Jugé depuis lundi par la cour d’assises du Val-d’Oise, Mohamed E., 22 ans, a expliqué qu'il était possédé au moment où il a donné la mort à un homosexuel de 55 ans rencontré sur le site de tchat Coco.
L’accusé demeure placide. Il pèse chaque mot, les prononce avec un lent phrasé. « Quand je pense à ma vie, je pense à une personne en errance. J’avais l’impression d’être dans un monde intermédiaire entre le monde des vivants et celui des morts. » L’interrogatoire de personnalité, mené par la présidente de la cour d’assise du Val-d’Oise devant laquelle il comparaît depuis lundi pour assassinat, vient juste de commencer. Au bout de cinq minutes, il déraille déjà. Mohamed E., 22 ans, se met à évoquer des « djinns », ces petits démons qui seraient entrés dans sa tête et l’auraient poussé à tuer, à son domicile de Jouy-le-Moutier (Val-d’Oise) le 21 janvier 2018, Michel S., un quinquagénaire homosexuel rencontré sur le site de chat/tchat coco.fr.
Un accusé sans problèmes apparents
Interpellé trois jour après la découverte du corps, l’accusé a avoué, dès sa première présentation devant la juge d’instruction, être à l’origine de la mort du comptable de 55 ans. Si sa culpabilité n’est donc pas discutée au procès, la question de sa responsabilité pénale est source d’âpres débats. Une éventuelle altération de son discernement au moment des faits ouvrirait la voie à une réduction de peine. Mais les différents visages montrés par le mis en cause au cours de l’enquête compliquent les discussions sur ce point crucial.
Ses amis décrivent le jeune homme, originaire d’Epinay-sur-Seine en Seine-Saint-Denis, comme un garçon curieux, ouvert, intelligent. Drôle, aussi. Étudiant en BTS électronique, il pratiquait la boxe thaï depuis deux ans, n’avait pas de mention au casier judiciaire. Aucune ombre apparente au tableau, juste un problème à la hanche qui l’a handicapé vers l'âge de cinq ans, source de moqueries. « Un parcours de vie assez lisse, sans réelle difficulté ni événement marquant jusqu’à l’incarcération, une stabilité familiale, des parents présents », résume l’enquêtrice de personnalité.
En maison d’arrêt non plus, l’accusé ne s’est pas fait remarquer. Un détenu modèle, disent les surveillants, jamais agressif, inscrit à un BEP optique. Le premier rapport psychiatrique, datant de janvier 2019, a noté un « niveau intellectuel supérieur » et n’a rien trouvé à redire sur sa responsabilité pénale. D’ailleurs, ni l’accusé, ni ses proches n’ont fait mention de quelconques problèmes mentaux à cette époque.
Délire paranoïaque
Et puis il y a eu cette crise le 23 avril 2019, presque un an et demi après la mort de Michel S. À la sortie d’un parloir avec sa famille, Mohamed E. agresse un gardien de la maison d’arrêt. Il dit l’avoir pris pour un démon. Il a aussi refusé un temps de s’alimenter de peur d’être empoisonné. Devant le juge d’instruction, le mis en examen s’est mis à décrire des maelstroms de démons, de djinns, d’esprits malfaisants, assurant également être « le nouveau messie », « la résurrection d’Israel », « le troisième antéchrist. » D’ailleurs, s’il a tué Michel S., c’est qu’il avait vu en lui « le chef démon ».
Un nouvel examen psychiatrique, réalisé quelques mois après le premier, a parlé d’un délire « mystique, mythologique, sexuel, imaginatif… », défini comme paraphrénique, c'est-à-dire paranoïde. « Un délire d’une telle richesse, d’une telle complexité qu’il est impossible de le résumer », a souligné le docteur Pascal. Il en a déduit des troubles psychiques préexistants à l’incarcération du mis en cause. Ainsi qu'une altération du discernement au moment des faits.
Devant la cour d’assises, l’accusé montre un visage blême, cadenassé. Basculant son buste d’avant en arrière, le regard constamment tourné vers le sol. Ses premiers mots noircissent le portrait élogieux dressé par ses proches. Il se décrit lui-même comme « mélancolique », « dépressif », « sans ami ». « Si vous m’aviez vu dehors, vous m’auriez pris pour un clochard. » Puis il noie les jurés sous un flot d’explications ésotériques, évoquant Nostradamus, les trous noirs ou le chiffre 666. L’opiniâtreté de la présidente du tribunal, Inès Da-Camara, n’hésitant pas à couper ses digressions, ne suffit pas à l'arrêter. L’un des psychiatres appelé à la barre avait prévenu : la caractéristique de son délire est de ne jamais s’interrompre et de s’autoalimenter, rendant toute discussion quasi-impossible.
"C’est le chef démon"
Mohamed E. raconte ainsi avoir été victime d’une agression sexuelle dans son enfance qui expliquerait sa répulsion pour la chose sexuelle.
- Agression qui a eu lieu quand ?, demande la présidente.
- Aux alentours de mes 6 ou 7 ans.
- Dans quelles circonstances ?
- Je ne dirai pas qui est la personne. Je ne veux pas mettre en cause une personne mais juste expliquer comment les petits démons sont entrés dans ma tête.
- Pourquoi refuser de donner le nom ?
- C’est le chef démon.
- Pourquoi ne pas le dire ?
- C’est le chef démon. Je vous jure Madame. J’ai des preuves concrètes.
