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militantismeLe FHAR, histoire d'une flamboyance révolutionnaire

Par Xavier Héraud le 01/07/2021
Fhar, lesbiennes en lutte

Il y a cinquante ans naissait le Front homosexuel d’action révolutionnaire. Pleines de ferveur gauchiste et féministe, les luttes des années 1970 ont bouleversé durablement le militantisme LGBTQI+.

Lorsque le prêtre prend le micro pour parler de la souffrance des homosexuels, c’en est trop. Le petit groupe de militant·e·s venu·e·s assister à l’émission phare de RTL, Allô, Ménie, consacrée aux questions de société et de sexualité, passe à l’action. La scène de la salle Pleyel, où est enregistrée en direct l’émission, est envahie aux cris de «Liberté ! Liberté !» et «À bas les hétéro-flics !». «Des homosexuels de tout ordre ont envahi la scène», annonce calmement la présentatrice, Ménie Grégoire, avant que RTL n’interrompe le programme.

Nous sommes le 10 mars 1971, et, presque deux ans après les événements de juin 1969 à New York, la France fait son Stonewall, sans émeute ni effusion de sang. Le soir même de l’interruption d’Allô, Ménie, le groupe, qui s’apprête à changer le visage du militantisme gay et lesbien français, se donne pour nom Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar).

«Fléau social»

À l’époque, une chape de plomb est imposée aux homos. En 1960, l’Assemblée nationale vote l’amendement Mirguet, qui qualifie l’homosexualité de «fléau social», et il n’est pas rare que la police harcèle les gays sur leurs lieux de drague. En Mai 68, un énigmatique Comité d’action pédérastique révolution­naire dénonce la «répression odieuse» dont sont victimes les «minorités érotiques» et lance un appel à la «révolution sexuelle», mais ses affiches sont prestement arrachées. La révolution, oui ; celle des homos, non. Pas encore. La seule association homosexuelle de l’époque, c’est Arcadie. Et André Baudry, qui l’a fondée en 1954 et la dirige depuis d’une main de fer, n’est pas précisément un révolutionnaire.

Début 1971, des militantes lesbiennes du tout jeune Mouvement de libération des femmes (MLF) décident d’organiser une réunion à Arcadie. Une cinquantaine de femmes – et quelques hommes – répondent à l’appel d’Anne-Marie Grélois, dont Monique Wittig, Françoise d’Eaubonne et Marie-Jo Bonnet.

"C’était quelque chose que personne n’aurait pu arrêter"

Pour ce groupe, les réunions et les discussions ne suffisent plus. Il faut agir. Après avoir interrompu deux meetings contre l’avortement, il décide de s’inviter dans l’émission Allô, Ménie du 10 mars 1971, consacrée à l’homosexualité. Pierre Hahn, qui écrit dans la revue Arcadie, y est invité aux côtés d’André Baudry, d’un médecin, d’un prêtre et, bizarrement, d’un des Frères Jacques. Participant aux réunions d’Arcadie, il a obtenu des invitations à plusieurs militant·e·s, dont une majorité de féministes, comme Monique Wittig, Anne-Marie Grélois, Christine Delphy, Évelyne Rochededreux, Catherine Deudon, etc.

Absente lors de l’action («le plus grand regret de ma vie», confie-t-elle aujourd’hui), Marie-Jo Bonnet participe aux étapes suivantes de la création du Fhar. «C’était quelque chose que personne n’aurait pu arrêter. Les digues étaient rompues. C’était comme un fleuve. Ça s’est répandu à la rapidité de l’éclair», explique-t-elle avec un enthousiasme intact.

Sans hiérarchie et sans leader

Le Fhar se réunit tous les jeudis aux Beaux-Arts, rue Bonaparte, dans le VIe arrondissement de Paris. Tout le monde peut y prendre la parole. Le mouvement se veut sans hiérarchie et sans leader. Quelques figures émergent néanmoins, comme Anne-Marie Grélois ainsi que des militant·e·s plus âgé·e·s et expérimenté·e·s, tel·le·s Françoise d’Eaubonne (qui est hétérosexuelle) ou Daniel Guérin. Très vite, Guy Hocquenghem va jouer un rôle clé. Normalien, soixante-huitard, il est déjà passé par divers groupes gauchistes – et en a été exclu, entre autres, à cause de son homosexualité.

