Alors que Mylène Farmer a dévoilé un nouvel album, L'Emprise, avant sa tournée de concerts Nevermore 2023, la star française semble enfin être sortie du placard des plaisirs coupables pour prendre la place qu'elle mérite au panthéon des artistes inspirantes. Dans le magazine têtu· actuellement en kiosques, notre expert "farmerien" revient sur cette histoire dans un texte personnel illustré par vos fan-arts sélectionnés par la rédaction.
Illustration Romy Cardon
Quand tes parents sont fans d’une chanteuse, il y a de fortes chances pour que tu finisses par la trouver ringarde. Il faut bien s’opposer un peu pour se construire. Depuis mon mémoire de littérature à l’université sur les textes de Mylène Farmer*, j’ai remarqué que les gays insensibles, voire carrément hostiles à la star partageaient souvent la même expérience d’un parent 1 ou d’un parent 2 ayant un peu trop écouté le best of Les Mots (2001, 1,6 million de disques vendus) en hurlant “je, je, suis libertine” dans la voiture. Ou usé, en faisant le ménage, le DVD du live à Bercy de sa tournée 1996, où l’icône, vêtue d’un kimono et d’un pantalon, comme un garçon, est entourée de drag-queens multicolores (Mylène n’a pas attendu Drag Race). Des parents que les provocations de Farmer et de son compositeur-vidéaste, Laurent Boutonnat, à l’encontre de l’Église catholique n’avaient pas choqués, au contraire : en bons héritiers de la libération sexuelle, ils étaient attirés par l’odeur de soufre et de cul qui jaillissait de l’œuvre de la rousse.
À lire aussi : Jeu vidéo, Mylène Farmer, porno, Philippe Besson… au sommaire du nouveau têtu·
J’ai un exemple très concret à la maison : Johnny (non, pas le chanteur décédé, je parle de mon mec). Il n’aime pas particulièrement ma star préférée, ni sa manie de traîner dans les cimetières, ni cette façon de chanter haut perché sans rien articuler. Avec lui, ma théorie des parents fonctionne à plein puisque son père arbore carrément un autocollant à l’effigie de Farmer sur sa camionnette rouge. Ce quinquagénaire anglais ne parle peut-être qu’un français très relatif, mais il est amoureux de Mylène. En 2019, mon beau-père a même fait le voyage depuis Glastonbury, dans le Somerset, pour nous accompagner à l’une des neuf dates de la star à La Défense Arena. Il ne s’attendait pas à voir autant de gays au mètre carré, et s’il s’est peut-être posé ce soir-là des questions sur son orientation sexuelle, ça ne l’a pas empêché de sauter dans la fosse comme un gosse en essuyant des larmes. Johnny, lui, s’est contenté d’applaudir poliment.
Satanique Farmer
Mais quand tu as grandi dans une famille qui pense que Mylène Farmer c’est Satan, une femme qui prône la débauche et rend tout le monde pédé, ça devient tout de suite beaucoup plus intéressant. D’ailleurs, ces familles-là n’ont pas tort : dans le clip de “Dégénération” (2008), alors que l’armée dépêche un commando pour arrêter une créature extraterrestre (Mylène) qui tente de s’enfuir d’un laboratoire, elle les repousse en jetant un sort qui libère les désirs refoulés des soldats, lesquels commencent à se rouler des pelles avant de se grimper dessus.
Mylène et les gays, c’est une guerre de religion. Elle a ses fidèles, et ses blasphémateurs qui rejettent avec force le cliché pour se distinguer. Ainsi, au moment de lire ces lignes, une petite moitié du public de têtu· n’aura pas prêté l’oreille à L’Emprise, le douzième album studio de la star en trente-huit ans de carrière. Une autre grosse moitié, qui a déjà marqué la date du 25 novembre d’une pierre blanche sur son calendrier, l’aura comme moi écouté religieusement. Pour nous, chaque sortie d’un album de Mylène est un jour férié. En attendant, il nous a fallu imprimer ce magazine sans avoir pu accéder à ce nouveau disque composé entre autres par Woodkid et Moby. N’allez pas croire que travailler à têtu· nous donne le moindre passe-droit ! Aucune exception. Farmer est la seule, en France, à pouvoir se passer presque totalement du soutien des médias, et ce depuis le début des années 1990 quand elle décida de ne plus répondre aux sollicitations qu’avec une extrême parcimonie.
