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interviewMylène Farmer : "Le secret est mon sanctuaire"

Par Adrien Naselli le 15/04/2021
Mylène Farmer

Pour TÊTUMylène Farmer a accepté de sortir de son silence. Le tout mis en image, en couverture du magazine anniversaire de nos 25 ans, par son génial complice Jean-Baptiste Mondino. Rencontre avec l’un des derniers mythes français.

Des tas d’artistes rêvent de notre amour et de notre fidélité. Peu les méritent. Quelques-un·es les obtiennent, pour des raisons énigmatiques. Presque ésotériques. Mylène Jeanne Gautier, dite Mylène Farmer, a tout reçu, elle, de son public LGBT+. Depuis "Maman a tort" (1984), la chanteuse entretient avec lui une passion aussi intense qu’indéchiffrable. Il y a, en France, deux catégories de garçons gays : ceux qui adorent Mylène Farmer, et les autres, ceux qui ne comprennent pas. "Pourvu qu’elle soit douce", "Sans contrefaçon", "California", "Ainsi soit je…" ; c’est vrai, bon sang, qu’est-ce qu’on lui trouve ? Un goût immodéré pour la transgression ? Une voix qui console ? Un trouble dans le genre ?

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Elle, toujours si discrète, pourquoi nous a-t-elle dit oui ? Sûrement parce qu’elle nous aime. Parce qu’elle a tissé depuis longtemps avec ce magazine une relation de confiance et de respect. Et avec son public, une histoire d’amour déraisonnable. Sa seule exigence ? Que tout cela reste secret.

Malgré le temps qui passe, les biographies, les sites de fans, les réseaux sociaux (qu’elle boude superbement) ou un documentaire sur Amazon (L’Ultime Création), le mystère Farmer reste entier, et l’autrice-compositrice règne encore quasi sans partage sur l’entertainment hexagonal. Mais, aujourd’hui, elle laisse planer le doute. Après un nouveau best of en guise de bilan – où elle pose en pochette telle une version 2020 d’Albator –, remontera-t-elle sur scène ? Sortira-t-elle un nouveau disque ? Nos questions sont nombreuses, mais Mylène Farmer ne répond qu’à celles qui lui chantent. C’est le jeu. Ainsi soit-elle. Elle en profite tout de même pour distiller un peu de lumière sur une époque où tout est chaos.

Vous ne parlez jamais. Ou si peu. Le secret, chez vous, c’est une timidité ? Ou une façon de vous protéger des agressions de la presse, des questions intrusives ?

Mylène Farmer : Chez moi, le secret n’est pas une question de timidité ou de protection, je ne le cultive pas. C’est vraiment une seconde nature. Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours considéré le secret comme étant mon sanctuaire. Je n’imaginais pas que, dans le monde ultra-connecté qui est le nôtre aujourd’hui, le secret deviendrait un des derniers espaces de liberté. C’est devenu une nécessité, un espace vital. Et puis le secret a ceci de particulier qu’on peut le partager avec ceux qu’on aime… C’est ce que j’ai tenté de faire pour la première fois dans le documentaire L’Ultime Création. C’était un exercice difficile pour moi, mais je me suis autorisé cette liberté. C’était le bon moment.

Vous sortez un nouveau best of. Comment s’est opéré le choix des chansons ?

J’ai travaillé avec ma «garde rapprochée», et nous avons réfléchi ensemble sur la direction artistique globale du projet Histoires de. Il y a en définitive 52 chansons, je crois. Une partie des titres sont dans leur version live, et une autre partie dans leur version studio. Pour certains le choix était évident, pour d’autres moins. Mais, toujours, ce fil conducteur : derrière chaque chanson se cachent des histoires. Elles évoquent toutes quelque chose de particulier pour moi et pour celles et ceux avec qui j’ai eu la chance de les partager. Nous n’avons pas forcément voulu dater tout ça afin que toutes ces histoires réunies en constituent une globale, unique, représentative du chemin parcouru. Ce sont, finalement, nos histoires… à nous !

"L'écriture est une jubilation, une douleur, un désespoir, une colère, une rage. Surtout, une nécessité."

L’écriture est-elle un bonheur ou un moment difficile pour vous ?

