Chercheur spécialiste du droit européen, Olivier Baillet examine le poids des décisions de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) concernant les droits LGBTQI+. Dernière en date : le rappel à l'ordre de la Russie sur la reconnaissance des couples de même sexe.
Ce n’est ni une ONG, ni un acte diplomatique, mais bien un tribunal, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui a condamné la Russie le 13 juillet parce qu’elle ne permet aucune reconnaissance juridique des couples de même sexe. Une semaine auparavant, elle avait épinglé les juridictions russes qui avaient retiré à une personne transgenre ses droits parentaux au motif de son identité de genre.
La Russie est régulièrement condamnée par la Cour qui siège à Strasbourg pour ses pratiques discriminatoires, que ce soit lorsqu’elle interdit les marches des Fiertés ou en raison de sa loi visant à "interdire la promotion de l’homosexualité", dont Viktor Orbán s’est largement inspiré en Hongrie.
L’apport de la Cour aux droits des personnes LGBTQI+ a été décisif pour toute l’Europe. De nombreux droits qui nous semblent aujourd’hui – à tort – acquis sont issus de sa jurisprudence. Dès 1981, elle condamnait la criminalisation des actes homosexuels qui prévalait alors dans plusieurs États, comme en Irlande ou à Chypre. La décision était historique, et la Cour Suprême des États-Unis s’y référera pour l’interdire à son tour, bien plus tard, en 2003. Entre 1999 et 2015, Strasbourg a entre autres sanctionné le renvoi de militaires pour motif d’homosexualité, imposé que le bail d’une personne décédée soit transmis à son partenaire de même sexe et condamné l’Italie qui n’offrait, elle non plus, aucune forme de reconnaissance légale aux couples de même sexe.
La CEDH a également œuvré aux droits des personnes transgenres. En 1992, elle a ainsi condamné la France qui ne permettait pas le changement d’état civil avant d’interdire, en 2016, aux États de le conditionner à une réassignation chirurgicale, jurisprudence réitérée cette année encore à l’encontre de la Roumanie.
Cet apport est d’autant plus considérable que la Cour agit dans un cadre distinct et bien plus large que les institutions de l’Union européenne. Elle juge ainsi les actions de 47 États, y compris la Russie donc, mais aussi la Turquie, la Géorgie et le Royaume-Uni par exemple. Ses arrêts revêtent une force obligatoire, même si le suivi de leur exécution ne revient pas aux juges, mais un organe de nature plus politique où siègent les représentants de l’État.
La majorité n'est pas un argument face aux droits
Par-delà ces avancées en soi, ce sont les motifs retenus par les juges le mois dernier contre la Russie qui doivent attirer l’attention. Ils ont rappelé au gouvernement russe que le fait que la majorité de la population s’oppose à la reconnaissance des couples de même sexe n’est pas un argument valable car les droits fondamentaux d’une minorité ne peuvent pas être « conditionnés par leur acceptation par la majorité ».
Or, cette fonction contre-majoritaire des droits humains est d’autant plus essentielle qu’elle est aujourd’hui en danger. Peut-être de manière contre-intuitive, la démocratie ne se réduit pas à l’opinion publique ou au vote, lesquels risquent toujours de dégénérer en « tyrannie de la majorité ». De fait, c’est au nom de cette vision réductrice que des gouvernements populistes, comme celui de Viktor Orbán, recourent aux référendums ou aux élections pour tenter de légitimer par les urnes les atteintes aux droits des personnes LGBTI ou d’autres minorités.
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Au contraire, la démocratie ne peut exister sans garantie de l’État de droit, lequel permet la protection de ces droits face à la majorité. Cela explique pourquoi ces mêmes gouvernements, en Hongrie ou en Pologne notamment, attaquent leurs juges ou menacent de dénoncer la Convention européenne des droits de l’homme. Ils savent que l’existence d’un pouvoir juridictionnel fort, et surtout indépendant, est un contre-pouvoir gênant.
En endossant ce rôle, les juges européens contribuent à la conquête de nouveaux droits mais aussi à leur préservation face aux mesures liberticides et aux régressions, face auxquelles aucune société ne devrait se croire immunisée.
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Olivier Baillet
Senior Research Fellow
Max Planck Institute
Crédit photo : Claude Truong-Ngoc/Wikimedia Commons