Ils se sont fait piéger sur un site ou une appli de rencontre gay, du type Gay Romeo, Coco ou Grindr. Un phénomène violent qui prend de l'ampleur ces dernières années. Des victimes racontent les difficultés à se remettre de ces guet-apens qui frappent au cœur de l'intimité et leur font éprouver un fort sentiment de culpabilité, voire de honte et quoi qu'il en soit, de peur.
Ce soir-là, Nicolas avait rendez-vous. Depuis trois semaines, il échangeait des messages complices avec un charmant garçon sur PlanetRomeo (ex-GayRomeo), une application de rencontre. Ils ont fini par se caler un date. C’était le 29 décembre, à l’orée d’une nuit fraîche de début d’hiver. Nicolas, 40 ans, est arrivé le premier dans le parc déjà endormi de Saint-Paul-en-Jarez (Loire). L’obscurité recouvrait les arbres. Il n’y avait personne au lieu convenu, alors il a hésité à partir. C’est à ce moment-là qu’il a vu trois ombres se détacher de l’horizon. Trois personnes habillées en noir, cagoulées, armées de marteaux. « On va s’occuper de toi, sale PD », a lancé l’une d’elle. « Je me suis dit que c’était terminé pour moi. Que je ferais la une des journaux le lendemain », se souvient Nicolas. Les coups ont plu sur lui. Il a tenté de se défendre comme il pouvait, « un instinct de survie ». Puis il a crié. L’un des agresseurs s’est enfui, les deux autres l’ont suivi. Nicolas a titubé, en sang, avant d’être recueilli par une mère de famille. « Ma chance, c’est qu’il faisait froid, j’avais plusieurs couches de vêtements », tente de relativiser le quarantenaire, qui a tout de même écopé après cette agression de huit jours d’incapacité temporaire de travail (ITT).
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L’histoire de Nicolas n’est pas un cas isolé. Les récits de guet-apens tendus via des appli de rencontre, visant des homosexuels, parsèment la presse quotidienne régionale. En juillet dernier, un homme de 34 ans qui pensait se rendre à un rendez-vous galant a ainsi été passé à tabac par deux mineurs à Bordeaux (Gironde), jusqu’à perdre connaissance. Un mois plus tôt à Bastia (Haute-Corse), un garçon de 23 ans a vu trois gamins de 15 ans débouler à son rancard et lui infliger un tombereau d’insultes homophobes et des menaces. En avril 2019, un homme de 28 ans a été agressé et dépouillé par deux individus dans une tour de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne), où l’avait convié un soupirant virtuel. Et la liste est encore longue. En l’absence de chiffres consolidés, difficile de parler de phénomène. Mais la litanie de "faits divers" du genre survenus aux quatre coins de la France devrait suffire à rendre plus prudent tout utilisateur des applications de rencontre.
À dix minutes près, Kevin était mort
Un soir d’hiver 2019, Kevin, 32 ans, avait rendez-vous dans une résidence privée de Drancy (Seine-Saint-Denis). Juste après qu'il eut claqué la porte de sa voiture, trois adolescents armés de coups de couteau ont fondu sur lui et l'ont battu. Par miracle, Kevin est parvenu à les faire fuir en déclenchant l’alarme de sa voiture, avant de perdre connaissance. Quand il s’est réveillé à l’hôpital avec un poumon perforé sur dix centimètres, les médecins l’ont prévenu : à dix minutes près, il était mort.
"Il est plus aisé de donner rendez-vous tard le soir à des homos et par honte, ceux-ci ne vont pas toujours porter plainte"
L’un de ses agresseurs, âgé de 21 ans, a écopé le 10 mai dernier d’une peine de quatre ans de prison, dont 16 mois avec sursis. Mais le procès n’a pas permis d’en savoir plus sur ses motivations. Me Etienne Deshoulières, avocat de Kevin, avance deux hypothèses. La première est celle de la proie facile. « Mon client a peut-être été agressé parce qu’il est plus aisé de donner rendez-vous tard le soir à des homos et que par honte, ceux-ci ne vont pas toujours porter plainte. » C’est une possibilité que l’avocat a déjà connue dans une affaire à Tarbes (Hautes-Pyrénées), où neuf délinquants appâtaient des hommes plutôt âgés et fortunés qui rechignaient à aller voir la police.
La seconde hypothèse serait celle de l’homosexualité refoulée de l’un des agresseurs de Kevin. « L’analyse de son portable et de ses réseaux sociaux nous a appris qu’il rencontrait d’autres garçons. Peut-être que ses amis l’ont découvert et par que par défi, il a dit qu’il allait frapper Kevin. Au moment de l’agression, l’un d’eux a hurlé : 'Tu as voulu baiser mon frère'. La voiture de Kevin l’a enregistré. » Me Etienne Deshoulières a déjà rencontré ce genre de profil : « À Orléans (Loiret), un jeune Turc rencontrait des garçons. Ses amis l’ont découvert et ils ont tendu un piège à l’une de ses conquêtes. » Comme dans les dossiers d’insultes homophobes, les cas d’assaillants pétris de haine d’eux-mêmes reviennent souvent : « J’ai assisté à deux coming out à la barre d’un tribunal correctionnel », se rappelle l’avocat.
Haine et préjugés homophobes
Dans la plupart des cas de guet-apens, les motivations des agresseurs s’entremêlent : haine envers les gay voire haine de soi, et cet idée de dépouiller des proies faciles. Comme à Saint-Priest (Rhône), le 8 janvier dernier. Ce jour-là, deux amis ont donné rendez-vous à un troisième partenaire rencontré via l’application de chat en ligne Coco. Quand ils sont arrivés sur les lieux, deux hommes cagoulés les attendaient munis de couteaux, proférant d’entrée de multiples insultes homophobes. Pendant que l’un des agresseurs retenait l'une des victimes avec sa lame, l’autre forçait la seconde à retourner chez elle pour récupérer sa carte bancaire et retirer de l’argent. Bilan du larcin : 430 euros.
