Un jardin porte son nom à Montreuil. Paris réfléchit à lui dédier une plaque. Aujourd'hui, il ne reste plus grand-chose de Jean Le Bitoux, ce Harvey Milk français à qui nous devons tant, cofondateur de Gai Pied de la première marche des Fiertés parisienne.
Nice, un soir de 1971. Jean est un jeune homosexuel (on ne dit pas encore gay) qui n'a jamais tenu un homme nu dans ses bras. Depuis son arrivée sur la Côte d'Azur, il lui arrive régulièrement de longer le jardin Albert-Ier, qui jouxte la promenade des Anglais. Et ce pour une raison précise : c'est un lieu de drague bien connu des hommes. La nuit venue, des hommes de tous âges et de tous milieux déambulent dans les allées étroites qui serpentent au milieu des arbres et des bosquets. Du haut de leur ci· 1.e, les palmiers ont un point de vue imprenable sur cet étrange ballet. Les silhouettes se matent, se frôlent, s'isolent parfois pour un peu de sexe ou repartent ensemble.
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Jusqu'ici, Jean n'avait jamais osé s'aventurer plus loin que la bordure du jardin. Mais, ce soir-là, il prend enfin son courage à deux mains. On le repère vite. Malgré l'obscurité,'un petit nouveau de 23 ans passe rarement inaperçu. Intimidé, il évite alors les œillades trop appuyées des hommes qu'il croise. Au bout de quelques minutes, son regard se pose sur une paire de chaussures jaunes, très élégantes, sans doute achetées en Italie. Il lève les yeux, et le mec lui plaît, ce qui est manifestement réciproque. Jean lui emboîte le pas à travers les allées. "On va chez un ami", lui souffle l'homme. Jean ne demande pas mieux. Ils finissent au lit. "Je me suis aperçu que non seulement je n'avais pas joui, mais que lui m'avait enculé trois fois dans la nuit. Ce qui fait un baptême du feu assez hard !" racontera-t-il plus tard.
Un jeune bourgeois un peu différent des autres
Jean Le Bitoux est né à Bordeaux en 1948. A priori, rien ne le prédestinait à devenir l'une des figures les plus importantes de la lutte pour les droits des personnes LGBT+ de ces cinquante dernières années. Ou, au contraire, peut-être tout! Son père est officier de la marine. C'est un homme cultivé, antigaulliste et distant. Pour maintenir la paix familiale, sa mère prend le parti de son mari. Elle n'est d'ailleurs pas toujours à l'aise avec ce fils un peu différent des autres. Alors Jean s'évade dans la musique et la lecture. Il joue du piano pendant des heures et lit les classiques – Proust, Gide –, mais aussi des auteurs et autrices plus contemporaines, comme Jean-Paul Sartre ou Simone de Beauvoir. C'est un adolescent solitaire, qui se cherche, et ce sont les intellectuels, déjà, qui l'aident à tenir. Il écrit à Beauvoir pour lui faire part de ses réflexions critiques sur la bourgeoisie, dont il est issu. L'autrice du Deuxième Sexe lui répond, pour son plus grand plaisir. Ils poursuivront ainsi une correspondance durant plusieurs années.
Peu à peu, Jean prend conscience de son attirance pour les hommes. Mais comment se trouver lorsque les "modèles" homosexuels de l'époque sont Roger Peyrefitte, l'auteur flamboyant et vieillissant des Amitiés particulières, ou Charles Trenet, arrêté en 1963 pour "actes impudiques et contre nature sur mineurs" (ces derniers avaient 20 ans, or, jusqu'en 1982, la majorité sexuelle concernant les relations homosexuelles était de 21 ans, contre 15 ans pour les relations hétérosexuelles)? "Je suis peut-être homosexuel. mais je ne ressemble pas à ça", se répète-t-il. Sur quoi peut-il alors s'appuyer? Sur les livres de Peyrefitte ou de Gide, qui décrivent des relations entre de vieux messieurs et des ados, et non de simples relations amoureuses entre hommes, ce à quoi il aspire.