«Ce n’est pas à strictement parler un fondateur du Fhar, précise Antoine Idier, auteur du livre Les Vies de Guy Hocquenghem. Il ne participe pas aux premières actions de février-mars 1971. Il apporte toutefois une contribution décisive : en tant que militant gauchiste, il collabore au journal Tout ! et propose de coordonner un numéro spécial consacré à l’homosexualité, lequel paraît le 23 avril 1971.» «Libre disposition de notre corps. Yen a plein le cul !» affiche la couverture. Le numéro fait scandale, des députés s’indignent, des vendeurs à la criée sont arrêtés, les exemplaires sont saisis, et Jean-Paul Sartre, directeur de la publication, est inculpé pour «outrage aux bonnes mœurs».

Le journal a une très forte audience auprès des gauchistes. «Ce numéro, qui est vendu lors des manifestations du 1er mai 1971, scandalise un certain nombre de militants», note Antoine Idier. La participation du Fhar au traditionnel défilé syndical est d’ailleurs vue d’un mauvais œil. C’est pourtant la première fois en Europe qu’un groupe ouvertement homosexuel manifeste en tant que tel. La première Marche des fiertés française ne sera organisée que six ans plus tard, en 1977.

Une espèce de folie collective

Si les militantes du MLF ont allumé la mèche avec l’émission Allô, Ménie, le numéro de Tout ! joue indubitablement le rôle du bidon d’essence. L’annonce d’une réunion, dans un encart, fait venir des dizaines de personnes aux Beaux-Arts. Alain Burosse, homme d’image et futur créateur de la Nuit gay sur Canal+, débarque un soir de 1971 : «Je n’ai pas compris ce qui se passait tellement c’était incroyable d’assister à cette espèce de folie collective et de voir autant de monde à la fois. J’étais complètement scotché, et j’ai basculé tout de suite. Je me suis senti proche et impliqué dès la première réunion. Je me souviens aussi de Guy Hocquenghem, qui étincelait par sa beauté et son discours.»

Le militant n’y fait pourtant pas l’unanimité : en janvier 1972, la parution d’un portrait de plusieurs pages dans Le Nouvel Observateur, dans lequel il évoque sans détour son homosexualité, fait grincer quelques dents au sein du Fhar, où l’on ne goûte guère ce début de vedettariat. Hocquenghem contribue au Rapport contre la normalité, publié en 1971, qui rassemble des textes et des lettres posant les bases théoriques du mouvement. «Lesbiennes et pédés, arrêtons de raser les murs», clame avec vigueur l’introduction.

En région se créent des antennes : celle de Nice est d’ailleurs fondée par un jeune Jean Le Bitoux. Mais aucun de ces Fhar régionaux ne parvient vraiment à décoller.

Assidu le jeudi soir aux Beaux-Arts, Alain Burosse voit progressivement le mouvement évoluer : «Au bout d’un certain temps, ça s’est transformé en backroom géante. C’était deux ans après les premières réunions. Moi, ça ne me disait rien. Le discours politique s’atténuait.»

Scission lesbienne

En quelque sorte victime de son succès, le Fhar commence à devenir excluant pour ses fondatrices. Les gays veulent «jouir sans entrave» – comme on dit à l’époque – quand, de leur côté, les lesbiennes veulent autre chose. «Plus fondamentalement, c’est aussi une divergence sur la définition même de la libération sexuelle : s’entrechoquent – sans que ce soit toujours aussi schématique – le projet d’une sexualité plus libre, non réprimée, affranchie des tabous sociaux, moraux, etc., avec une critique de la domination masculine, des rôles et des représentations sociales – voire une fixation sur le phallus», analyse l’historien Antoine Idier. «À bas la virilité fasciste», proclame le Fhar, mais un slogan ne suffit pas.