Mylène méprisée, Mylène outragée…
Et les médias le lui ont fait payer. À commencer par têtu·, lorsqu’il était bien vu de se foutre royalement de la gueule de l’icône et de ses fans, avec le ton moqueur caractéristique des années 1990. Aimer Mylène vous rangeait alors dans la catégorie des indésirables. Par exemple, dans une page humoristique de 1997 sous forme de bande dessinée intitulée Le Détail qui tue, l’auteur met en scène une drague en boîte de nuit : “Vous attendez qu’il passe près de vous pour l’aborder, mais à ce moment-là le DJ décide de passer 'Sans contrefaçon' de Mylène Farmer. Le détail qui tue : il court sur la piste et danse frénétiquement. Le détail qui tue encore plus : il se précipite sur la piste et se met à danser frénétiquement en chantant les paroles.” Je vous épargne la suite du texte, d’abord parce qu’il véhicule une vision dégradante des folles, mais surtout parce qu’il est tellement mauvais que cela compromettrait la survie de notre magazine.
Autre exemple, en 2001, à propos d’une expo à voir à Bordeaux : “S’il vous faut un dernier argument, je vous l’assure : l’art contemporain, c’est toujours un meilleur sujet de conversation pour draguer que la sortie du dernier Mylène Farmer. Non ?” La même année, dans une enquête sur les lieux de drague, têtu· note les “plus” et les “moins” du bar parisien Le Bear’s Den. Dans les “moins” : “Le chœur des ours qui sévit les lundis et mardis soir, chantant Sardou ou Mylène Farmer. De quoi faire débander le plus viril des bûcherons.” La ligne éditoriale est alors très claire : le fan de Mylène, c’est l’autre. Celui qui fait la queue comme un mouton devant la Fnac les jours de sortie ; celui qui a des goûts de chiotte ; celui qui n’est pas très viril et donc moyennement baisable. En 2005, dans un article sur les différents types de gays, le fan de Mylène est encore classé parmi les “pas branchés”.
…mais Mylène adorée
Pourtant, des lecteurs de têtu· fans de Mylène, il y en a évidemment toujours eu à foison. Et il suffit d’éplucher les petites annonces de l’époque pour entendre un autre son de cloche. En 1999 : “H 39a, sentimental, cherche H 25/35a, tendre, affectueux et hors milieu, aimant cinéma, musique. Moi 1m70, 67 kg, aime la nature, Paris, les balades en vélo, Mylène Farmer, les chats. Photo souhaitée. Écrire au journal réf. 32006.” N’en déplaise à ceux qui méprisent les gays à divas, Mylène fait partie de notre histoire commune. Une histoire pas uniquement gay, mais aussi lesbienne. En 2000 : “Dépts 58, 71, 18, 03, JF 29a, douce et tendre aimant la nature et Mylène Farmer, rech. même prof. pour partager des moments uniques pour pr rel. dur. et sérieuse. Rép. ass. si ph. Écrire au journal réf. 47213.”
Alors la bataille fit rage dans nos pages. En 2003, un lecteur du nom de Marc se rebelle : “Mais quel est donc votre problème avec Mylène Farmer ? (…) On m’avait déjà traité de « pédé », de « tapette », de « raclure », de « sac à sperme », et j’en passe, mais de « lobotomisé », c’est la première fois ! Je ne suis donc toujours et encore qu’une pauvre « folle pathétique » qui fait chauffer sa carte bleue dès qu’un remix de MF sort. (…) Ce qu’on aime chez Mademoiselle Farmer, c’est l’écouter, la voir en concert ou en DVD, et rien de plus. Peut-être simplement parce qu’on se reconnaît dans ses textes, son mal-être, ses angoisses, sa peur de la mort, et paradoxalement, son désir de mourir, sa peur de l’amour et de ses ravages, et que, parfois, désenchanté de la vie, on ne sait plus trop à quoi on sert sur cette foutue Terre. C’est vraiment trop con, un fan de Mylène…”
Le journaliste Patrick Thévenin lui répond : “Mylène Farmer étant un personnage médiatique, il me semble démocratique de pouvoir m’exprimer, à ma manière, au sujet d’une personnalité dont je vis la visibilité comme une agression (sic).” Et d’inciter Marc à se rendre aux rassemblements de soutien aux homos devant l’ambassade d’Égypte plutôt que de perdre son temps à défendre Mylène. “Voilà ce qui me faisait écrire le mot « décérébré », qui en a blessé beaucoup, poursuit encore le journaliste. J’avoue que les réactions à mon article n’ont fait que confirmer l’usage de ce terme.”
