Le Monument Ordinaire de Mansfield.TYA s’est fait attendre par les fans : depuis Corpo Inferno, il y a cinq ans, Rebeka Warrior et Carla Pallone n’avaient pas sorti d’albums ensemble. La première, créatrice techno-punk de Sexy Sushi, était occupée à jouer de l’électro avec Kompromat (en duo avec Vitalic). La seconde, violoncelliste, partageait son temps entre l’ensemble baroque Stradivaria et le trio Vacarme.
L’attente en valait la peine. Des paroles tristes, presque funèbres, «Dorénavant il ne te reste que ma voix / Amеn et Auf Wiedersеhen». Des notes électros comme sur Soir après soir. Un violon lancinant, qui briserait les cœurs les plus durs dans Ni morte ni connue. Mansfield.TYA semble avoir trouvé la recette d’un album dansant et mélancolique avec les douze titres de Monument Ordinaire, qui nous plongent, au choix, dans une introspection dansante ou une «bamboche» lugubre.
Comment décririez-vous cet album, Monument Ordinaire ? A l’écoute, on a qu’une envie, c’est danser. Pourtant, les thèmes abordés sont assez mélancoliques…
Carla : Il est fait pour danser en pleurant ou l’inverse. Cet album, c’était une façon de chercher un équilibre un peu précaire entre nos particularités à chacune : on sent d’un côté l’électro et de l’autre des choses plus acoustiques.
Rebeka : A chaque fois qu’on fait un album c’est mon album préféré… Alors Monument Ordinaire est évidemment mon préféré. En plus, il a une symbolique particulière, car il a été plus dur à écrire et à composer que les autres. On était à des périodes difficiles de nos vies toutes les deux. Pour le décrire, je dirais : « formidable ».
Votre public attendait une nouvelle sortie depuis 5 ans et l’album a été très bien reçu…
Rebeka : Ça fait trop plaisir. On a envie de partager ce bonheur-là en live. On doit annuler la Maroquinerie, alors que cette date avait été complète en une nuit… On était trop contentes de revenir dans le game comme ça. L’album a fait beaucoup de préventes avant sa sortie, les gens ont massivement acheté, ça montre qu’ils sont fidèles donc ça nous va droit au cœur.
Carla : Oui, ça nous touche car il y a toujours cette petite épée de Damoclès : si tu laisses passer trop de temps, les gens t'oublient. On a essayé de ne jamais céder à ce genre de pression, on voulait laisser passer du temps entre nos albums, pour se renouveler, voir d’autres gens, d’autres styles de musique. Ça met du baume au cœur de voir qu’il y a quand même une singularité de Mansfield qui ne s’oublie pas.
Rebeka : Ça va aussi à contre pied de la société qui veut qu’on consomme de la musique assez vite. Et je pense que notre public est constitué de gens patients et fidèles, à contre-courant.
Carla : On nous dit souvent que notre musique est « mélancolique », ce qui a une connotation un peu mitigée… Et moi j’ai vraiment été touchée de ça : me dire qu’on pouvait exprimer continuer à exprimer des choses sans censurer les sentiments. L’idée c’est de rester sincère. C’est d’autant plus précieux avec la période… Les échanges sont tellement menacés.
Vous avez chanté dans trois langues différentes sur cet album. Français, italien, allemand. Pourquoi ce choix ?
Carla : Les langues sont un peu comme des instruments de musique. En allemand, j’ai tendance à être plus monotone, et même monocorde. On ne l’a utilisée que sur Auf Wiedersehen. Et l’italien c’est une langue qu’on avait déjà utilisée sur La notte et que j’aime bien car je mets les accents n’importe où mais c’est très chantant.
Qu’est-ce que vous ressentez à l’idée que Monument Ordinaire soit produit par WarriorRecords ?
Rebeka : Beaucoup de fierté. C’est l’aboutissement dans une carrière de produire son propre disque, de faire le travail de A à Z et d’être pluridisciplinaire dans une société en pleine mutation. C’est important en tant qu’artiste d’avoir plusieurs cordes à son arc.
Carla : Il y avait vraiment cette volonté de produire l’album, d’avoir une certaine autonomie, de choisir notre calendrier, de respecter notre rythme. Et Julia avait envie de monter un label pour des raisons plus diversifiées. Donc on a rassemblé les efforts.
D’ailleurs, pourquoi avoir voulu faire de Warrior Records un label 100% féminin, avec Cassie Raptor, Moesha 13, Maud Geffray et Vimala Pons ?
