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Marche des fiertésComment le mouvement Black Lives Matter ranime la flamme politique du voguing parisien

Par Xavier Héraud le 30/06/2020
Voguing

Si l'essor du voguing a amené dans les salles de danse une nouvelle génération moins politisée, le mouvement Black Lives Matter semble redonner aux balls toute leur portée militante antiraciste.

Le 2 juin dernier, devant le Tribunal de Grande Instance de Paris, la foule est immense. Les manifestant.e.s sont venus soutenir le mouvement Black Lives Matter et Assa Traoré, qui se bat contre les violences policières et pour que justice soit rendue à son frère Adama, décédé il y a quatre ans lors d’une interpellation. Parmi les dizaines de milliers de personnes présentes ce soir-là, quelques voguers, que l’on croise régulièrement dans les balls à Paris ou parfois dans le monde entier, sont venus crier leur colère. Ils et elles sont jeunes et pour certain.e.s, c’est même leur première manifestation. 

Kirani Ebony, tout juste 21 ans, fait partie de ceux-là. “Au début, je ne voulais pas y aller avec cette histoire de corona mais des amis m’ont persuadé qu’en tant que noir on se devait d’aller manifester.”, affirme-t-il à TÊTU. Baptême du feu également pour Vinii Revlon, Father de la House of Revlon en France [les Houses sont chapeautées par une Mother et un Father]. Pour lui, aller manifester était “vital”: “Je ne me serais pas senti bien si je n’étais pas allé à cette manifestation, sachant les risques que cela pouvait engendrer, vu que la police fait n’importe quoi maintenant”, explique-t-il. 

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Ras-le-bol

Etant donné les liens de la scène voguing — dite “ballroom scene” — parisienne avec sa grande soeur américaine, il n’est pas anormal que ce qui se passe aux Etats-Unis - le mouvement Black Lives Matter - prenne une résonance particulière chez les vogueurs. Mais ceux que nous avons interrogé affirment que leur motivation à s’exprimer et à aller manifester va bien au delà de ce qui se passe outre-Atlantique. 

Ce qui a décidé Kirani à descendre dans la rue “provient surtout d’un ras le bol”, confie-t-il. Il cite également “les violences policières (dont lui-même a été témoin), ce racisme ambiant, plein de choses informelles qui ne sont pas normales, comme le fait de se faire contrôler pour aucune raison, surtout de l’impunité des policiers”Un constat — et une motivation —  que partage peu ou prou Vinii Revlon:  “Ce n’est ni une situation américaine, ni une situation française. Les noirs sont traités comme ça mondialement. Il y a encore des esclaves noirs dans le monde”, indique-t-il. 

Fierté et colère

De cette première expérience, tous deux conservent un souvenir relativement proche, mélange de fierté et de colère. Pour Kirani, “C’était tout d’abord une fierté de manifester en tant que noir car ces manifestations font partie du changement mais en même temps j’ai ressenti ce sentiment d’impuissance face à la situation, ce qui m’a provoqué une colère intérieure.” 

Pour Vinii, “C’était un moment très touchant. J’ai pensé qu’on marchait tous ensemble dans la bonne direction. Et je me suis senti bien. Parce que j’ai vu énormément de monde et de toutes les couleurs et ça ça m’a fait du bien. Moi à mon échelle, le pouvoir que j’ai c’est d’ouvrir ma bouche, donc c’était l’occasion de crier. J’avais besoin de crier lors de cette manif. Parce que c’est le seul truc que je peux faire: crier, crier et crier.”

Présente elle aussi le 2 juin, Habibitch Gucci, connue en dehors de la ballroom scene en tant que danseuse et chorégraphe sous le nom de Ari de B, n’en était pas à ses premières manifs. Militante radicale, elle a “l’habitude d’aller à ce genre de manifestations, pour ce genre de revendications, qui ne sont pas nouvelles”. “Ce qui est nouveau, c’est la médiatisation et l’ampleur: il y avait un reach beaucoup plus grand que d’habitude", précise-t-elle. 

Bien évidemment, la scène voguing est très loin de découvrir ces luttes, puisque la discrimination à l’égard des personnes noires et racisées, en particulier les personnes trans, est à l’origine de la création de cette culture, dans les années 70, et elle en constitue en quelque sorte l’ADN.

"On est au bon endroit"

A Paris, la ballroom scene s’est d’ailleurs déjà emparée du sujet à plusieurs reprises ces dernières années. On se rappelle notamment des balls Black Lives Matter et Black Panthers en 2017 et c’est un thème qui revient régulièrement dans les événements, au détour d’une catégorie ou d’une tenue. 

