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interviewAlice Coffin : "Il existe des mécanismes sexistes également dans le militantisme gay"

Par Adélaïde Tenaglia le 02/10/2020
alice coffin

Ex-journaliste, militante et désormais femme politique, Alice Coffin publie Le Génie lesbien, un essai personnel et éclatant.

Alice Coffin est en plein emménagement. Rien n’est vraiment en place dans son nouvel appartement, si ce n’est une chose : les couleurs arc-en-ciel du paillasson et du canapé. Pas de doute, on est au bon endroit. Mèche blonde et regard bleu transparent, la militante lesbienne nous accueille chez elle dans le 18 arrondissement de Paris, sourire timide et regard fuyant, loin de la dure à cuire décrite dans les médias.

La militance LGBT+ parisienne connaît bien Alice Coffin. En 2012, avec le collectif Oui ! Oui ! Oui !, elle avait milité pour la PMA pour toutes, alors que le gouvernement avait choisi de remettre aux calendes grecques la procréation médicalement assistée pour les couples de femmes.

Coup d'éclat

Après avoir quitté la presse et co-organisé les premières Conférences Lesbiennes Européennes, elle s’est lancée en politique et a été élue au Conseil de Paris, sous l’étiquette Europe Écologie - Les Verts. Et la militante n’a pas traîné pour faire parler d’elle : à peine élue, elle demandait, avec sa collègue Raphaëlle Remy-Leleu, la tête de Christophe Girard, adjoint à la Maire en charge de la culture. Les deux élues accusent ce proche d’Anne Hidalgo (et cofondateur de TÊTU, ndlr) une proximité avec le romancier Gabriel Matzneff, accusé d’agression sexuelle sur mineure. Il présentera sa démission à la maire de Paris. Quelques semaines plus tard, Christophe Girard sera lui-même accusé d'abus sexuel dans un article paru dans le New York Times qui entrainera l'ouverture d'une enquête de la justice

Si ce coup d’éclat a valu à Alice Coffin sa place dans la majorité, elle lui aura donné une notoriété nationale. En atteste la sortie de son livre, « Le Génie Lesbien », qui connaît un écho retentissant dans la presse, surtout parce que la militante, le défend à grands coups de punchlines. TÊTU l’a rencontrée.

Vous publiez chez Grasset votre premier livre, "Le Génie Lesbien". On savait que les lesbiennes étaient géniales, mais pour vous, c’est quoi le génie lesbien ?

Originellement c’était le titre de la deuxième conférence européenne lesbienne, qui réunit les principales associations lesbiennes d’Europe et d’Asie centrale. Le titre était « apportons le génie lesbien au monde ». Parler de « génie lesbien » est un concept performatif, une volonté d’inverser le stigmate pour revendiquer à quel point c’est une situation exceptionnelle à vivre d’être lesbienne.

C’est aussi lié au fait que j’ai constaté il y a quelques années que dans beaucoup de mouvements sociaux comme les suffragettes, le MLF, la lutte contre le sida ou même aujourd’hui dans le mouvement Black Lives Matter, les lesbiennes étaient absolument moteur. Ce n’était pas un fait caché, mais ce n’est pas dit non plus, y compris par les intéressées elles-mêmes. Est-ce que cela veut dire que lorsqu'on est une femme qui aime les femmes on est faite pour avoir du génie dans la contestation ? Pas du tout, car j’utilise le mot lesbienne au sens politique : celles qui se revendiquent lesbiennes. 

Vous dites ne pas être lesbienne par orientation sexuelle ou attraction… Mais de quoi s’agit-il alors ? Ça existe le lesbianisme politique ? 

Oui le lesbianisme politique existe d’abord en tant que théorie, notamment chez Monique Wittig. Mais il existe aussi en pratique. Dans nos sociétés patriarcales où la figure de l’homme est au centre, que ce soit dans la sphère intime ou politique, le fait d’exister en tant que lesbienne et de ne pas s’en cacher, c’est de facto une transgression, c’est pour cela que le lesbianisme est politique.

