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Nos vies queers"Dans l'armée, l'homophobie est une tradition" : ma vie de militaire LGBT

Par Léa Fournier le 05/12/2020
militaires

L’armée traîne une réputation de virilisme, de sexisme et d’homophobie. Pas étonnant, dès lors, que les militaires LGBT+ préfèrent cacher leur orientation sexuelle et/ou leur identité de genre.

Dans leur caserne de Marseille, Matthieu, 32 ans, et Stéphane, 25 ans, se croisent comme deux inconnus. Ces deux marins-pompiers sont pourtant en couple depuis un an. Gradé, le premier ne veut pas que ses collègues apprennent qu’il a une relation avec un homme. “Si je savais que ça n’allait pas avoir de conséquences, je le dirais, explique-t-il. Mais, dans l’armée, c’est toujours un sujet tabou... On entend très couramment des insultes comme 'tapette', 'PD', 'grosse pédale'.” Il craint qu’en révélant sa bisexualité l’autorité qu’il exerce sur ses hommes en “prenne un coup”, et que sa hiérarchie s’en serve comme d’“une excuse pour [le] mettre au placard”.

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Se cacher lorsqu’on est LGBT+ semble être quasiment une tradition chez les soldats français. Au XXe siècle, “c’était très dissimulé, raconte Élodie Jauneau, historienne spécialiste du genre dans l’armée. Les militaires LGBT+ devaient se cacher, car cela posait un problème vis-à-vis de l’image de l’institution, qui aurait été perçue comme dévirilisée et, donc, incompétente.” Ce tabou se manifeste jusque dans nos livres d’histoire, où jamais n’est évoquée l’homosexualité de héros qui ont marqué notre pays, comme le maréchal Lyautey, grand-croix de la Légion d’honneur, ou Daniel Cordier, résistant ouvertement homosexuel, décédé récemment. D’ailleurs, avant 1992, l’homosexualité était encore officiellement considérée comme une psychopathologie. Les militaires homosexuel·les pouvaient donc être réformé·es P4, c’est-à-dire inaptes au service.

Homophobie et harcèlement

“Si je pouvais être qui je suis, vivre mon amour au grand jour, j’envisagerais de rester”, estime Stéphane, qui pense à quitter l’uniforme. Ses collègues sont au courant de son homosexualité – même s’ils ne savent rien de son couple. En conséquence, il subit une homophobie quotidienne : ses camarades le chambrent, l’appellent “Stéphanie” et utilisent le pronom “elle” pour parler de lui. “Un jour, on m’a donné une jupe, un chemisier et des sous-vêtements féminins en guise de tenue officielle”, se rappelle-t-il.

Lors d’une soirée, le jeune homme est même insulté. “On buvait un coup entre jeunes de la caserne. Un des mecs, qui avait trop bu, s’est énervé, raconte-t-il. J’ai essayé de le calmer, et il m’a dit 'va sucer des bites, sale pédé'. Au lieu de prendre ma défense, les autres rigolaient, certains ne savaient pas quoi faire.” Depuis qu’ils connaissent son orientation sexuelle, les chefs de Stéphane ont "changé de comportement"“Pour les opérations en mer, je suis à chaque fois mis sur la touche. Comme certaines filles, d’ailleurs. Pourtant, mes résultats sont satisfaisants.”

"Don't ask, don't tell"

La peur de la réaction des supérieurs, Éric*, 29 ans, la connaît bien. “Je n’ai jamais subi d’homophobie dans l’armée, car cette menace ne peut venir que de personnes au même niveau de grade que moi, ou au-dessus”, explique ce lieutenant de la marine, en poste à Toulon. Même s’il “aime [son] métier et l’institution”, il choisit attentivement les personnes avec lesquelles il parle de son homosexualité : “Par principe, je ne le dis pas au-dessus, car ça peut me nuire. À mon niveau, seuls mes amis sont au courant, ainsi que les effectifs que je dirige.”

Pour Éric, la situation est similaire au “Don’t ask, don’t tell” (“ne demandez pas, n’en parlez pas”) des États-Unis : entre 1993 et 2011, une loi interdisait aux personnes homosexuelles de servir dans l’armée. La politique appliquée était donc de ne pas demander l’orientation sexuelle d’une personne... et de ne surtout pas évoquer le fait que l’on soit gay ou lesbienne.

Aumôniers homophobes

En France, si rien n’interdit aux membres de la communauté d’exercer le métier de militaire, le système reste passéiste. “Les officiers supérieurs ne posent pas la question, mais n’en pensent pas moins. Donc il vaut mieux ne rien dire, car on ne sait pas quelles seraient les implications”, explique Éric. À tel point que le jeune lieutenant ironise et affirme qu’à sa connaissance il est “le seul officier gay de la Marine”.

