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InstagramPourquoi poster une photo de ses abdos n'a rien de #BodyPositive

Par Anthony Vincent le 20/03/2020
BodyPositive

Vous avez peut-être déjà vu passer sur les réseaux sociaux des selfies d’Apollon légendés “J’assume mon ventre #BodyPostive”. Or, ces photos risquent bien d’abîmer l’estime de ceux qui les aperçoivent, mais aussi de ceux qui les postent. Explications.

«Il y a une différence entre avoir des complexes, en parler, et un [gros plan] sur des abdos en disant “j’assume mon ventre” en sous-entendant qu’il est gros, mais fatalement c’est ENCORE un skinny twink qui va apprendre ça aux personnes grosses», s’insurgeait fin février Silvano sur Twitter.

Indécence ?

Le Belge de 22 ans réagissait à un énième selfie d’éphèbe dénudé qui souhaitait partager ses insécurités physiques. “Personne ne dit qu’il ne doit pas complexer. On dit juste que se dire gros quand on a un ventre plat, c’est indécent envers les personnes grosses”, surenchérissait Adel, un autre tweetos franco-algérien.

Là réside le noeud de ce problème de taille : même s’ils partagent leurs insécurités avec sincérité, sans fausse modestie, ces hommes qui semblent correspondre aux standards de beauté actuels peuvent blesser sans le vouloir toute une communauté. 

Estime de soi

Et eux-même au passage, comme nous l’explique Sophie Cheval, psychologue clinicienne, spécialisée dans les souffrances liées à l’apparence : “En postant ce genre de photos avec une légende auto-dépréciative, on va peut-être se sentir soulagé sur le moment, car on va sûrement  recevoir de l’attention positive et des messages rassurants. Alors, on va être tenté de recommencer à chaque fois qu’on sent croître les doutes sur son apparence. Mais à moyen-long terme, cela peut rendre dépendant de l’avis des autres pour soulager sa propre insatisfaction corporelle. On perd son autonomie dans son estime de soi qui devient tributaire de la validation des autres.”

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"Si lui est gros, je suis quoi, moi?"

Cette recherche de réassurance publique s’avère également pernicieuse pour les autres : “Si vous voyez ce genre de photo postée par quelqu’un qui semble pourtant correspondre aux standards de beauté, cela peut renforcer vos doutes sur votre propre apparence. Vous pouvez vous dire ‘Si lui, pense ça de son corps, alors qu’est-ce que je dois penser du mien ?’”, observe l’experte.

Pour ceux qui se sentaient déjà hors-norme, c’est encore pire : quand on vous traite explicitement de gros, vous pouvez éventuellement réagir, mais que dire face à ce genre de post qui redéfinit ce que pourrait vouloir dire “gros” aux yeux de la communauté ?

"Discrimination implicite"

“Cela opère une forme de discrimination implicite qui vous censure, notamment parce qu’il serait inaudible de chercher à créer une hiérarchie entre les souffrances. Car l’insatisfaction corporelle concerne tout le monde. Mais à des degrés divers. Et pendant qu’on se bat à se demander qui souffre le plus des normes esthétiques, on n’est pas en train de chercher à défendre nos droits”, résume Sophie Cheval.

https://www.instagram.com/p/B5vKVbZIVxj/

Comme Silvano, Dan a également observé ce genre de publications se multiplier et l’affecter. Ce jeune Réunionnais bi de 26 ans retrace ainsi l’émergence de la tendance : “Quand la mannequin grande taille Ashley Graham est devenue populaire vers 2015, et qu’on parlait de body positive partout dans les médias, j’ai vu de plus en plus de femmes s’emparer du hashtag. Depuis deux ans, les hommes saisissent à leur tour cette mode. Or, le plus souvent, ils correspondent beaucoup aux critères de beauté en vigueur. En tant qu’homme noir taille 48, je ne les blâme pas juste eux, mais surtout les génies du marketing qui ont su transformer un mouvement politique en hashtag bientôt désuet.”