Adolescence désirante et révolutionnaire
À 16 ans, Jean tente un premier coming out en chuchotant à son voisin de classe: "Tu sais, je suis peut-être homosexuel." Ce dernier lui rétorque alors : "Tu plaisantes, ça n'existe plus depuis Rome." Un jour, Charles, un autre lycéen, l'approche. "Pourquoi tu ne parles à personne? lui demande-t-il. Tu as l,'air d'un fantôme." C'est un Corse aux yeux de braise, avec un comportement de macho. Comment lui résister? Ils deviennent amis. Ils ont en commun le fait d'avoir un père militaire et partagent la même révolte ainsi qu'une grande proximité intellectuelle. Forcément, des sentiments se mêlent à tout ça. Lorsque Jean tente de s'en ouvrir à Charles, l'attitude de ce dernier devient hostile et le jeune homme s'éloigne. Il lui avouera vingt ans plus tard au téléphone que lui aussi était amoureux, mais qu'il ne pouvait tout simplement pas suivre le cours de ses désirs ...
En 1968, Jean a 20 ans. Il se passionne pour la contestation qui s'empare de Bordeaux et du milieu étudiant. Quelques jours après y avoir joué en tant que pianiste, il fait irruption avec d'autres dans le Grand Théâtre de Bordeaux, alors peut-être un symbole de l'éducation bourgeoise dont il tente de s'extraire. Mais selon lui, ce n'est pas ici, dans sa ville natale, qu'il pourra y parvenir. Jean compte devenir professeur de musique, et l'on raconte que l'une des meilleures écoles se trouve à Nice, de l'autre côté du pays. L'occasion est ainsi toute trouvée. Il y part en 1969 tout en se jurant de ne jamais remettre les pieds dans la capitale girondine. Deux années s'écoulent avant que le jeune homme ne parvienne à s'aventurer dans les allées du jardin Albert-Ier. Entre-temps, sa haine de la bourgeoisie s'est muée en désir d'action. D'abord. il milite avec les maoïstes. Mais son homosexualité, que les communistes considèrent comme un "vice bourgeois", passe mal. Il s'en ouvre à Simone de Beauvoir, qui lui répond que si les révolutionnaires ne l'acceptent pas, alors c'est à lui de devenir "plus révolutionnaire que les révolutionnaires". Message bien reçu.
Militantisme homosexuel et premier fanzine
C'est finalement du côté du militantisme homosexuel qu'il va trouver sa place. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, les homosexuels n'ont, pour ainsi dire, aucun droit. Certes, depuis la création du Code civil, l'homosexualité n'est plus pénalisée en tant que telle. Mais deux articles du Code pénal différencient les relations sexuelles entre personnes de sexes différents et celles entre personnes de même sexe, ce qui entraîne quelques condamnations. En 1960, le député Paul Mirguet fait voter à l'Assemblée nationale un texte définissant l'homosexualité comme un "fléau social", au même titre que la tuberculose ou la prostitution. En face, il n'existe alors qu'une seule association, Arcadie, créée en 1954 et dirigée d'une main de fer par André Baudry, qui édite une revue mensuelle assez austère et très Lettres françaises. Pas vraiment de quoi parler à la jeunesse. De plus, André Baudry prône l'usage du mot "homophile", "homosexuel" ayant une connotation trop sexuelle à son goût, et a les folles en horreur. Il y a donc tout à inventer. ''
C'est justement la mission que se donne le Front homosexuel d 'action révolutionnaire (Fhar), créé à Paris en 1971. Subjugué par le discours des militants de ce groupe radical et révolutionnaire, Jean Le Bitoux lance avec deux amis l'antenne niçoise du mouvement. Ses années sur la Côte d'Azur sont alors mouvementées : il mène des actions provoc dans toute la ville, expérimente diverses drogues et s'initie à la presse en éditant un fanzine de douze pages intitulé Le Doigt au cul, que le maire de la ville, Jacques Médecin, brandit un jour publiquement pour dénoncer la décadence qui menace la société.
Malheureux en amour, heureux aux GLH
Son Capes en poche. Jean part enseigner la musique à Beauvais. En 1975. Mais c'est à Paris qu'il choisit rapidement de s'installer dans un grand appartement où il vit en communauté. Au travail, son look et ses méthodes d'enseignement, non conventionnelles, passent mal. On lui fait alors comprendre qu'un autre métier lui conviendrait mieux. Le jeune homme se tourne vers le journalisme et devient pigiste pour Libération.