"Notre avocat s’est battu pour que le caractère homophobe soit bien mentionné dans la qualification pénale des faits"
Les deux victimes ont porté plainte le lendemain. Anthony, 28 ans, se rappelle avoir dû insister pour que le caractère homophobe de l’agression soit bien retenu : « Je l’ai répété vingt fois, peut être, au policier. J’ai parlé des violences, du vol mais aussi de l’homophobie qui sous-tendait tout cela. » Malgré ses efforts, la circonstance aggravante n’avait pas été retenue au début de la comparution des deux agresseurs. « Notre avocat s’est battu pour que le caractère homophobe soit bien mentionné dans la qualification pénale des faits », précise Anthony.
« À partir du moment où l’on cherche une proie sur une application de rencontre homo, c’est qu’on cherche à casser du PD », souligne le député (LREM) Raphaël Gérard, qui a déposé une question écrite au ministre de la Justice en février dernier, afin que le caractère homophobe de ces agressions soit systématiquement reconnu. « Parfois, les officiers de police judiciaire ont tendance à retenir juste le fait le plus grave, les violences physiques. Mais la circonstance aggravante est aussi importante ». D’autant plus qu’elle permet aux associations de lutte contre l’homophobie de se porter partie civile et donc de mieux épauler les victimes.
Comme dans nombre de guet-apens, les agresseurs d’Anthony et de son ami ont vite été retrouvés, avant d’être condamnés à 30 mois de prison dont six avec sursis. « Le bornage du téléphone, l’adresse IP, ou la vidéosurveillance suffisent souvent à confondre les auteurs des faits », souligne Me Etienne Deshoulières. Dans le cas de Kevin, les trois jeunes ont été interpellés dix jours après les faits.
Des victimes parfois honteuses
Les agresseurs de Nicolas, la victime de Saint-Paul-en-Jarez (Loire), n’ont quant à eux toujours pas été identifiés, malgré les moyens déployés. « Les gendarmes ont tout de suite dit que mon dossier était prioritaire. J’ai été très bien reçu et je tiens à le dire. » Mais l’une des difficultés est d’obtenir des informations de la part de l’application. « J’ai contacté PlanetRomeo. Je suis tombé sur un modérateur français qui m’a expliqué qu’il ne pouvait rien faire, que les serveurs étaient aux Pays-Bas et qu’il fallait donc passer par Interpol. » Un processus chronophage, mais qui oblige les sites de rencontre à coopérer. Contacté, Grindr nous a assuré dans une réponse sibylline toujours collaborer avec les autorités policières, tout en rappelant avoir publié un guide de sécurité à l’intention de ses utilisateurs.
"Il y a aussi beaucoup de victimes qui sont en couple avec des femmes : ils ne peuvent pas le dire et se retrouvent totalement bloqués"
Encore faut-il que les victimes acceptent de parler. Nombre d’entre elles refusent, parce que traumatisées, honteuses d’être tombées dans un piège, penaudes à l’idée de devoir expliquer qu’elles se rendaient à un rendez-vous parfois guidées par leur libido, ou effrayées simplement que leur orientation sexuelle soit découverte. Tout le contraire de Nicolas. « J’ai tout de suite raconté aux pompiers. Je leur ai dit d’office qu’il s’agissait d’un acte homophobe. Je n’ai pas hésité à utiliser ce mot-là. Même à ma famille je leur ai tout expliqué. Mais je comprends que ce soit difficile de parler : il y a aussi beaucoup de victimes qui sont en couple avec des femmes : ils ne peuvent pas le dire et se retrouvent totalement bloqués. »
Prudence sur les appli
Une situation difficilement tenable, d'autant que le poison du guet-apens agit sur la durée. Les victimes sont frappées dans leur intimité. Elles éprouvent souvent un fort sentiment de culpabilité et une peur tenace. Nicolas a ainsi dû être arrêté deux mois, à cause des cauchemars, des sursauts au moindre bruit, de la crainte de sortir de chez soi. Même chose pour Anthony qui, en plus d’être arrêté trois mois, a dû déménager. « Mes agresseurs connaissaient mon adresse et j’avais trop peur des représailles. » Kevin, trois ans après les faits, a lui aussi du mal à retravailler. Il est retourné vivre chez sa mère et son avocat évoque « une spirale descendante » dont il ne parvient pas à s’extraire.
Comment se reconstruire ? Comment accepter de rencontrer à nouveau des garçons ? Nicolas explique avec un sourire contagieux avoir repris le chemin des applications, tout en se montrant bien plus méfiant. « Je choisis des lieux où il y a du monde. Mon dernier rendez-vous était dans un centre commercial, par exemple. Sinon, je me fie à mon instinct. Je pose plus de questions avant d’accepter une rencontre. À tel point que certains me demandent si je ne suis pas gendarme ». Anthony aussi est revenu sur les applications, mais en prenant d’infinies précautions. « Hier, je discutais avec un garçon. J’avais sa photo, son numéro, on s’était même appelé quelques instants. Je n’avais plus de raison de me méfier. Mais à un moment, il m’a dit qu’il aimerait me rencontrer et m’a demandé mon adresse. Là j’ai bloqué. Et si c’était un fou ? Maintenant, je sais que le risque zéro n’existe pas. »
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