Vulnérabilité

Imiter ce qui est tendance pour le devenir à son tour correspond à une dynamique commune sur les réseaux sociaux, mais dans le cas de ces selfies, deux ingrédients en font un cocktail explosif : l’homophobie et la grossophobie. “En plus de cet effet boule de neige, où l’on reproduit ce qui marche pour être liké, et donc validé, les hommes mettent en scène leur contrôle, valeur constitutive de la masculinité hégémonique”, confirme la psychologue.

“Là où l’on attend souvent des femmes qu’elles laissent libre cours à leurs émotions, dont l’expression de leurs complexes, c’est généralement perçu comme un tabou pour les hommes.”

https://www.instagram.com/p/B9IAqBconSR/

Choisir de se montrer vulnérable représente donc une subversion contrôlée : oser dire ses points faibles, tout en se protégeant d’être attaqué dessus. “Les hommes bis et gays grandissent en devant composer avec la culture hétéro dominante et l’homophobie ambiante qu’ils peuvent en partie intérioriser. Or, désirer ce que la société nous a appris à mépriser, en l'occurrence une attirance pour des personnes du même genre, peut favoriser l’insatisfaction corporelle.”

Dysmorphophobie

Jusqu’à devenir, parfois, pathologique : c’est ce qu’on appelle la dysmorphophobie, une préoccupation concernant un ou des défaut(s) de l'apparence physique, réel(s) ou imaginé(s), de façon démesurée.

“En plus du male-gaze [notion qui désigne comment la culture visuelle dominante influe sur le grand public à adopter un regard d’homme hétérosexuel, ndlr], les hommes bis et gays composent donc également avec l’homophobie quand ils regardent leurs pairs et eux-mêmes”, poursuit la spécialiste des questions d’apparence.

“Or plus on se préoccupe d’être conforme à des normes esthétiques, plus on met en place des actions dans l’espoir de se conformer, et donc plus on entre dans des processus qui renforcent insatisfaction corporelle.” Ce qui explique en partie l’injonction au corps parfait et les troubles du comportement alimentaire particulièrement prégnants dans notre communauté. 

 

Ré-apprendre à s’aimer

Contre l’insatisfaction corporelle aggravée par les réseaux sociaux, la psychologue recommande justement de s’exposer à plus de diversité physique. “La mémoire ne fonctionne pas comme un ordinateur avec les touches ctrl, alt suppr : on ne peut pas contrôler, altérer, ni supprimer des souvenirs et émotions. En revanche, on peut ajouter de la nouveauté, surtout de la variété dans les morphologies, puisqu’il est impossible d’éviter totalement les images qui nous confrontent aux normes de minceur. À force de s’exposer à cette variété, cela permet d’avoir une approche plus flexible des corps, dont le sien.”

Un conseil qu’on trouve à la base du body-positive : fondé par des Américaines en 1996, ce mouvement social promeut l’acceptation de tous les types de corps, bien au-delà des réseaux sociaux. “Cette célébration de la diversité des morphologies contribue à apprécier son corps, l’aimer tel qu’il est, et en faire de même pour les autres car ça nous amène à déconstruire les standards de beauté pour mieux s’en émanciper”, nous confie Silvano.

"Enfin un corps comme le mien"

“Ça m’a appris à être mieux dans mon corps et donc mieux dans ma tête. De me sentir légitime plutôt que de m’auto-détruire à force de me comparer sans cesse à des normes qui ne sont de toutes façons pas atteignables par tout le monde. Aujourd’hui, je préfère être abonné à des personnes comme Kiddy Smile, qui m’inspirent et auxquels je peux m’identifier, par exemple.”

https://www.instagram.com/p/B9RejSLqC7J/

Même rééducation du regard vers plus de flexibilité pour Dan : “Avant que je m’éveille à tout ça, la pochette de l’EP “Noir” de la chanteuse Yseult m’aurait peut-être dégoûté. Aujourd’hui, elle me remplit le coeur, notamment parce que ça pourrait être moi dessus : ça ne m’était jamais arrivé de me sentir représenté comme ça. Même chose face au compte du danseur de ballet gros et body-positive Erik Cavanaugh. Le voir pour la première fois m’avait ému : enfin un corps similaire au mien qui se revendique gracieux et élégant !”

 

https://www.instagram.com/p/B1H8Tleh-vP/