«Un jour, je suis montée sur une table et j’ai fait la danse du ventre, ça les a tétanisés, se souvient Marie-Jo Bonnet, qui en rit encore. Qu’est-ce que vous voulez, il n’y avait pas de micro, c’était impossible de se faire entendre ! Ils ne nous écoutaient pas. Ils étaient accaparés par leur propre libération, ce qui se comprend très bien. Nous n’avions pas l’intention de nous laisser écraser par les mecs. On venait de se libérer… Comme nous n’arrivions pas à nous faire entendre, nous avons créé les Gouines rouges.»

"Nous avons été les premières à être intersectionnelles"

Ce groupe va réunir une cinquantaine de femmes, dont Monique Wittig et Christine Delpy. «À l’origine, c’était un groupe de liaison entre le MLF et le Fhar, à l’intersection des luttes, pour libérer les femmes et les homosexuels, selon la formule d’Anne-­Marie Grélois. Nous avons été les premières à être intersectionnelles ! pointe Marie-Jo Bonnet. À l’époque, ça ne se faisait pas. Nous étions à l’avant-garde.»

L’intersection n’a pas duré longtemps. «Comme on n’avait toujours pas droit au chapitre dans les assemblées générales du Fhar, nous sommes parties au MLF, parce que c’était les femmes qu’on aimait. Puis on a continué à se réunir pendant trois ans», explique l’historienne.

Malgré le «bordel» ambiant, certains tentent d’organiser les discussions et les travaux, comme le note l’historien Michael Sibalis dans un article de 2010 : «Le véritable travail d’organisation du Fhar n’eut lieu que dans un certain nombre de groupes de travail à Paris, rassemblant de six à une trentaine de personnes. Le Groupe no 5, par exemple, dans le Ve arrondissement de Paris, publia un périodique de manière irrégulière, Le Fléau social – une référence ironique à l’amendement Mirguet –, dont cinq numéros parurent entre 1972 et 1974.»

Fhar, pédés en lutte, militants
Vaadigm Studio

Provoc et propagande

La spécialité du Fhar reste l’agit-prop et la provocation. Le 1er mai 1972, au meeting de l’Union de la gauche, à la Mutualité, l’un des militants, Philippe Genet, interpelle Jacques Duclos : «Quelle est votre position sur l’homosexualité ?» Le secrétaire général du Parti communiste lui répond d’«aller se faire soigner». La gauche n’est pas encore prête à s’ouvrir.

Les actions ont lieu aussi sur le terrain culturel. Un soir de 1973, Alain Burosse et ses amis aperçoivent Jean Poiret en train de dîner à l’extérieur. Le groupe repère une poubelle, non loin de là. Ils urinent à l’intérieur, puis la renversent sur l’auteur de La Cage aux folles en criant «Bordel !», avant de s’enfuir.

Au Fhar, en matière de provoc, la référence, ce sont les Gazolines – initialement surnommées les Camping Gaz Girls, car elles préparaient du thé pendant les AG à l’aide d’un réchaud à gaz. Le mini-groupe est composé de fortes personnalités, et principalement de travestis et de personnes trans, comme Hélène Hazera et Jenny Bel’Air. Leur spécialité : provoquer et tourner en dérision toutes les formes d’organisation ou d’autorité. «Prolétaires de tous les pays, caressez-vous !» crient-elles. Ce qui n’est pas du goût de tout le monde, à commencer par les anciens, comme Daniel Guérin ou Françoise d’Eaubonne. Certains leur reprocheront d’avoir précipité la fin du mouvement. «C’est flatteur, mais exagéré», répond Hélène Hazera dans son article du Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes.

Fhar, suite et fin

À partir de 1973, le mouvement commence à sérieusement tourner en rond. En février 1974, à la demande de l’administration des Beaux-Arts, la police y interdit les réunions du Fhar, qui cesse donc d’exister. Pour Marie-Jo Bonnet, il s’agit d’un dénouement logique : «Nous sommes passé·es à autre chose. Nous avions vraiment besoin de nous libérer, de soulever le couvercle. Après quoi, on a pu aller vaquer à ce qui nous intéressait. Moi, j’ai commencé ma thèse sur les relations amoureuses entre les femmes du XVIe au XXe siècle.»

