Après les États-Unis, la France confinée découvre le phénomène "Tiger King" sur Netflix. Un anti-héros sordide qui questionne la représentation LGBT à la télévision.
Patrice Chéreau répétait souvent que « la fiction est toujours plus forte que la réalité ». Clairement, le metteur en scène de la Reine Margot n’avait pas vu "Tiger King" (en Français, "Au royaume des fauves"). Car une fiction racontant ne serait-ce que la moitié de ce que l’on découvre dans la nouvelle série documentaire de Netflix, aurait probablement été accusée de ne pas être crédible, d’être outrancière dans sa représentation des défenseurs des animaux mais surtout, dans celle des personnes LGBT+ présentes au générique.
Coupe mulet, country et armes à feu
Pour celles et ceux qui, malgré le confinement, n'ont pas encore succombé au phénomène, « Tiger King » raconte l’histoire de Joseph Allen Maldonado-Passage alias "Joe Exotic", propriétaire de zoo dans l’Oklahoma et trafiquant d’animaux rares à ses heures. Un dingo notoire comme l'Amérique seule sait en produire, qui nourrit une haine absolue pour une directrice de refuge pour animaux, Carole Baskin, dont il veut la mort.
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Bref, une bonne base pour une téléréalité white trash, si la recette n’était pas épicée par des disparitions suspectes, des rebondissent judiciaires, de suicides, des menaces de morts et de sexualités différentes. A commencer par celle de Joe.
Ouvertement gay, marié plusieurs fois et vivant en trouple, Joe est un personnage aussi repoussant que fascinant. Mélange détonant (et donc instable) de culture redneck la plus pure (coupe mulet, country, passion pour les armes à feu) et d’une sexualité libérée. D’habitude, cette Amérique-là est toujours montrée sous l’angle de l’hétérobeaufitude réactionnaire. Voire de l’homophobie. Comme dans la consternante téléréalité sur l'Amérique débile Duck Dynasty.
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Une anomalie dans la représentation mainstream de l'homosexualité
Joe est une anomalie dans la représentation mainstream de l'homosexualité à l'écran. À de très rares exceptions près, la télé américaine ne montre les gays que lorsqu’ils prennent la forme de gym queens californiennes, de twinks new-yorkais cultivés, des drag queens woke ou de lycéens sortant du placard. Joe, lui, tout homosexuel qu’il soit, reste un « plouc » (comme il se définit lui-même) de l’Oklahoma, l’un des états les plus conservateurs des Etats-Unis.
C’est aussi un des états les plus touchés par la crise des opiacés et la meth. Et c’est une donnée qui, au-delà des querelles, des violences faites au animaux et autres rumeurs de meurtres, aurait pu être le fil conducteur de ce docusérie. Car dès le premier sourire édenté de John Finlay, l’un des ex-mari de Joe, le spectateur comprend que la drogue, et notamment la crystal meth, joue un rôle déterminant dans cette absurde dramaturgie.
"Dans 'Tiger King', la sexualité n'est jamais assimilée à l'amour ou au désir. Elle n'est question que de pouvoir"
Anti-héros
Réduire à un seul épisode (le cinquième), l’importance de la drogue dans cette affaire est une erreur tant l’addiction semble expliquer ici bien des comportements. C’est en tout cas, une facilité de récit qui rend la série critiquable.
Car la drogue semble au coeur des relations amoureuses et sexuelles de Joe Exotic. Dans Tiger King, la sexualité n'est jamais assimilée à l'amour ou au désir. Elle n'est question que de pouvoir. On découvre comment Joe est passé maitre dans l’art d’attirer à lui de jeunes hommes paumés, pas nécessairement homosexuels, et de les retenir auprès de lui par l’argent et la drogue.
Dans une interview à Variety, l’un des deux co-réalisateurs.trices, Eric Goode, déclarait que Joe est un "anti-héros " et d’ajouter plus loin « Je pense que Joe est juste un égoïste et un narcissique absolu qui a infligé une terrible douleur aux gens et aux animaux. Et c'est ce qui compte. » Pourtant ce comportement de prédation est toujours présenté dans la série comme du folklore. Et souvent tempéré par des scènes d’émotion pour prouver aux yeux du public que Joe n'est pas totalement pourri.
