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livreLa littérature queer est-elle devenue mainstream ?

Par Guillaume Perilhou le 21/01/2021
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Les essais d’Alice Coffin ou de Paul B. Preciado, le roman de Fatima Daas… En 2020, les livres d'auteurs LGBT+ ont fait beaucoup parler d’eux. Et surtout, ils ont cartonné.

Chez Grasset, on se frotte les mains. Et pour cause :  à peine quelques semaines après sa sortie, le 30 septembre, 14.000 exemplaires du Génie lesbien ont été écoulés.  Les ventes du livre d’Alice Coffin sont jugées « très bonnes ». C’est moins que celles de BHL ou de Gisèle Halimi, certes, mais bien plus que bon nombre d'essais. D’autant qu’il y a eu deux confinements, que les ventes en clic et collecte  n’ont représenté qu’une infirme part des recettes habituelles et qu’Alice Coffin était jusqu’alors une illustre inconnue… Selon Edistat, organisme de statistiques de l’édition, l’essai a été à la 9e place sur 50 du classement des ouvrages de non fiction.

Un succès auquel s’attendait Olivier Nora, le PDG de Grasset, nous fait-on savoir au sein de la maison d’édition, quelques mois après la vague #MeToo… Alice Coffin, conseillère EELV de Paris et militante dite radicale, est désormais invitée partout, même chez Ruquier — gage d’un succès assuré.

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Succès imprévus

Olivier Nora nous dit en revanche avoir été surpris de voir Je suis un monstre qui vous parle accéder à ce même top 50. Le philosophe Paul B. Preciado appelle dans son texte à une réforme de la psychanalyse — discipline qui l’a considéré « malade mental » et « dysphorique du genre » — et se fait visiblement entendre.

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De succès commercial, il en est un autre incontestable de l'an passé : La Petite dernière, de Fatima Daas, aux éditions Notabilia. Autofiction inspirée de son histoire de jeune musulmane et lesbienne, tiraillée entre l’amour de Dieu et celui des filles et qui s’estime de ce fait « pécheresse ». Couverture des Inrocks, prix du meilleur premier roman décerné par le magazine, éloges unanimes du Masque et la plume, interview dans la matinale de France Inter… Tensions entre la chair et la foi connue, avant elle de Mauriac ou de Green.

Si Fatima Daas choque certains, Virginie Despentes la défend. L’autrice de King Kong Théorie, traduite dans le monde entier, a signé ce que les éditeurs appellent en bon français un « blurb », une citation en bandeau pour promouvoir le livre. « Fatima Daas update Barthes et Mauriac pour Clichy-sous-Bois. » Rien que ça. Résultat : le roman a atteint la 18e place du top 50 des meilleures ventes de fiction.

On se demande si le potentiel polémique de l'ouvrage a incité Notabilia à publier, maison d’ordinaire peu habituée à faire parler d’elle. Même discrétion du côté des éditions Arthaud, où l’on édite très peu de fictions. Exception cette année avec Good boy, du Québécois Antoine Charbonneau-Demers. 7000 exemplaires imprimés selon Livres Hebdos.

"On assume"

Un jeune homme de dos sur le bandeau, torse nu sur un fond rose. Pas de doute, le lecteur gay est visé et il n’aura qu’à lire la première phrase pour s’en convaincre : « Je me prends en photo à moitié nu au milieu des boites. » Un roman plutôt cru, qui bénéficia lui aussi d’une couverture médiatique généraliste : le Monde des livres, RFI… Et qui ne semble donc ne plus faire peur aux éditeurs. « On assume que ce soit un magnifique roman gay », dit-on fièrement chez Arthaud.

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Et assumer est semble-t-il le nouveau motto des éditeurs. Jean Mattern, auteur notamment d’Une vue exceptionnelle (récemment paru en poche aux éditions Points) est lui-même éditeur dans la maison. À ses yeux, les livres LGBT+ (au sujet intéressant la communauté ou à laquelle l’auteur appartient), ont une audience plus importante que par le passé.

« Je dirais que lignes ont changé peut-être depuis Brokeback Mountain (Annie Proulx, Grasset, 2006, NDLR). Une histoire d’amour entre hommes, vue et lue comme une histoire d’amour tout court par le grand public. Call my by your name d’André Aciman, de la même manière, a dépassé de loin la population LGBT+. »

Le modèle Call me by your name 

Car le livre d'André Aciman fait désormais figure de modèle. Les éditions Grasset ont publié en 2018 une nouvelle version d’Appelle-moi par ton nom d’André Aciman, juste après le succès mondial au cinéma de Call my your name, fidèle adaptation du roman. Un livre par le passé édité en France par les éditions de l’Olivier sous le titre Plus tard ou jamais, en 2008, que Grasset n’a donc pas manqué de racheter…  En visant juste : plus de 30.000 exemplaires vendus de cette deuxième mouture, sans compter le format poche, soit dix fois plus que la moyenne d’un titre de littérature étrangère de la maison. Une réussite due au retentissement du film, bien sûr, mais aussi parce que l’histoire toucha un public effectivement très large.

En septembre dernier, André Aciman lui-même nous le confirmait : « Ce qui m’a le plus étonné, c’est le succès auprès des jeunes, des très jeunes même, et en général des filles ! Qui voient dans cette histoire d’amour non pas le portrait de ce qu’elles ont vécu, mais qu’elles voudraient vivre. » L’amour idéal d’Elio et Oliver. Trouve-moi, la suite d’Appelle-moi par ton nom parue fin septembre, a été écoulée à 11.500 exemplaires en France le premier mois, dont dix jours de fermeture des librairies. 

Mais attention, prévient Mattern. L'étiquette LGBT+ n'est pas non plus devenu un argument marketing. Et ce n'est pas parce qu'un roman est estampillé queer que les maisons d'édition vont l'accepter plus facilement, ou que le livre va être un succès. "Aujourd’hui il y a plus de porosité dans le lectorat, résume-t-il, ou plutôt, moins de barrières. Si l’écriture est convaincante et permet l’accès à quelque chose d’universel, alors oui, je me dis qu’une histoire gay n’est plus du tout un obstacle pour publier. » 

 

Crédit photo : Facebook / Les Mots à La Bouche