Malheureux en amour, il se jette à corps perdu dans la militance. Le Fhar disparu, il s'investit dans les Groupes de libération homosexuelle (GLH). À la suite de querelles idéologiques, celui de Paris se scinde en trois. Jean Le Bitoux anime le groupe le plus politique, le GLH Politique et Quotidien (à l'acronyme bien senti. GLH-PQ), avec lequel il organise la première Gay Pride française en 1977. L'année suivante, il se frotte à la politique en se présentant aux élections législatives aux côtés de l'écrivain et militant Guy Hocquenghem, avec qui il entretient des rapports compliqués. "On n'avait même pas de quoi payer l'impression des bulletins", explique-t-il dans le documentaire qui lui est consacré, Le Gai Tapant. Logiquement, ils ne récoltent que quelques poignées de voix.
Création Gai Pied aux côtés de Michel Foucault
La même année, il se lance dans un projet qui marquera profondément la culture et l'histoire LGBT+. Les luttes intestines et les scissions à répétition nuisent grandement à l'efficacité de la lutte pour les droits des gays et des lesbiennes, diagnostique-t-il. Inspiré par le vent de liberté qu'apportent des journaux comme Actuel, Libération ou Antirouille, il se dit que l'avenir est du côté d'une nouvelle presse. Jusqu'ici, la presse communautaire n'était composée que de quelques revues, comme Arcadie, et de titres vaguement érotiques. Pour Jean, il y a donc de l'espace pour un magazine moderne et de qualité.
L'historien Christian de Leusse, qui dirige la fondation Mémoire des sexualités, à Marseille, se souvient de la première fois qu'il l'a vu : "C'était l'été 1978. Avec le GLH de Marseille, nous entendons parler d'un événement qui, je l'apprendrai plus tard, se trouve être le séminaire de préparation de Gai Pied. Quelque chose de ludique, sur les bords du Gardon, dans une bastide un peu dégradée, en Ardèche. Il y avait un garçon maigre assis en maillot de bain au bord de la rivière. Je l'ai pris en photo, et il a tiré la langue, comme un gosse qui ne supporterait pas ça. J'ai découvert après coup combien ce séjour avait été important." Une fois l'équipe formée, il faut déterminer un nom. Gay Life ou Gai Tapant sont suggérés. Finalement, le philosophe Michel Foucault propose Le Gai Pied (qui deviendra Gai Pied, puis Gai Pied Hebdo), suggérant l'idée de prendre son pied "pour éviter Je guêpier des ghettos". Le soutien de Foucault, mais aussi celui de Sartre ou de l'écrivain gay Yves Navarre, protège en outre le magazine à une époque où les ministres de l'Intérieur ont la censure facile. Gai Pied prend d'ailleurs position pour François Mitterrand, avec ce qui est sans doute sa plus célèbre couv. Sous le visage du candidat à la présidentielle, ce titre : "7 ans de bonheur ?"
Au sein de l'équipe, deux clans s'affrontent : les intellos – dont Jean fait partie – et les commerciaux. Les seconds plaident pour laisser plus de place à la publicité, ce qu'ils obtiennent. Dérive commerciale, hurlent les premiers. La rupture devient inévitable. En 1983, Jean Le Bitoux et une partie de l'équipe claquent la porte. Il ne délaisse pas le journalisme pour autant et lance Profils, puis, dans les années 1990, La Revue h, avec moins de succès. "Comme il n'était pas hyper bon en finance, les projets qu'il a mis en place n'ont pas vraiment fonctionné. Il s'est retrouvé à traverser un désert", se souvient son ami Voto Leclerc, coréalisateur avec Goa du Gai Tapant. Jean se trouve réduit à vivre dans un petit 20 m2 sous les toits. Le "guêpier des ghettos" s'est en quelque sorte refermé sur lui.
Aides, Journal du sida et Maison des homosexualités
Deux ans après son départ du magazine, Jean Le Bitoux renoue avec la vie militante en rejoignant Aides, créée quelques mois plus tôt par Daniel Defert, le compagnon de Michel Foucault. Comme tant de gays de sa génération, il découvre, au milieu des années 1980, qu'il est séropositif. Il constate alors avec regret que certaines figures médiatiques de la communauté, comme Guy Hocquenghem ou l'entrepreneur David Girard, s'enferment dans le déni de la maladie. Même son cher Foucault n'en a jamais parlé publiquement. Après quelques années difficiles, tant sur le plan personnel que professionnel, il retrouve un travail comme rédacteur en chef du Journal du sida. Il reviendra au cours des années 1990 à Aides, au sein de l'équipe de prévention Pin'Aides.