Mais peut-on devenir lesbienne par conviction féministe ? Les militants LGBT+ se sont beaucoup battus justement pour que l’orientation sexuelle ne soit pas considérée comme un choix. Le lesbiannisme politique dit un peu le contraire, non ?

La question du choix est intéressante à retravailler. Parce que dire qu’on choisit d’être lesbienne ou d’être gay, c’est l’argument des pires homophobes qui mènent aux thérapies de conversion. Donc le sujet est très compliqué à aborder, puisqu’il est miné. Mais je pense qu’on ne peut pas, parce que les pires adversaires se sont emparés d’une idée, s’empêcher de se la réapproprier. 

Etre lesbienne n’est pas qu’une question d’attirance, je ne suis pas dictée par ma sexualité. Cela ne veut pas dire que le désir n’est pas important et qu’il ne joue pas un rôle. Mais je ne crois pas qu’on naisse lesbienne. Nos désirs sont très construits, nous sommes formatés dans nos imaginaires par les films, les représentations… Qui sont encore très hétéronormés. On fait un choix à partir du moment où l’on parvient à déconstruire ces désirs-là.

Vous parlez beaucoup des États-Unis dans le livre, sont-ils un modèle de déconstruction de l'hétéronormativité, d'inclusion ?

Dire en ce moment que les États-Unis sont un modèle, c’est compliqué. Mais là-bas, l’activisme, le militantisme sont considérés de manière extrêmement différente. J’y ai fait des dizaines et des dizaines d’interviews, je n’ai jamais eu à justifier que j’étais journaliste et militante, par exemple. Aux États-Unis, le fait d’être militant est mis en avant sur les CV parce que c’est extrêmement valorisé, c’est considéré comme un savoir-faire.

En France, je connais plein de gens qui on dû dissimuler leur engagement en entretien d’embauche ou pour rentrer en école de journalisme. Les organisations militantes disposent également de beaucoup plus de moyens outre-atlantique. En France les associations sont miséreuses. C’est un scandale le peu d’argent qu’accordent les pouvoirs publics aux associations LGBT+. 

"Tout l’intérêt du militantisme est d’arriver à faire se déplacer les critères d’acceptabilité, les sujets pour lesquels il n’y a pas de débat"

Mais, aux États-Unis, les assos ne reçoivent pas d'argent public... Encourager le militantisme c’est faire émerger des contre-pouvoirs féministes, LGBT+, progressistes, mais ce n'est pas aussi prendre le risque de faire émerger d’autres forces, y compris rétrogrades ?

Je ne crois pas. Il y a une défiance en France envers les militants et une volonté de ne surtout pas les laisser émerger comme une force politique indépendante. 

Par ailleurs on ne peut pas faire d’équivalence entre la lutte contre l’homophobie et la lutte contre les personnes LGBT+ et ça, c’est à la société française de pleinement l’assumer. C’était le débat au moment du mariage pour tous : on ne peut pas dire 'j’écoute les revendications du mariage pour tous donc j’écoute aussi celles de la Manif pour tous', pourtant c’est ce que les politiques et les médias ont fait.

De nombreuses fois dans ma carrière de journaliste on m’a dit : ‘l’égalité femmes-hommes c’est important mais on ne peut pas aller contre la neutralité du journal’. Mais quel sujet est neutre ? Je pousse à l’extrême, mais s’il y a un accident d’autocar avec des enfants qui meurent, personne ne va dire qu’il faut aussi écouter les personnes qui s’en réjouissent. Tout l’intérêt du militantisme est d’arriver à faire se déplacer les critères d’acceptabilité, les sujets pour lesquels il n’y a pas de débat.

Maintenant vous êtes élue à la ville de Paris quelle influence pouvez-vous avoir sur les questions LGBT+ ?