Dans un autre numéro, Christopher, étudiant, écrit pour se plaindre que Mylène ne soit pas mentionnée dans la rétrospective du magazine sur la culture gay au XXe siècle. Son argument : “Il suffit de se rendre à l’un de ses concerts, aussi bien à Paris Bercy qu’en province, pour mesurer à quel point la jeune génération gay l’aime et s’identifie à elle.” L’équipe remercie Christopher de lui “donner l’occasion de faire le point sur Farmer et têtu· : 1/ D’accord avec vous sur son public pédé : c’est assez impossible à contester, même si on n’est pas obligé d’approuver… 2/ têtu· a demandé, par deux fois, une interview à Mylène, qui a toujours refusé. Elle veut bien vos sous, mais elle n’a rien à vous dire. Voilà.”
"Je vais alors fêter mes 19 ans et mon cœur s'emballe pour cette Mylène aux cheveux courts, qui se rase la barbe en couverture."
La voilà, la rancœur. Sur tous les sujets, la star a cultivé son silence, aussi sincère – on se doute qu’il correspond à sa nature profonde – que redoutablement commercial. Mais à têtu·, on ne lui pardonne alors guère ce mutisme. Il faut attendre août 2008 pour que Farmer fasse la une de notre magazine, avec ce titre : “Les gays et moi.” Je vais alors fêter mes 19 ans et mon cœur s’emballe pour cette Mylène aux cheveux courts qui se rase la barbe en couverture. Elle porte aux doigts d’énormes bagues en forme de têtes de mort. Un an plus tard, lorsque je débarque à Paris pour mes études, je retrouve le créateur indiqué dans les crédits du magazine, Gavilane, et j’achète deux de ces bijoux étonnamment plutôt bon marché. Armé de mes têtes de mort couleurs or et argent aux yeux de diamants, j’entre en croisade.
À l’École normale supérieure, ma tutrice me souhaite de bien m’amuser quand je lui annonce mon sujet de mémoire, avant de fermer la porte de son bureau un peu précipitamment, l’air de dire : cet étudiant est perdu. Quelques camarades travaillant sur des auteurs plus nobles comme Proust ou Tolstoï se foutent ouvertement de ma gueule. Qu’importe ! Je ne lâche rien. Stagiaire dans une émission de France Culture en 2013, alors que je tente de programmer une chanson de Mylène, on me regarde avec de grands yeux outrés. Seule la curieuse Laure Adler, pour qui je travaille en 2019 à France Inter, accepte de passer “Libertine” à la radio – il faut dire que l’on recevait le réalisateur Albert Serra pour son très sulfureux Liberté, qui nous montre des libertins du XVIIIe siècle forniquant ; c’était raccord.
Trax Magazine, Cannes, Radio France…
Il faut croire que mes efforts ont payé puisqu’en 2021 Farmer a intégré les cercles les plus fermés en devenant membre du jury du Festival de Cannes. Le cinéma ouvre ainsi ses portes à une chanteuse populaire qui n’avait jamais tenté de faire partie du club. Mylène ne s’adresse à aucune classe sociale en particulier. C’est peut-être ça, son secret.
Pour un admirateur comme moi, il y a quelque chose de jouissif à observer ceux qui ont moqué la star organiser aujourd’hui à tout va des événements autour d’elle. Après l’avoir snobée pendant des années, Radio France lui consacre une soirée entière le 22 janvier 2023, dans le cadre de son Hyper Weekend Festival, où Juliette Armanet, Benjamin Biolay, P.R2B, Malik Djoudi, Bilal Hassani ou encore Yelle interpréteront ses chansons – vous ai-je rappelé que Mylène est l’autrice de quasiment tous ses textes, soit environ 150 ? Même Trax Magazine, spécialisé dans les musiques électroniques et donc peu tourné vers le grand public, a organisé une soirée électro Tribute to Mylène à la Machine du Moulin rouge le 25 novembre, date de sortie du nouvel album. Le snobisme semble passé de mode, mais cela suffit-il pour expliquer ce retour en grâce ? La mort de Johnny Hallyday aurait-elle laissé, sur l’estrade d’icône nationale, un vide que seule Mylène Farmer pouvait remplir ?