“Qui de mieux qu’un ballroom kid pour sentir et comprendre ce qui se passe aujourd’hui?, fait justement remarquer Vinii Revlon. Je suis parti à cette manifestation [celle devant le Tribunal de Grande Instance] avec la House of Revlon. J’ai vu des membres de la House of Gucci, j’ai vu des membres de la House of Ladurée et j’ai vu des membres de la House of Ninja. Je me suis dit “Là on est au bon endroit.””

Karisma, Godmother de la première house exclusivement française, la House of Ladurée, s’est rendue à la manifestation du 2 juin et comme plusieurs autres à celles du 6 juin à la Concorde. “C'était assez fort en émotion et on sentait vraiment le ras le bol collectif d’une population qui en a marre de subir et des alliés qui en ont marre d’assister impuissants à ce racisme d’état”, témoigne-t-elle. Pour elle, qui intervient très régulièrement sur les réseaux à propos de ces questions,“La ballroom est normalement un environnement militant antiraciste initialement donc les membres doivent être plus que proactifs qu’ils soient blancs ou racisés.”

“La scène est en train de se politiser et c’est très bien”

Habibitch Gucci note de son côté une prise de conscience politique sur les sujets liés au racisme au sein de la scène: “Je trouve qu’il y a une conscientisation de la ballroom, progressive depuis quelques années, notamment autour des enjeux de race. Ce qui prend de l’ampleur c’est le mouvement Black Lives Matter et comme la ballroom reste quand même une scène majoritairement noire, il y a une concomitance des enjeux qui est en train de se faire. C’est une scène politique à la base, ce n’est pas forcément une scène politisée. La scène est en train de se conscientiser et de se politiser et c’est très bien.” 

Kirani Ebony, qui a grandi en Guadeloupe, estime en tout cas que "la ballroom doit s’impliquer de manière significative car nous sommes une minorité dans une minorité et  l’histoire de la ballroom résulte du racisme et des discriminations." "Ça serait intéressant d’avoir des ateliers ballroom où l’on aborderait la question du racisme. J’ai l’impression que beaucoup de personnes, surtout la nouvelle génération, ne s’implique pas et ne se sent pas directement concernée”, ajoute le jeune voguer. 

Transmission et éducation

En dehors de la scène ballroom, Habibitch propose régulièrement une conférence dansante intitulée “Décoloniser le dancefloor”. En tant que Godmother de sa House, elle fait en permanence un travail de transmission et d’éducation: “Je parle de ces questions tous les jours à mon Chapter [un chapter est la branche locale d’une House], je fais des audios, j’envoie des ressources, je réponds aux questions.”

Ce travail se fait également en interne chez les Ladurée, indique Shylee Kaarisma: “Ces questions on les aborde assez souvent. On a plusieurs groupes whatsapp, facebook et dès qu’il y a une actualité on en parle. C’est assez important de se conscientiser et de comprendre les sujets du racisme. Aujourd’hui les gens intègrent la ballroom sans en comprendre les principes premiers et son utilité originelle. C’est un espace safe où tout le monde y est accueilli peu importe l’ethnicité ou l’orientation sexuelle mais c’est très important de s’éduquer et d’être un allié complètement proactif !”

Vinii Revlon affirme que ces dernières semaines ont  “définitivement changé quelque chose en [lui]. Ma vision de la politique a changé. Des grands changements ne se sont pas faits en restant assis autour d’une table et en buvant du thé. Par exemple pour la gay pride, ils ont jeté des pierres, ils ont détruit un club [le Stonewall Inn] pour qu’on puisse marcher aujourd’hui. Assez parlé, place aux actions.”, martèle-t-il. 

Performativité militante ?

Habibitch Gucci, elle, attend de voir: “Est-ce que c’est un mouvement de performativité militante, ou est-ce qu’on est dans un réel réveil? Seul le futur nous le dira.” Elle dénonce en tout cas un un certain opportunisme: ."J’ai l’impression que beaucoup de gens ont posté des choses sur les réseaux sociaux mais n’ont pas entamés de processus de déconstruction. (...) On a vu plein de marques prendre position alors qu’elles ont une politique horrible habituellement et se servir de Black Lives Matter comme si c’était une trend, comme si on parlait d’un rouge à lèvres mat, alors qu’on parle de la vie de personnes. Alors ce n’est pas une trend, ce n’est pas capitalisable.” 

Pour continuer à faire vivre le mouvement Black Lives Matter au sein de la ballroom scene, Vinii Revlon prépare un ball à la Gaîté Lyrique autour des afro-féministes avec Shylee Kaarisma Ladurée. Habibitch Gucci dit avoir des projets, qu’elle espère concrétiser dans les mois qui viennent...

 

Crédit photo : Xavier Héraud