Au départ j’avais peur de perdre en efficacité, au sens où avoir un mandat prend du temps, demande du travail… autant de choses que je ne pourrais pas donner à l’activisme. Ces dernières semaines m’ont montré que j’avais tort : ce que j’ai pu faire en tant que politique je n’aurais pas pu le faire en tant que militante. Si on prend l’épisode Christophe Girard, c’est justement la jonction de plusieurs moyens d’action qui a joué. Concrètement il y avait une manifestation organisée sur le parvis de l’Hôtel de ville et à l’intérieur, des élu.e.s écologistes, dont j’étais, menaient le combat. Si j’avais été simple activiste je ne sais pas si on aurait obtenu aussi rapidement le départ de Christophe Girard. 

Revendiquez-vous, en tant que féministe, une certaine misandrie ?

Ce n’est pas un mot qui m’intéresse particulièrement mais cela renvoie à une question qu’on nous pose bien trop souvent, à nous les féministes, lorsqu’on énonce la liste des horreurs commises par les hommes : « vous ne détestez pas les hommes quand même ? ». Or ce n’est pas du tout le sujet, donc je pense qu’il faut se laisser la liberté de répondre « si ».

Pour moi derrière cette question, derrière le « not all men » il y a une volonté d’interdire au féminisme d’être pleinement un discours éminemment politique. C’est marrant parce que dans d’autres contextes la généralisation n’est pas du tout remise cause. Dire « les » pour désigner un groupe on le fait tout le temps, sans que cela provoque un tollé. Donc pourquoi quand c’est le féminisme qui l’utilise pour désigner un ensemble sociologique ("les hommes", ndlr)  on nous interdirait de le faire ? Je pense que c’est pour nous obliger à fuir le champ du politique, pour délégitimer le féminisme et le ramener au niveau de l’individu, de l’émotion, de l’affection.

Je comprends donc parfaitement qu’il y ait une envie d’utiliser le terme de « misandrie », je crois même que c’est utile politiquement. Et même c’est surprenant qu’un plus large mouvement de misandrie ne soit pas en cours, vu les actions des hommes. C’est dire à quel point le système d’oppression des femmes par les hommes est puissant. 

"Quand j’étais ado, je ne connaissais même pas le mot lesbienne."

Certaines militantes lesbiennes reprochent parfois aux hommes homosexuels d’avoir “monopolisé” la lutte LGBT+. N'est-ce pas surtout à cause de la visibilité apportée par les années sida  ? 

Je ne crois pas. Il existe des ressorts et des mécanismes sexistes également dans le militantisme gay. Je l’ai vu dans le combat pour la PMA, on a eu une confiscation de la parole par certains militants gays malgré nos revendications extrêmement fortes au sein du mouvement. Concrètement comment cela s’est traduit ? Quand il y a eu un rendez-vous avec François Hollande ce sont deux hommes qui ont été envoyés alors qu’un des sujets brûlants était la PMA. Je faisais des interventions régulières au sein des associations pour demander d’arrêter de n’envoyer que des hommes répondre aux journaux. C’est l’invisibilisation classique des lesbiennes, et des femmes en général.

C’est un peu plus désespérant dans ces luttes-là puisque les mécanismes sexistes sont aussi à la base des mécanismes homophobes. Mais pour moi cela ne date pas des années sida. des militantes du FHAR (Front homosexuel d'action révolutionnaires) se plaignaient déjà, dans les années 1970, que le groupe était trop dominé par les hommes. Et puis les lesbiennes se sont aussi énormément engagées pendant les années sida. Mais je trouve qu’il y a eu du changement récemment, notamment à la tête des associations LGBT+.

Pensez-vous qu'au moment du mariage pour tous, un militantisme LGBT+ plus radical aurait permis d'obtenir dès 2013 le vote de la PMA pour toutes ?  