"Joe le Toxique"
Comme lorsque Joe chante l’une de ses propres chansons et fait des vannes graveleuses lors de l’enterrement de Travis, son jeune mari suicidé. Cette séquence malséante fait immédiatement place à une autre où l’on voit le directeur du zoo préparant un repas pour ses employés le lendemain de l'enterrement de son compagnon : « c’est la seule famille que je n’ai jamais eu », lâche-t-il avant d’éclater en sanglot. Joe Exotic, homme clown, toujours en représentation, toujours conscient qu’une caméra le guette, a le droit à l’humanité. Mais pas ses victimes collatérales.
"Ne nous laissons pas avoir par ses yeux maquillés, son prince Albert, ses cheveux décolorés et ses chemises en sequin. Joe Exotic n'est pas 'queer'."
Trop souvent, la caméra tente de nous faire plaindre cet homosexuel perdu entre les codes machistes et l'Amérique dans laquelle il est "ok d'être gay". Mais le spectateur devrait garder ses larmes pour les hommes broyés par "Joe le Toxique". Ne nous laissons pas avoir par ses yeux maquillés, son prince Albert, ses cheveux décolorés et ses chemises en sequins. Joe Exotic n'est pas "queer". Il n'est pas là pour prendre soin des personnes LGBT+ mais pour les utiliser. Ses valeurs sont communes à celles d'une Amérique violente et d'un machisme qui tue. Sa médiatisation ne sert personne. À part lui-même.
Aussi, fou et addictif qu’il soit, le documentaire aime à activer un seul levier : le ridicule. Comme si la violence à l’égard des animaux, les morts de jeunes hommes ou les vies détruites par ce grand tourbillon destructeur n'avaient aucune importance. Le narcissisme de Joe a contaminé la caméra. Et il ne reste de la place pour personne d’autre.
"Mégenrage"
Malgré ses 7 épisodes, rassemblant 5h15 d'images d'archives, d'interviews et de conversations Facebook, le documentaire ne s’embarrasse pas de nuances. Et surtout pas dans le traitement des nombreux autres protagonistes LGBT+ de la série. Comme Saff, l’employé du zoo, et peut-être l’un des témoins les plus lucides de cette folie américaine, et qui est inlassablement mégenré tout au long du doc.
Dans une interview au site d'Esquire, Saff apporte des précisions quant à son identité de genre : «J'étais dans l'armée avant de travailler au parc et ils utilisent toujours des noms de famille. Donc, Saff était mon nom préféré. Et je suis toujours passé par «lui» depuis que je peux le formuler à voix haute. Ma famille a toujours été très solidaire - cela n'a jamais été un problème. »
Il n’en faut pas plus pour que la production accole, sans lui demander son avis, le mot trans à son nom. Mais dans une autre interview à out.com, Saff explique ne pas se reconnaitre dans le mot trans. Dommage que le docusérie de Netflix n’ait pas pris le soin de respecter son identité de genre...
Dynamique du cynisme
Même chose pour la vie passée de Joe dont on ne sait rien ou si peu. Ou de celle de son nouveau mari, Dillon. Dont on ne saura jamais d’où il vient et encore moins ce qui l’attire chez Joe. Se pencher sur cela serait prendre le risque de perdre la dynamique du cynisme.
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C’est Sylvia Korkill, la journaliste qui a suivi l’affaire de Joe Exotic pour un network local qui définit le mieux la fascination que peut développer le spectateur : « Joe Exotic est toujours un bon sujet télé. Même si il est pathétique, on ne peut s’empêcher de le regarder. »
Un pathos qui serait sans conséquence si on ne craignait pas qu’il nourrisse la haine et l’homophobie, notamment aux USA. On voit exactement comment un tel personnage peut desservir une présentation déjà fragile des personnes LGBT+ dans les médias : un homme plus âgé, aussi dangereux que ridicule qui utilise la drogue pour garder auprès de lui des hommes - parfois même hétérosexuels.
En 2020, la télévision américaine porte-t-elle en elle suffisamment de rôles modèles LGBT+ pour digérer un personnage aussi vil que Joe Exotic ? Peut-être. Peut-être pas. Joe Exotic est-il un héros de la culture gay ? Encore moins. A la télé, la communauté LGBT+ peut rarement choisir nos représentations. Mais elle peut choisir ses héros. Et Joe Exotic n’en est pas un. Définitivement.
Crédits images : Netflix