années d’oppression subie »

Depuis 2016, l’école a décidé « d’accentuer le dialogue avec les étudiants » et a mis en place de la prévention, notamment auprès des présidents d’associations, vus par les élèves comme des « leaders d’opinion ». « Nous voulons les sensibiliser à leurs responsabilités. Pour cela, nous avons mis en place une rencontre avec un avocat afin de définir avec eux les notions de harcèlement sexuel et moral », assure Claire Bergery-Noël. 

Mais les mesures prises semblent loin d'être suffisantes. Pour David, il s’agirait de revoir toute la « culture école de commerce ». « Le 'Headache' est une des représentations de cette culture puante. On la voit aussi dans les week-ends d’intégration et les soirées alcoolisées », assène-t-il.

Pour Laura, ce qui se passe au sein de l'Edhec fait cruellement écho à l'affaire de la "ligue du LOL".

« Les rédacteurs du 'Headache' sont, très certainement, uniquement des hommes hétérosexuels. Ils sont en nombre et en force. Dès le premier jour de l’école, on leur dit qu’ils sont l’élite de la nation. Ils se croient surpuissants. C’était en fait la tyrannie du boys club. »

De son passage à l’Edhec, Laura garde aujourd'hui en souvenir « des années d’oppression subie ».

Crédit photo : DR.