À 21 ans, Peterson Ceus est l’un des seuls garçons adeptes de gymnastique rythmique, une discipline en majorité pratiquée par des femmes. Plein d’audace, le jeune athlète ouvertement gay s’est imposé malgré les discriminations et milite aujourd’hui pour plus d’égalité dans le sport.
Interview parue dans le TÊTU 224, automne 2020
"Ça, c’est ma dernière tenue, elle est inspirée du jeu vidéo Devil May Cry." Dans l’appartement familial, à Cergy, en banlieue parisienne, la chambre de Peterson Ceus, 21 ans, regorge de justaucorps, de médailles et de photos de ses exploits sportifs. Voilà dix ans que cet étudiant pratique la gymnastique rythmique (anciennement appelée gymnastique rythmique et sportive). Né en Union soviétique dans les années 1940 et épreuve olympique depuis 1984, ce sport consiste à réaliser, en musique, un enchaînement de mouvements tout en maniant un ou plusieurs engins : cerceau, ruban, massues ou encore ballon.
Mi-danse, mi-gym, la "GR" est en majorité pratiquée par des femmes : en France, en 2019, sur les 34000 licencié·es français·es – pratiquant·es et coachs –, seuls 400 sont des hommes. C’est, avec la natation artistique (nouveau nom de la natation synchronisée), le seul sport sans compétition masculine. Les hommes peuvent toutefois défier les femmes en championnat : Peterson est ainsi monté sur plusieurs podiums, a remporté des titres au championnat national de la Fédération sportive et gymnique du travail et dans certains tournois internationaux ouverts aux garçons. Mais un gymnaste rythmique ne peut concourir ni au championnat européen ni au championnat international, et encore moins aux jeux Olympique.
Un vocation précoce
Qu’on lui dise que c’est "un sport de filles" n’a pas empêché Peterson de commencer la gym rythmique alors qu’il n’avait que 10 ans. "Sur YouTube, je suis tombé par hasard sur une vidéo d’une gymnaste qui pratiquait sur un titre de Shakira. J’avais déjà fait du cirque quand j’avais 5 ans; ça y ressemblait, ça m’a tout de suite plu, raconte-t-il. J’ai regardé une deuxième vidéo, puis trois, puis quatre !" Mais, pour durer dans un sport où l’extrême majorité des pratiquant·es sont des femmes – et qui véhicule une image de grâce, de beauté et de féminité – Peterson a dû s’accrocher. "Au départ, la présidente du club ne voulait pas de garçons, mais j’ai réussi les tests d’entrée", se félicite-t-il. À Cergy, les autres gymnastes sont bienveillantes – elles lui parlent même de "leurs trucs de filles, de leurs règles" –, et les deux coachs de Peterson le poussent vers le haut.
"Les cristaux donnent l’impression que je porte une armure"
Au fil des titres gagnés en compétition, sa passion se mue en ambition. Au bout de quelques mois, il lâche les deux autres sports qu’il pratiquait, la danse latine et l’équitation, pour se consacrer à la gym. Engins, tenues, déplacements... Comme la GR est un sport onéreux, la mère de Peterson pioche dans ses économies. "Un justaucorps peut valoir jusqu’à plusieurs milliers d’euros, et il y a peu de modèles pour garçons", détaille Peterson. Il apprend donc à confectionner ses tenues.
Réalisé pendant le confinement, son dernier justaucorps a nécessité 400 heures de travail et coûté 800 euros, payés de sa poche, rien que pour le tissu et les cristaux. "Les couleurs s’inspirent de Final Fantasy X, mon jeu vidéo préféré", explique-t-il. Quant aux cristaux, ils sont un peu son bouclier pour faire oublier ce qui peut le pénaliser. "Je suis un garçon : ma carrure inhabituelle et mon cou-de-pied [l’articulation de la cheville] peuvent me faire perdre des points. Alors je dirige l’œil du juge sur autre chose. Et puis ça reflète la lumière, j’aime la symbolique, ça donne l’impression que je porte une armure", note Peterson.
"Je m’étais habitué au sexisme, mais pas encore au racisme"
Pas de vestiaires pour hommes, comme lors du dernier championnat de France ? Il enfile alors sa tenue dans les toilettes, ou attend que le vestiaire des femmes se libère. Malgré sa bonne volonté et sa faculté d’adaptation, certains parents lui adressent des regards de travers, s’interrogent sur ses victoires. Lors d’un championnat de France, quand il avait 12 ans, Peterson, d’origine haïtienne, entend un spectateur lui lancer un "espèce de singe" depuis les tribunes, et ce lors de ses deux passages. "Je m’étais habitué au sexisme, mais pas encore au racisme", se désole l’athlète.
Voir cette publication sur Instagram
Des coachs en or
Le respect et le soutien dont il a besoin, Peterson le reçoit de ses deux entraîneur/euses. À 14 ans, ses coachs le sentent déboussolé, faillir dans sa pratique. Olivia et Mauricio ont deviné l’homosexualité du gymnaste, qui n'en a encore jamais parlé à quiconque. "En petite section, avec un garçon qui s’appelait Simon, on se faisait des bisous dans la cour, mais derrière une cabane. Je savais depuis petit que j’étais homo, mais je l’ai tu jusqu’à mon adolescence", raconte-t-il.