"Désenchantée", plus que jamais d'actualité
Les confinements imposés pour lutter contre le Covid-19 ont remis au goût du jour son tube ultime et visionnaire, “Désenchantée” (1991), qui décrit toujours si bien la morosité ambiante et qu’on entend en manif comme dans les afters de la jeunesse branchée. Et puisqu’il est établi que le réchauffement climatique va nous tuer à petit feu, chaque génération à venir pourra crier encore plus fort : “Nager dans les eaux troubles / Des lendemains / Attendre ici la fin / Flotter dans l’air trop lourd / Du presque rien / À qui tendre la main…” Oracle ou grande prêtresse, Mylène avait tout vu venir et n’a plus rien à prouver.
"J'écoutais Mylène, c'était comme si j'avais une petite fée sur mon épaule qui me disait : ça va bien se passer, t'inquiète, moi aussi je suis torturée."
Paloma
De fait, on ne compte plus les jeunes artistes qui la citent parmi leurs sources d’inspiration, de Mathilde Fernandez à Pomme en passant par Rebeka Warrior, Fishbach et bien sûr Chris(tine & the Queens). Sans oublier la nouvelle reine de France, Paloma, gagnante de la première saison de Drag Race, pour qui Mylène était l’unique consolation pendant les horribles années d’adolescence, lorsqu’on comprend qu’on aime les garçons : “Elle m’a aidée à une époque où je n’avais personne. Personne, zéro, jusqu’à mes 15 ans je n’avais pas d’amis. J’écoutais Mylène, c’était comme si j’avais une petite fée sur mon épaule qui me disait : ça va bien se passer, t’inquiète, moi aussi je suis torturée !”
Paloma a joliment décrit à la télévision ce moment que beaucoup d’entre nous avons vécu. Personne ne sait expliquer scientifiquement l’histoire d’amour et d’exigence qui lie de nombreux gays mais aussi des lesbiennes, des bi, des trans et des queers à Mylène Farmer, plus qu’à n’importe quelle icône. D’où vient ce besoin de s’identifier ? de croire en elle ? Les créations qui accompagnent cet article, et les centaines d’autres que nous avons reçues, attestent un besoin collectif de dialoguer avec son œuvre. En classe d’arts plastiques, au lycée, j’avais construit un totem à l’aide d’une boîte en carton sur laquelle j’avais collé une image du clip de “Je te rends ton amour” (1999). Mylène est à genoux dans une flaque de sang, nue, au beau milieu d’une chapelle. J’avais demandé à mes amies de me photographier devant cet autel de pacotille, moi-même accroupi, les mains jointes. Mise en abîme de mon adoration.
À ceux qui voudraient voir dans notre passion un effet “troupeau de moutons”, comment expliquez-vous que nous soyons tombés amoureux de la star avant d’avoir rencontré le moindre gay ? Avant même d’avoir pris conscience de notre orientation ? Les rares fois où les journalistes interrogent Farmer sur cette relation particulière, elle botte en touche, comme lors d’une conférence de presse en 2004 : “C’est probablement plus à eux de répondre pour moi !” Tout juste risque-t-elle une analyse lors de sa première interview pour têtu· en 2008 : “Je pense aussi que je partage avec le public gay, comme avec d’autres publics d’ailleurs, le sentiment d’être « différent », sensation qui provoque des difficultés de vivre dans ce monde.”
Je pense souvent au fait que Mylène Farmer n’a pas d’enfant. Pas à notre connaissance, en tout cas, puisqu’on ne sait presque rien de sa vie – et c’est sûrement une des explications à notre amour pour elle. Autour de nous, les gens se reproduisent. On nous explique que ça donne du sens à la vie. Alors la question qui traverse toute l’œuvre farmerienne, résumée dans sa chanson “À quoi je sers” (1989), résonne chez moi comme chez beaucoup.
Mais mon Dieu de quoi j’ai l’air/ Je sers à rien du tout / Et qui peut dire dans cet enfer /Ce qu’on attend de nous, j’avoue / Ne plus savoir à quoi je sers / Sans doute à rien du tout / À présent je peux me taire / Si tout devient dégoût… ·
*Mylène Farmer, chanson et poésie contemporaine. Mémoire de master sous la direction de Jean Vignes, université Paris 7, Denis Diderot, UFR Lettres, arts et pensée contemporaine, juin 2011.
À lire aussi : Mylène Farmer : vos fan-arts magiques publiés dans têtu·