Les réponses nébuleuses de l’accusé ont conduit la partie civile à avancer l’hypothèse de troubles mentaux simulés. Et si la folie était une opportuniste stratégie de défense ? Mohamed E. n’a parlé de ses troubles psychiatriques qu’un an et demi après le début de l’instruction. Et personne n’avait noté de comportement anormal dans les jours suivant son arrestation. Mais « la grande richesse de son délire rend l’hypothèse de la simulation improbable », balaye le docteur Pascal. Tout l’enjeu est donc de savoir quand ces troubles ont débuté. Les experts appelés à témoigner expliquent que la mise en détention ou la sidération face à son propre crime peuvent alimenter des délires. Ceux-ci peuvent aussi correspondre à un mécanisme de défense psychique, utilisé par un criminel pour trouver une explication à son geste.
La défense, elle, se démène pour établir que ces troubles étaient bien antérieurs au crime. Cinq membres de la famille défilent à la barre pour évoquer les « petits tatas » que disait voir l’accusé du temps de son enfance. Ils dressent un portrait de lui bien plus sombre que celui qu’ils avaient fait devant l’enquêtrice de personnalité en début d’instruction. Mohamed était un garçon « renfermé », « bizarre ». Pour le prouver, ils montrent à la cour ses gribouillis réalisés au stylo bille noir. Un cousin se rappelle aussi d’une étrange scène lors d’un déjeuner familial au Maroc : personne ne parlait, mais Mohamed E. avait demandé aux convives de se taire.
Pourquoi avoir attendu la fin de l’instruction pour évoquer ces troubles mentaux, s’étonne Me Richard, avocate de la partie civile ? En retour, Me Schmelck et Me Blin, conseils de l’accusé, soulignent que la mention « petit démon » figurait bien dans l’historique de ses recherches Google début janvier 2018, soit avant la mort de Michel S..
Le refoulement examiné
Si la question psychiatrique fait l’objet d’un fougueux débat, les parties semblent se retrouver sur un constat : Mohamed E. est depuis longtemps un individu fragilisé par l’intensité du refoulement de son homosexualité. Un classique conflit entre ses désirs et ses interdits devenu « un malaise interne intense auquel il aurait réagi en tournant son agressivité vers l’autre », insiste une psychologue qui l’a examiné.
Toute la cour d’assises peut le ressentir : l’accusé souffre d’un désordre des sentiments qu’il n’arrive pas à exprimer devant sa famille musulmane, présente dans la salle d’audience. Il esquive les nombreuses questions sur le sujet et préfère les ensevelir dans des raisonnements abscons.
- Le fait de vous questionner sur votre identité sexuelle est-il l’explication de votre mal-être et du changement évoqué par votre famille ?, demande la présidente.
- Concernant les désirs sexuels : je n’avais pas de question sur hétéro ou homo. La question homo est venue avec les connexions dans mon cerveau des djinns. Les djinns, avant de faire ça, avaient commencé à faire des connexions.
Mohamed E. a toujours nié être homosexuel. Il a expliqué n’avoir jamais eu de relation sentimentale, encore moins sexuelle, n’avoir jamais cherché à en avoir. Un jour, il a quand même fait un sous-entendu à son frère cadet. « Quand est-ce que tu vas te marier avec une femme ? », lui demandait ce dernier. Réponse : « Mais qu’est ce qui te dit que ce sera avec une femme ? ». Il a aussi avoué lors d’un examen psychiatrique qu’il lui arrivait de se masturber sur des vidéos porno gay.
Aux enquêteurs, il a expliqué s’être inscrit sur le site coco.fr pour « se renseigner sur l’homosexualité », mais jamais dans l’idée d’avoir des relations sexuelles. L’instruction a tout de même montré qu’il s’est connecté à 2.800 reprises au tchat de rencontre, rien qu'entre le 4 juillet 2017 et le 24 janvier 2018, utilisant différents pseudos : « BouleDeCompet », « BossContreFesse », « potedebranle », « JeuneRebeu », « HjeunepourHmure », ou encore des prénoms féminins.
La question-clef de la préméditation
L’accusé cherchait-il un homme plus âgé, comme Michel S. ? Les deux hommes se sont rencontrés une première fois le 31 décembre 2017, au domicile du comptable. Selon les dires de Mohamed E., ils ont discuté de sport et de musique. « Il m’a aussi raconté comment il a su qu’il était homosexuel. » Toujours selon l’accusé, Michel S. se serait montré insistant au second rendez-vous, quinze jours plus tard, malgré son refus d’avoir une relation sexuelle. Une bagarre aurait éclaté et Mohamed E. déclare s'être « défendu » avec un couteau trouvé dans la cuisine de son hôte. Reste que la scène de crime était d'une extrême violence, le chef d’enquête ayant expliqué à la barre avoir été frappé par la quantité de sang retrouvé sur place. Et que la victime est décrite comme non violente, respectueuse du consentement de ses partenaires, selon ses anciennes conquêtes appelées à témoigner à la barre.
L’accusation voit plutôt dans la mort de Michel S. un acte prémédité. Car Mohamed E. est aussi renvoyé dans une autre affaire, devant une cour d’assises pour mineur, pour tentative de meurtre et vol avec arme. Il est accusé, avec trois complices, d’avoir tendu des guet-apens ultra-violents à deux homosexuels rencontrés sur le même site coco.fr dans le but de les dépouiller. Et cela, quelques semaines avant la mort de Michel S. Me Caty Richard, avocate de la partie civile, lit dans cet enchaînement de faits une « trajectoire criminelle ».
Dans quelle perspective Mohamed E. a donné rendez-vous à Michel S. ce 21 janvier 2018 vers 15 heures ? Dans l’idée de le tuer ? De le voler ? D’avoir une relation sexuelle ? Ou juste de discuter ? Seul l’accusé connaît la réponse. Il préfère parler des « petits démons ». La cour aura donc la lourde tâche de répondre à deux questions qui se recoupent imparfaitement : celle du discernement de l’auteur au moment des faits et celle de la préméditation de son crime. Le verdict est attendu ce vendredi soir.
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