Hélène Hazera, quant à elle, rejoint Libération, Jenny Bel’Air devient la physionomiste de la boîte de nuit Le Palace, Guy Hocquenghem soutient sa thèse en philosophie et écrit Le Désir homosexuel, Jean Le Bitoux participe à la création des Groupes de libération homosexuelle (GLH), puis du Gai Pied… Plus tard, Philippe Genet rejoint Act Up, avant de mourir du sida, en 1992.

S’il n’a duré que trois années, marquées par une effervescence parfois brouillonne, le Fhar représente néanmoins un tournant dans l’histoire des mouvements homosexuels français. «L’héritage a été immédiat : mouvement pas vraiment constitué, très éphémère, il a nourri tous ceux de la décennie, en particulier les GLH», estime Antoine Idier.

Histoire invisible

Sur le long terme, en revanche, l’esprit du Fhar a bel et bien disparu, avance Marie-Jo Bonnet : «L’héritage du Fhar et des Gouines rouges ? On le cherche ! Les rebelles, on les cherche. Le courant dominant est un courant de normalisation, d’intégration. Cela n’a plus rien à voir avec ce que l’on a vécu. Comme la plupart des copains sont morts, la transmission ne s’est pas faite. Pour moi, l’homosexualité, c’était la contre-culture, et ça ne l’est plus.» L’historienne a écrit sur ce sujet dans son livre Adieu les rebelles. Au nom de ses idéaux de l’époque, elle a pris position contre le mariage pour tous. Depuis, elle s’est aussi opposée à la PMA pour toutes et à la GPA.

Pour Antoine Idier, le Fhar subit peu ou prou le même sort que la plupart des mouvements LGBTQI+ : «Il est peu présent dans l’imaginaire collectif. À l’inverse d’Act Up, il n’y a pas eu de redécouverte comme celle opérée par 120 Battements par minute. Mais il faut se demander dans quelle mesure ce n’est pas le lot de la majorité des mouvements homosexuels – et du coup Act Up serait un peu l’exception –, du fait de la faiblesse de la transmission de l’histoire LGBTQI+, de l’absence de structures, de musée, d’expositions, de programmes d’enseignement, etc.»

"On se réfère davantage à Stonewall qu’au Fhar"

L’historien dénonce également «l’invisibilisation des mouvements français par un effet d’impérialisme culturel». Selon lui, «on se réfère davantage à Stonewall qu’au Fhar. C’est très frappant à Paris : pourquoi une place Harvey-Milk, et pas une figure française ? Et qu’en est-il de la plaque sur Guy Hocquenghem ?» En 2020, la mairie de Paris a retiré une plaque qui lui était dédiée en raison d’une controverse sur certains de ses écrits postérieurs au Fhar.

On fête cette année les 50 ans de la création du mouvement. En 2019, on rendait un hommage général et unanime aux émeutes de Stonewall. En sera-t-il de même pour le Fhar ? Sa création a incarné une vraie rupture en prônant visibilité et fierté, quand Arcadie militait pour la discrétion.

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Pour autant, Michael Sibalis voit ces deux organisations comme les faces d’une même pièce : «À l’inverse de la plupart des groupes d’activistes actuels, elles refusaient de concevoir les homosexuels comme un groupe minoritaire devant bénéficier de droits civiques spécifiques. Elles rejetaient la mise en place de "ghettos" : des bars, des établissements et même des quartiers entiers spécifiques et dominés par les gays et les lesbiennes. Au contraire, elles voulaient que les homosexuel·le·s fassent partie intégrante du monde dans son ensemble.»

En sortant les gays et les lesbiennes du placard, le Fhar a en quelque sorte joué le rôle de rampe de lancement. Les discours révolutionnaires et théoriques qui en ont émergé ont peu à peu fait place à des revendications plus pragmatiques, comme l’abolition des alinéas qui pénalisent les relations homosexuelles plus sévèrement que les relations hétérosexuelles dans le cadre d’abus sexuels. Ce combat sera porté dans une certaine mesure par les GLH et, surtout, par le Comité d’urgence anti-répression homosexuelle. Désormais, les homos iront chercher leurs droits les uns après les autres.

Il a fallu cinquante ans pour passer de la lutte contre le «fléau social» à celle pour l’égalité des droits. Même si ce n’était pas forcément celle dont rêvaient les militant·es du Fhar, c’est peut-être ça la vraie révolution.

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