Rebeka : Ce n’est pas 100% féminin. On va être un maximum axé sur les femmes, les queers, les trans, les non-blancs. On va essayer d’axer là dessus mais ce n’est pas fermé non plus. Si tu partages nos valeurs, tu es le bienvenu. On est habillés en noir, on a l’air de corbeaux méchants mais on est assez hippies et bienveillants dans le fond.
Rebeka, tu es la « maman » de WarriorRecords : comment est venue l’idée de lancer ce label queer, transféministe, antiraciste, résistant ?
Rebeka : La scène queer m’a construite. À Paris et dans le monde entier, la nuit queer est un vrai endroit de résistance. C’est là que se sont tissés les liens artistiques forts que j’ai eus pendant ma carrière. Je suis tout le temps avec des gens du milieu de la musique, que je fréquente depuis 15 ans, 20 ans. On est très proches, on sort, on a les mêmes visions artistiques, de la poésie, de l’art, de la résistance. Et donc ça s’est fait un peu malgré nous. On avait besoin de sortir des productions, de défendre nos idées. Et c’est arrivé quoi. Et on a fait un gosse sans faire attention. Ça arrive dans ce contexte grâce à un alignement des planètes. Ça a laissé plus de temps aux artistes. Parce qu’on avait pas de concerts et qu’on a quand même besoin de créer. Pour moi, c’est important que ce label soit engagé car je suis engagée, ainsi que tous.tes les membres de la famille. On n’a même pas décidé : on s’est retrouvés tous ensemble et on s’est dit que c’était forcément ainsi. C’est important d’ouvrir sa gueule et de dire qu’on a des valeurs, des principes et envie de défendre notre communauté, nos droits, nos libertés.
Il y a trois feats sur cet album : pourquoi vous avez choisi de travailler avec Odezenne et Fanfan (Bérurier Noir) ?
Julia : Fanfan n’a pas chanté depuis très longtemps. Il a eu un groupe après les Bérurier Noir, Molodoï. Là il avait envie d’exprimer des choses, il s’était tu assez longtemps et il est revenu vers nous au bon moment. On avait déjà fait une reprise des Rebelles des Béruriers Noirs, il avait entendu parler de nous comme ça. Et les Odezenne sont de grands amis de tournée. On se voit souvent. Ils écoutaient énormément Bleu Lagon dans leur camion de tournée, en rentrant de date et nous on écoutait Vodka.
Carla : Alors on s’était dit qu’il fallait faire « Bleu vodka ».
Rebeka : Alix avec l’aide de Romain Winkler a réalisé un clip pour Une danse de mauvais goût il y a peu, où on fait une course poursuite tous ensemble, avec un cheval, un lit d’hôpital et une voiture de course. C’est une course folle de la vie, on a hâte que ce clip sorte.
Comment s’annonce la tournée de Mansfield.TYA, vu le contexte ?
Carla : On s’est préparées psychologiquement à faire des concerts assis ou masqués. Ça reste rageant car c’est l’album le plus dansant qu’on ait fait. On préfère assis que rien du tout. La formation du duo nous permet de nous adapter à pas mal de contexte.
Rebeka : On a préparé le live. On est très attachées à cette façon de partager notre musique. La formation duo nous force à un certain minimalisme et à se réinviter. On a pas pu faire de fête pour la sortie de l’album. On attend patiemment de pouvoir le célébrer en live. Notre tourneur s’arrache les cheveux… Il est chauve.
Carla : Ça fait trois fois qu’il décale la tournée, il y a un embouteillage qui se crée, ça va être de plus en plus difficile pour les groupes de trouver une place.
Quoi de prévu en attendant les vrais concerts ? Des lives sur les réseaux sociaux ?
Rebeka : Je suis formellement opposée au live sans public. Je ne pratique pas le concert mort.
Carla : Mais depuis le début de l’année, on a fait une petite vidéo pour chaque morceau pour expliquer les trucs qu’on a pas l’occasion de dire dans des échanges informels. Ce sont des petites stèles dans lesquelles on parle de nos morceaux. Ça m’a fait du bien de faire ça, ça reconnecte avec des détails qui n’en sont pas. Raconter les histoires de chaque morceau. Ces petites stèles c’était une bonne façon d’échanger et de dire des choses plus personnelles.
Rebeka : C’était aussi une façon créative d’utiliser les réseaux sociaux. Ces stèles c’était un peu l’éclate, on a pu tout raconter et s’exprimer artistiquement. Et on continue d’ailleurs, tant qu’on est enfermées.
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