Jean continue à s'investir dans les Prides, lorsque celles-ci renaissent à la fin des années 1980, et participe à la création de la Maison des homosexualités, à Paris, en 1989, qui deviendra plus tard le Centre gay et lesbien. Mais un autre enjeu militant va désormais le mobiliser, puisqu'il commence à s'intéresser de plus près aux questions de mémoire. Est-ce parce qu'il approche de la quarantaine? "De nombreux homosexuels de ma génération ont surgi dans le mouvement social sans mémoire et sans transmission d'expérience", déplore-t-il dans son autobiographie, Citoyen de seconde zone : trente ans de lutte pour la reconnaissance de l'homosexualité en France (1971-2002).
Son rôle crucial dans la reconnaissance des triangles roses
Dans le champ de la mémoire, un combat en particulier va l'intéresser : la reconnaissance des triangles roses, les détenus homosexuels dans les camps de concentration nazis. À l'époque, il ne reste, hélas, que très peu de témoins et de survivants. L'Alsacien Pierre Seel est de ceux-là. C'est un ancien triangle rose, interné au camp de Vorbruck-Schirmeck avec son compagnon, qu'il a vu dévoré par les chiens des nazis sous ses propres yeux. Jean Le Bitoux l'aide à rédiger son autobiographie, qui paraît en 1994, avant d'écrire, seul, un ouvrage sur le sujet : Les Oubliés de la mémoire. Mais ce combat, il ne le mène pas uniquement à trayers la littérature. Avec son association, Mémorial pour la déportation homosexuelle, il met toute son énergie dans la bataille et n'hésite pas à affronter les anciens combattants ou les préfectures, très rétifs à accepter les dépôts de gerbe au nom des triangles roses lors des cérémonies annuelles. Son obstination paie. En avril 2001, le Premier ministre de l'époque, Lionel Jospin, reconnaît la déportation des homosexuels. Quatre ans plus tard, le président de la République Jacques Chirac demande aux préfets de convier les associations LGBT+ aux cérémonies de commémoration de la déportation.
Ses dernières années, les dix premières du nouveau siècle, sont marquée par la maladie – il est atteint d'un cancer – et par son plus grand regret, de l'avis général de ses proches : l'échec de la création du Centre d'archives LGBT+ de Paris, que lui a confiée le maire de Paris de l'époque, Bertrand Delanoë. "Tout le monde lui est tombé dessus. On a même dit qu'il avait piqué dans la caisse", s'indigne Voto. Rétrospectivement, son caractère difficile a sans doute joué dans le manque d'indulgence dont il a fait l'objet. Quand vous vous êtes engueulés avec tout le monde, on ne vous rate pas.
"Dans les années 1980, on allait deux fois par semaine au Père-Lachaise. Il lui était insupportable de nous faire revivre ça."
Vota, auteur du documentaire Histoire(s) d'homo
C'est Ladri, son dernier amour, un Malien sans-papiers, qui l'a aidé à entreprendre son dernier voyage, comme le raconte Vota, également auteur du documentaire Histoire(s) d'homo : ''Au Mali, il n'est pas question d'avoir peur de la mort. Ladri a aidé Jean à accepter ce qui allait lui arriver. Il s'est fait incinérer, contre l'avis de sa famille, et ses cendres ont pris l'avion pour le Mali, où il y a eu une cérémonie. Elles ont ensuite été disposées dans un cercueil, et le cercueil repose là-bas, sous un baobab, raconte-t-il. Pour Jean, c'était important d'aller contre ce qui se fait d'habitude. Dans les années 1980, on allait deux fois par semaine au Père-Lachaise. Il lui était insupportable de nous faire revivre ça, donc il a trouvé une solution."
Dix ans après sa mort, qui connaît la vie de Jean Le Bitoux ? On sait tout d'Harvey Milk, de Sylvia Rivera ou de Marsha P. Johnson (et tant mieux), mais pourquoi un homme qui s'est retrouvé lié à tant de domaines de notre histoire demeure-t-il si méconnu? La ville de Montreuil a donné son nom à un square – où ses anciens amis vont parfois prendre des bières –, et le Centre LGBTQI+ de Paris a une bibliothèque Jean-Le-Bitoux. Mais rien d'autre. Pour un homme qui a tenté toute sa vie de donner une mémoire au mouvement LGBT+, on devrait pouvoir faire mieux.