Le plus gros problème de la Marine, selon lui, c’est la présence d’aumôniers sur les navires, souvent rattachés à l’état-major. Constater que le commandant fréquente la même paroisse qu’un religieux homophobe, cela n’envoie pas un bon signal aux personnes LGBT+ de l’équipage. Éric se souvient d’un repas avec des officiers supérieurs, “la plupart catholiques”. À table, le prêtre déclare que l’homosexualité est “contre nature”, que les gays sont “malheureux”. Personne ne réagit, sauf Éric : “Je me suis levé pour lui gueuler dessus.” Pourtant, il tient à souligner qu’il a remarqué dans la Marine “une tradition, celle de mettre les principes politiques de côté quand il s’agit de gérer des équipages, et de composer avec ce qu’on a : des gens de tous les univers”.

Vincent, 40 ans, est dans l’Armée de terre depuis 2001. Passé par plusieurs services administratifs, il a toujours été plus proche de l’état-major que des militaires du rang. Ses collègues acceptent très bien son homosexualité; certains étaient même présents à son mariage. Pourtant, Vincent admet qu’être homosexuel et out n’est pas possible dans toutes les forces. L’Armée de l’air serait ainsi la plus tolérante, suivie par la Marine. Quant à l’Armée de terre, elle n’a pas la réputation d’être très ouverte aux personnes LGBT+.

Esprit de corps

“Je n’ai jamais eu de soucis, sûrement parce que je n’ai jamais travaillé dans un régiment, explique Vincent. Je conçois qu’il y soit plus difficile d’être LGBT+.” Pour lui, cela peut également découler d’un a priori, d’une peur : “Des personnes pensent que ça ne va pas être accepté et n’osent pas le dire.” Résultat, peu de personnes LGBT+ sont visibles dans l’armée, ce qui ne simplifie pas leur acceptation. Toutefois, Vincent l’admet lui-même : “Je ne le dirais pas forcément en régiment, car il ne faudrait pas que les hommes refusent « d’obéir à un pédé ». Ça pourrait mettre des vies en danger.”

"Un homophobe prendra quand même une balle pour le militaire gay à côté de lui.”

En cinq ans dans l’armée, Gaëlle, 30 ans, lesbienne et ex-sous-officière dans les renseignements militaires de l’Armée de l’air, s’est forgé une opinion contraire à celle de Vincent : “Il existe un tel esprit de corps dans l’armée qu’on n’ira jamais à l’encontre de quelqu’un qui fait partie du groupe, affirme-t-elle. Un homophobe prendra quand même une balle pour le militaire gay à côté de lui.” Mais, lorsque Gaëlle sert dans l’armée, entre 2011 et 2016, elle entend des discours homophobes et des commentaires désobligeants de la part de sous-officiers qui avaient presque vingt ans d’expérience, et qui jugeaient l’homosexualité “contre nature” en plaisantant en public. En revanche, elle se souvient que ce sont “des collègues hétéros” qui les ont remis à leur place en leur disant “d’arrêter leurs conneries”. Si bien qu’ils ont vite compris “que leurs blagues ne faisaient rire personne”.

Sexime plus que lesbophobie

Le passage de Gaëlle à l’armée est plus marqué par du harcèlement sexiste que par des discriminations homophobes : “Des mains au cul, des commentaires très limites comme des « viens t’asseoir sur mes genoux » de la part de mes adjudants-chefs”, liste-t-elle. Son orientation sexuelle n’est apparemment pas un souci, alors que toute son unité d’affectation principale en a connaissance. “Mes chefs n’en ont rien à faire, et pour les mecs, à l’armée, les lesbiennes sont des 'potes sans couilles'”, estime-t-elle. Être une femme homo ne serait donc pas un obstacle pour être militaire. Mais pour les hommes, c’est différent : “Être out les expose aux discriminations", avertit Gaëlle.

Elle se l’explique simplement : “Il existe dans l’armée, comme dans tous les clubs de garçons, une homophobie de tradition.” À ses yeux, elle a deux origines. D’abord, la peur des militaires “que les gays les traitent de la même manière que les hommes traitent les femmes”. Et, surtout, l’idée que “dans l’armée, on n’aime pas les faibles. Or ils associent les homosexuels et les femmes à des personnes faibles.”

Culte de la virilité

“Apparemment, pour être militaire, il faut être un mec, un vrai, qui sent bon le sable chaud, raille Delphine Ravisé-Giard, 52 ans, transgenre et adjudante-cheffe dans l’Armée de l’air, à Orléans. Il n’y a aucun problème à être un homme viril. Mais cette valorisation de la domination masculine, le culte de cette identité de genre, ça, c’est un problème. Pour aller au combat, d’autres qualités sont nécessaires : il faut de l’intelligence, du contact humain, de l’adaptation...” Surtout, Delphine, militaire depuis l’âge de 20 ans, rappelle que le niveau de compétences d’une personne n’a rien à voir avec son orientation sexuelle ou son identité de genre.

"Je faisais mon boulot, car il faut bien vivre et manger.