Si l’écriture est un bonheur ? Plutôt une jubilation, une douleur, un désespoir, une colère, une rage. Surtout, une nécessité. On écrit ce que l’on vit. Ce qui nous anime, ce qui nous dévaste, ce qui nous transporte… J’ai toujours trouvé refuge dans les mots. J’imagine que je continuerai à écrire tant que je me sentirai vivante.

Vous avez écrit des chansons pour Alizée et pour votre dernière protégée, Julia… Mais jamais aucune pour des garçons. Pourriez-vous écrire pour un chanteur ?

C’est une question de rencontre. Je pourrais sans doute écrire un texte, oui. Mais un album entier, j’avoue… je ne sais pas ! En fait, je n’y ai jamais pensé.

Vous avez, avec TÊTU et ses lecteurs, une histoire intime. Comment la décririez-vous ?

Unique ! Finalement, on a presque grandi ensemble. Nous avons partagé une histoire basée sur la confiance et le respect. Et puis nous avons sans doute en commun une certaine sensibilité, mais surtout – et qui me semble le plus important – ce désir de liberté et d’être nous-mêmes.

Pour cette couverture de TÊTU, vous retrouvez Jean-Baptiste Mondino. Qu’aimez-vous tant dans son travail ?

Jean-Baptiste est un surdoué. Il conçoit ses photos comme des toiles. C’est un peintre – un peu fou, d’ailleurs. Il est tellement inspiré… Et puis j’aime l’homme. Il a en lui une vraie humilité, une discrétion, une pudeur, un sens de l’humour infatigable et une vraie générosité. C’est aussi un homme cultivé et curieux de tout.

On pourrait également citer Laurent Boutonnat, Jean-Paul Gaultier, Pascal Nègre, Thierry Suc ou Anthony Souchet. Vous êtes une artiste fidèle à vos amitiés créatrices…

Je pense que c’est très important pour faire ce métier. C’est une chance d’avoir pu tous les garder à mes côtés. Fidèle, oui ! C’est en tous cas ma nature profonde… mais si l’on ne me trahit pas !

On vous a souvent trahie ? Que doit-on craindre de Mylène Farmer quand cela se produit ?

Tout le monde a été trahi au moins une fois dans sa vie, non ? C’est formateur. Mais plusieurs fois c’est : mal au cœur ! Je ne suis pas dans la culture de la "vindication", mais, dans ce genre de cas, je ne communique plus. Je mets à distance pour justement ne pas tomber dans une facilité : faire du mal quand on vous a fait du mal.

"Je ressens l’extrême difficulté de vivre ce que l’on est."

Votre lien avec le public gay est aussi fort qu’il est mystérieux. Vous posez-vous parfois la question de ce que nous aimons chez vous ?

Je suis bien incapable de vous dire ce qu’on peut aimer chez moi ! J’imagine que je partage avec le public qui me suit le goût de la différence, de la singularité. Comme toutes ces personnes, je ressens l’extrême difficulté de vivre ce que l’on est. Il faut lutter âprement pour survivre dans l’uniformité. C’est un mélange complexe de résilience et de révolte.

Le public gay français a une particularité. Il est souvent très fidèle à des icônes au goût prononcé pour la mélancolie : Dalida, Barbara, vous…

C’est une filiation qui m’honore. Ce sont de grandes artistes. Tellement atypiques. Ce sont deux femmes qui se sont livrées à travers leurs chansons, mais qui sont restées impénétrables. Avec, bien sûr, une fragilité palpable. Mais je les imagine aussi fortes que désespérées. La mélancolie est souvent synonyme de tristesse ; je pense qu’il y a une part de lumière dans ce sentiment. Ne dit-on pas : une tristesse rêveuse…

Vous êtes très connue en Russie. Là-bas, les personnes LGBT+ souffrent terriblement des lois contre la "propagande gay". Qu’auriez-vous envie de leur faire passer comme message ?

J’aime tellement ce pays ! Et je trouve cette situation extrêmement triste. Un pays qui considère qu’il existe plusieurs catégories de citoyens avec des droits différents ne remplit pas son rôle. C’est déjà tellement difficile de faire face aux préjugés et à l’intolérance, mais quand la loi contribue à stigmatiser une partie de la population en se basant sur l’orientation sexuelle, cela encourage le harcèlement et la violence. C’est tellement injuste.