Bien sûr qu’il aurait fallu être plus radical à ce moment-là. Les associations institutionnelles n’ont pas été assez en confrontation directe. Je me souviens de discussions avant la Pride de 2013 quelques semaines après le vote pour le mariage où on a demandé, on a supplié aux organisateurs de faire une marche avec des femmes devant. On leur disait que ça allait marquer les esprits, qu’il fallait montrer qu’on était en colère que la promesse de la PMA ne soit pas tenue. Mais finalement le mot d’ordre a été ‘l’égalité jusqu’au bout’, c’était une manière de dire merci au gouvernement pour le mariage.

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Ce qui me rend assez amère c’est qu’à l’époque on a eu dans des réunions des responsables gays pour nous dire « ne la ramenez pas trop sur la PMA, vous allez tout faire rater pour le mariage, il ne faut pas trop en demander ». Alors que quelques années après quand justement le mariage était accordé et qu’on se battait pour la PMA, eux n’ont pas hésité à y aller sur la GPA. C’était deux poids deux mesures.

Dans le livre, vous reprochez aux personnalités publiques LGBT+ de ne pas faire de coming out explicitement... 

Je comprends que certaines personnalités publiques ne veuillent pas faire leur coming out pour protéger leur vie privée. Mais je vois aussi un peu d’ingratitude et d’égoïsme dans cette démarche. Cette vie privée ils peuvent l’avoir parce que d’autres militant.e.s se sont fait castagner, ont perdu leur boulot, se sont retrouvé.e.s dans des situations abominables pour qu’on puisse avoir une vie privée tranquille, donc ça me fait un peu mal au coeur.

C’est important que ces personnalités fassent leur coming out pour que les jeunes aient des roles models. Je ne connaissais même pas le mot lesbienne quand j’étais ado. C’est important aussi qu’il y ait des homosexuel.le.s revendiqué.e.s dans les discussions publiques pour faire baisser d’un ton les discours homophobes. Quand je vais sur un plateau télé par exemple les gens ne peuvent plus dire « les lesbiennes font ci les lesbiennes sont comme ça », non nous en avez une en face de vous donc allez-y dites-le moi en face que je ne vais pas savoir élever des enfants.

Qu’avez vous pensé du coming out d’Angèle, qui n’a pas dit qu’elle était lesbienne, bi ou pan, mais simplement qu’elle est en couple avec une fille ?

C’est un des plus émouvants moments de ces dernières semaines. Même si elle n’a pas employé le mot lesbienne. Moi j’en revendique l’utilisation, parce qu’il est fort politiquement, mais certaines personnes préfèrent le mot queer par exemple, cela dépend de chacun. Là c’était chouette, c’était super amoureux, j’ai vraiment fondu.

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Aujourd’hui, les lesbiennes sortent du placard. Angèle, Adèle Haenel, Pomme…  Les années 2020 seront lesbiennes ou ne seront pas ? 

Dans le 18e arrondissement de Paris il y a un graphe qui dit « quand 2020 sera lesbien ». En tout cas c’est vrai que récemment on voit ce mot là dans des titres d’articles, dans les propos de personnalités. Il y a au moins besoin de ça pour permettre un repositionnement de ce mot qui nous a été tellement volé, usurpé. Espérons que ce moment dure un peu.

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Le dernier chapitre du livre parle des "violences patriarcales". C’est un chapitre très dur, très pesant. Vous n’êtes jamais lassée de porter ça, de faire de votre vie une lutte ?

C’est justement ce dont j’avais peur en allant en politique, de perdre le côté génial de la lutte, qui peut-être très joyeuse, festive, pleine de rencontres amicales, amoureuses. 

Je suis très angoissée par la mort, le néant et c’est terrible de se dire que quand je vais mourir j’aurai fait tout ça mais ça ne sera pas résolu, cela va prendre encore des dizaines et des dizaines d’années après moi. Mais je ne sais pas comment faire autrement que me battre. Par ailleurs, je bénéficie d’un environnement très privilégié, rempli d’amour, je n’ai jamais affronté de trauma… Quand on a la chance de vivre dans cette situation on se doit d’affronter ces réalités.

"Le Génie Lesbien" d'Alice Coffin est publié chez Grasset.