Pourtant, son coming out trans lui a valu trois années de harcèlement institutionnel. En 2007, après un arrêt maladie, elle réussit dans un premier temps à être réintégrée en tant que femme. Mais, en 2009, l’institution fait “un revirement” : “On utilise mon ancien prénom, mon ancienne civilité, on n’accepte plus que je porte la tenue féminine.” En cause : la décision du tribunal de grande instance de Nancy de lui refuser son changement d’état civil, au motif qu’elle “ne justifie pas du caractère irréversible de sa transformation physique homme-femme et notamment sexuelle”.

À l’époque, Delphine engage une procédure judiciaire contre l’armée. Présidente de l’Association nationale transgenre, elle est déjà une personnalité publique militante. “Cela a été une protection pour moi : le rapport de force penchait plutôt en ma faveur. Ceux qui 'm’embêtaient', c’était juridiquement à leurs risques et périls. Néanmoins, je me sentais exclue. Je faisais mon boulot, car il faut bien vivre et manger.” Son combat l’aide à passer ces moments psychologiquement difficiles. En 2012, la justice et l’armée reconnaissent officiellement l’identité de genre de Delphine et le harcèlement cesse.

Transphobie administrative

Comme celle de Delphine, la transition de Louise*, officière dans l’Armée de terre, a été compliquée au travail. D’ailleurs, c’est auprès de ses proches qu’elle a d’abord fait son coming out trans, en 2013. “Mon métier était un frein pour ma transition, explique-t-elle. Tant que la transidentité était psychiatrisée [c’était le cas jusqu’en 2017 en France] le risque était d’être rendue inapte.” Pendant trois ans, elle a “une double vie”. “Dans ma vie privée, j’étais Louise. Dans l’armée, je reprenais l’identité de genre de mon état civil, explique-t-elle. C’était compliqué à gérer. J’étais très stressée de cacher qui j’étais et très inquiète à l’idée que l’on me voie le week-end.

Au bout de trois ans, elle finit par décider d’être elle-même y compris sur son lieu de travail. Louise estime toutefois que sa transition dans l’armée fut facilitée par deux choses. Tout d’abord, le fait de vivre dans une grande ville, ce qui lui a permis de rester relativement cachée. Ensuite, le fait d’être gradée, et donc exempte des brimades des effectifs qu’elle dirige, tenus de lui obéir.

Promesses de l'armée

Cependant, son chef n’a pas accepté qu’elle puisse “porter la tenue féminine, avoir les cheveux longs et utiliser [son] prénom d’usage”. Elle est donc partie en arrêt maladie pendant un an et demi. Durant cette période, elle est notée “moyennement”, ce qui ne sera pas sans conséquences sur l’évolution de sa carrière. Fin 2016, plutôt que de se débarrasser de son supérieur, le ministère a proposé à Louise d’être mutée, tout en lui permettant de formuler des vœux. C’est donc elle qui devait partir. Par chance, sa nouvelle affectation se passe très bien et son nouveau chef, qui respecte dès le début son identité de genre, donne le ton à ses collègues.

Si ces témoignages démontrent la difficulté, encore en 2020, d’être un·e militaire LGBT+, le ministère des Armées affirme pourtant être “pleinement engagé dans l’action publique qui vise à sanctionner toute forme de discrimination, dont celle visant les LGBT”, et nous explique qu’un plan de formation a été mis en place en 2017 “contre les harcèlements, discriminations et violences sexuelles et sexistes, englobant la problématique de la haine anti-LGBT”.

Obéissance et esprit de corps

Ce plan passe notamment par la cellule Thémis, créée en 2014 après la publication de La Guerre invisible, ouvrage dans lequel les journalistes Leila Miñano et Julia Pascual dénonçaient les violences sexistes subies par les femmes dans l’armée. Le ministère assure que cette cellule “fait l’objet d’une communication active en interne”, mais la moitié des personnes interrogées dans le cadre de cette enquête n’ont pas connaissance de son existence. Pire, ceux qui la connaissent ne lui font pas confiance, car elle n’est pas indépendante de l’armée.

Le contexte militaire pousse les effectifs à taire des situations de discrimination. “Ça fait vingt ans que je m’occupe des militaires, et dix ans que je le dis : c’est très compliqué pour eux de dénoncer, explique Élodie Maumont, avocate spécialisée en droit militaire. D’abord, car il y a un conflit de loyauté : quand on fait le choix de s’engager dans l’armée, c’est corps et âme.” La solidarité et l’obéissance des soldats empêchent les éventuels témoins de parler : les victimes n’ont alors que leur parole à opposer à leurs harceleurs. Pire, dénonciation rime bien souvent avec “fin de carrière”. Selon l’avocate, “la particularité de l’armée, c’est qu’on mute plus souvent la victime que la personne qui a harcelé”, comme l’illustre le cas de Louise. Et envisager de renvoyer les coupables ? “En vingt ans, je n’ai jamais vu de militaire radié par l’armée pour harcèlement sexuel, sauf une fois, car la justice avait prononcé une interdiction d’exercer”, déplore Élodie Maumont. Or, si les condamnations judiciaires ne sont pas assez fortes, les conséquences sur la vie et les carrières des victimes, elles, sont bien réelles.