"Par la verbalisation, ce qui était transgression est devenu identité."

Les années 2020 sont celles de la fluidité de genre et de la non-binarité. Dans bien des aspects, on a l’impression de vivre dans une époque que vous avez prédite avec vos clips androgynes…

Absolument ! Ce qui a changé, c’est qu’on a mis des mots sur ce qui à l’époque me paraissait procéder d’un instinct de survie. Par la verbalisation, ce qui était transgression est devenu identité. C’est une avancée majeure.

On vit un moment passionnant avec l’émergence de nouvelles figures et de nouveaux combats féministes. Vous revendiquez-vous "féministe" ?

Être une femme est un combat. C’est un combat qui n’est pas né avec les mouvements actuels. J’imagine que je mène ce combat à ma façon depuis que j’ai le privilège de pouvoir m’exprimer à travers mes textes, mes clips. Je soutiens le féminisme quand il tend à réduire les injustices sociales, économiques et culturelles entre les hommes et les femmes. Mais je redoute aussi le féminisme quand il devient un tribunal de la pensée, une expédition punitive.

Vous n’aimez pas trop lire les critiques musicales, mais lisez-vous parfois ce que vos fans écrivent sur vous ?

Non. Pour la bonne raison que les fans qui écrivent sur moi s’adressent aux autres fans. En revanche, je lis les lettres des personnes qui m’écrivent. Elles me parlent d’elles, elles parlent aussi de moi.

Vous êtes née au Canada. Que reste-t-il de ce pays en vous ?

Le goût des étendues de neige immaculée. Le crissement des pas qui s’enfoncent dans la neige. L’amour des lacs, des forêts… Le souvenir de mon enfance reste très flou malgré tout. J’ai la mémoire d’une scène très courte : la gifle d’une bonne sœur parce que j’avais renversé mon verre de jus d’orange par terre. (Elle éclate de rire.)

Qu’avez-vous ressenti en apprenant la mort de Juliette Gréco, dont vous avez repris la chanson "Déshabillez-moi" sur votre deuxième album ?

Une tristesse avec un grand "T". Je me souviens de notre rencontre, au Japon. J’étais avec Thierry Suc. Je l’ai écoutée chanter sur scène, c’était impressionnant et émouvant. Lors de notre dîner, elle était solaire et séductrice… Je n’oublierai jamais.

"L’Âme dans l’eau", chanson inédite parue en même temps que le documentaire L’Ultime Création, parle-t-elle de votre rapport à la scène ?

Pardonnez-moi, mais je n’explique jamais mes chansons. Jamais.

"L’envie de monter sur scène, chez moi, ne se programme pas."

On aura essayé ! Le final de votre concert à La Défense Arena avait tout d’un adieu à la scène. Beaucoup de fans y ont vu une boucle bouclée. Avez-vous l’intention de remonter sur scène ? Pouvez-vous vous en passer ?

Je n’ai jamais répondu à cette question non plus. Il faut me comprendre, l’envie de monter sur scène, chez moi, ne se programme pas.

Vous régnez sur la pop française depuis les années 1980. Y a-t-il des jeunes artistes chez qui vous décelez une filiation ? À moins que ceux qui vous intéressent le plus soient les plus éloignés de vous ?

Sans parler de filiation, j’aime beaucoup Billie Eilish. Elle est très étonnante. Sa voix, son phrasé, les productions, sa singularité… Sinon, je ne me lasserai jamais d’écouter Depeche Mode !

La mélancolie, l’amour qui se termine, l’amour qui fait mal… sont des thèmes récurrents de vos textes. Êtes-vous une femme heureuse ?

Je suis une femme plus sereine, plus épanouie sans doute, et c’est certainement grâce à celles et ceux qui m’ont tant donné depuis tant d’années : le public. Cette incroyable fidélité me bouleverse. Est-ce cela le bonheur ? Peut-être bien…

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Photographie : Jean-Baptiste Mondino
Entretien : Romain Burrel et Adrien Naselli