Plus jeune, il entend parler de garçons qui "sont mis à la porte de chez eux lorsqu’ils annoncent leur homosexualité". Peterson craint que sa mère, "élevée dans la foi catholique", le rejette à son tour. Ses coachs proposent alors au jeune homme de lui organiser un rendez-vous avec un psychologue et d’aller tous deux parler de son mal-être à sa mère. "Mes entraîneurs m’ont compris et ont tout fait pour me protéger, se réjouit-il. Avec eux, j’étais en sécurité; leur seul but était que j’aille mieux." Olivia et Mauricio continuent de soutenir leur élève, qui finit par faire son coming out. "Dans la GR, je ne me suis jamais interrogé sur mon genre, sur le fait d’être homo... Je suis introverti, et ça m’a juste permis d’être moi-même, d’exprimer ce qu’il y a de plus émotionnel en moi", explique-t-il.
"Aujourd’hui, en compétition, les gens me connaissent et me prennent au sérieux"
Depuis le départ de ses coachs, en 2015, Peterson se partage entre des études en management du sport et ses entraînements quotidiens au club d’Antony, en banlieue sud de Paris, où il donne des cours aux enfants le samedi. "Aujourd’hui, en compétition, les gens me connaissent et me prennent au sérieux", assure-t-il. Charismatique et habile avec les réseaux sociaux, il milite pour plus de diversité dans son sport. En juillet 2018, Peterson Ceus monte une association, la GR-ADE, pour défendre l’égalité des sexes dans la GR et développer la pratique masculine en France.
Pour une pratique sportive inclusive
Il fait ainsi remarquer que, au sein des 77 pages du règlement technique national, il est répété par trois fois que les hommes sont "autorisés" à participer aux compétitions. Mais, pour le gymnaste, cette mention "met juste en exergue les disparités de traitement" entre les hommes et les femmes. "La partie sur la GR du site de la Fédération française de gymnastique est au féminin, et l’on n’y trouve que des photos de pratiquantes", note-t-il. Pour Peterson, cette communication "empêche" le développement de la pratique masculine de la gym rythmique.
"Historiquement, la GR a été créée pour des femmes blanches et hétérosexuelles, assure-t-il. Sauf que les dirigeants ont gardé cette mentalité, et leur conservatisme freine l’arrivée des hommes." Il défend l’idée d’un règlement technique "inclusif" ou d’un "classement diérencié" qui valoriserait la présence des hommes. "La Fédération internationale de gymnastique nous répond de nous adresser aux fédérations nationales. Ensuite, la fédération française répond qu’il n’y a pas assez d’adhérents pour ajouter une épreuve masculine aux championnats, mais ceci est contraire au principe d’égalité", proclame Peterson.
Voir cette publication sur Instagram
Avec le cabinet d’avocats britannique Allen & Overy, la GR-ADE vient de lancer un recours administratif contre la Fédération française de gymnastique et contre le Premier ministre. "Il ne faut pas espérer beaucoup d’adhérents si une pratique n’existe pas et qu’on ne fait aucune promotion", note l’athlète. Parmi les exemples à suivre, Peterson cite l’Espagne, le pays de ses anciens coachs, où la GR masculine s’est bien développée ces dernières années, et où il va concourir quand il a des économies : "Le ministère de l’Égalité espagnol a forcé la fédération nationale à organiser des compétitions." L’Espagne est devenue le premier pays à accueillir une compétition nationale masculine de gymnastique rythmique. Fin juin 2020, elle a enfin autorisé les ensembles mixtes en championnat, une première mondiale.
"Il a toujours été passionné par son sport. Il a une telle volonté de le faire avancer !"
Aujourd’hui, Peterson entre en master 2 en management du sport dans une école de sport business, à Paris. "Il a toujours été passionné par son sport. Il a une telle volonté de le faire avancer !" confirme Ophélie, 22 ans, une amie proche de Peterson depuis le lycée. La preuve, le gymnaste compte aller jusqu’au doctorat et rédiger une thèse sur l’absence de catégories masculines dans la gymnastique rythmique. "Je veux en étudier les raisons et analyser l’impact politique, économique et social que provoquerait l’ajout de ces catégories pour ensuite proposer aux fédérations un plan de développement", explique-t-il.
Peterson envisage aussi de fonder une entreprise de justaucorps made in France et écoresponsables : "La grande majorité des gymnastes font faire leurs justaucorps en Europe de l’Est, mais il n’y a aucune traçabilité des tissus ou des produits utilisés." À un âge où certains de ses pairs s’interrogent sur leur retraite sportive, Peterson n’est pas près de dire au revoir à la gymnastique rythmique.
LIRE AUSSI >> Quel rôle pour les personnes LGBTQI+ sur la scène skate française ?
LIRE AUSSI >> Mehdi Kerkouche, le danseur queer rayonnant qui n’abandonne jamais