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LGBTphobieClément Beaune : "La protection de l'État de droit est le combat suivant en Europe"

Par Thomas Vampouille le 15/09/2021
Clément Beaune est secrétaire d'Etat aux Affaires européennes

INTERVIEW. Tandis que l'Europe subit en son sein des reculs inquiétants de l'État de droit, sous la poussée notamment d'une homophobie d'État en Hongrie et en Pologne, le secrétaire d'État chargé des Affaires européennes analyse la situation pour TÊTU et nous explique ce que la France, qui prend le 1er janvier 2022 la présidente tournante de l'UE, compte faire sur ces sujets.

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Où en sommes-nous des procédures déclenchées par l'Union européenne envers la Hongrie, à la suite du vote d'une loi LGBTphobe portée par Viktor Orban ?

Clément Beaune : La Commission a enclenché des procédures spécifiques au titre de plusieurs infractions : au marché intérieur, sur la publicité etc. Surtout, il y avait déjà, avant même le vote de cette loi, une procédure dite "article 7" qui avait été lancée contre la Hongrie. Celle-ci porte sur une menace à l'État de droit en général, et peut être documentée par différents faits : de ce point de vue-là, le cas hongrois s'est aggravé mais il n'y a pas une procédure en plus, on est toujours dans le cadre de cet article 7. 

Est-ce que cette procédure a une chance d'aboutir à des sanctions ?

À terme, la sanction ultime peut être la suppression des droits de vote, et donc de la participation de la Hongrie aux décisions européennes. Mais cela nécessite à la fin des fins l'unanimité de tous les pays, sauf celui visé. Il suffit donc d'avoir un protecteur or, ici, la Pologne [également visée par une procédure article 7, ndlr] et la Hongrie s'aident, assumant publiquement une alliance stratégique. 

"Il faut garder ces États dans le club mais se donner la possibilité de sanctionner au sein du club."

Mais en dehors de la faisabilité, est-ce qu'on veut vraiment utiliser cette "arme atomique", l'exclusion d'un pays du fonctionnement de l'UE, voire de l’UE ? Il y a des sociétés derrière, qui ne veulent pas forcément de ce que sont en train de faire leurs gouvernements, et ces derniers peuvent perdre les élections, ce sont des démocraties malgré tout. La Hongrie et la Pologne sont dans l'Europe, leurs sociétés sont majoritairement pro-européennes, et il y a sur les sujets de démocratie une résistance intérieure, qui trouvera un débouché politique. Il faut soutenir ces sociétés et non pas les livrer, dans les bras de la Chine ou de la Russie par exemple, en les sortant de l'UE. Donc il faut garder ces États dans le club mais se donner la possibilité de sanctionner au sein du club.

Quel est l'intérêt de déclencher ces procédures si l'on sait d'emblée que les sanctions ne pourront pas être votées ?

Le déclenchement de l'article 7 contre la Hongrie et la Pologne a été une forme de stigmate utile, parce que c'était une procédure nouvelle [elle a été revue par le traité de Lisbonne en 2009, ndlr] et qu'on ne pensait pas qu'un jour on y aurait recours. D'ailleurs la Hongrie et la Pologne, qui sont les deux seuls Etats visés à ce stade, se sont beaucoup battus contre son activation. C'est une pression politique nécessaire qui, je pense, a contribué à la prise de conscience générale des questions d'État de droit dans ces deux pays. 

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Reste la procédure de "conditionnalité à l'Etat de droit", adossée l'an dernier au plan de relance européen : est-ce qu'on peut imaginer l'appliquer à des cas comme ceux-là ?

Le règlement de conditionnalité est une procédure puissante, puisqu'il permet de suspendre le versement des fonds européens. Un point majeur est qu'ici, les sanctions se décident à la majorité qualifiée, donc un pays ne peut pas les bloquer : c'est une vraie nouveauté dans les mécanismes de sanction. C'est aussi une avancée importante que, pour la première fois, on fasse un lien entre fonds européens et État de droit. 

En revanche, comme on l'a adoptée avec le budget, il fallait juridiquement que la conditionnalité ait un lien direct avec la gestion des fonds européens. Donc en l'état, son champ est limité, elle ne peut sanctionner que des violations de type corruption, détournement de fonds… Sa deuxième limite, c'est que, comme le droit européen le prévoit pour chaque nouveau règlement, la Pologne et la Hongrie ont pu le contester devant la Cour de justice afin de vérifier que ce règlement est conforme aux traités. Tant qu'on n'a pas la décision de la Cour de justice, on ne peut pas complètement activer le mécanisme.

"On est en train de construire des digues contre les dérives auxquelles on a assisté avec impuissance ces dix dernières années."

Est-ce que vous réfléchissez à élargir ce mécanisme aux violations de l'État de droit ?

J'espère que la Cour de justice va d'abord confirmer que ce règlement fonctionne dans le champ restreint évoqué. Elle suit une procédure d'urgence, donc on peut espérer une décision avant la fin de l'année. Ensuite, en effet, on peut élargir son champ d'action et là, il suffira d'un vote à la majorité. C'est bien pour ça que la Pologne et la Hongrie protestent autant contre la conditionnalité : ils savent que c'est un changement de modèle. On est en train de construire des digues contre les dérives auxquelles on a assisté avec impuissance ces dix dernières années, sur l'indépendance de la justice, des médias, les droits des femmes et des minorités, etc. 

Mais ne sera-t-il pas trop tard, pour le cas hongrois ?

Nous n'avons pas perdu de temps, pendant ce temps la Commission a commencé de mener ses investigations sur le respect de l'État de droit et la gestion des fonds européens. Elle pourrait donc tout de suite faire état de dérives, le cas échéant, pour enclencher des sanctions. Et l'application des sanctions est rétroactive, donc la Hongrie n'est pas dispensée, en attendant, de bonne gestion.

La France compte-t-elle porter ce sujet lorsqu'elle prendra, le 1er janvier 2022, la présidence tournante de l'UE ?

Le combat suivant, c'est de faire de la conditionnalité un mécanisme plus large de protection de l'État de droit. J'aimerais que ce soit un combat que l'on amorce sous la Présidence française de l'Union européenne. On n'aura pas la nouvelle législation votée en quelques mois, mais on aura pu franchir un certain nombre d'étapes.

"Aujourd'hui, le logiciel a changé, l'État de droit sera le sujet européen des années à venir."

Jusqu'à présent, Emmanuel Macron n'a guère porté son action européenne sur le front des droits humains…

De plus en plus ! Il faut reconnaître qu'il y a quatre ans, il y avait déjà des problèmes mais ce sujet n'était pas aussi important. Notre logiciel de réforme de l'Europe, il faut d'ailleurs toujours le faire, c'était plutôt la souveraineté de l'Europe, son autonomie, l'affirmation de sa puissance. Après le Brexit, l'enjeu était : est-ce qu'on a une Europe puissance ? Mais le combat sur l'appartenance à l'Europe est gagné, et le risque d'autres sorties est désormais contenu. En revanche a émergé un nouveau clivage sur les valeurs. Aujourd'hui, le logiciel a changé, l'État de droit sera le sujet européen des années à venir.

N'a-t-on pas été naïfs en construisant l'Union sans prévoir de procédures de sanction pour les membres qui violent l'état de droit ?

Le paradoxe, c'est qu'on a des mécanismes stricts quand on verse de l'aide au développement à des pays lointains, ou quand on négocie l'adhésion avec des pays – par exemple les pays des Balkans. On commence toujours par les droits fondamentaux, et il faut montrer des progrès sur ce plan. Mais une fois qu’on est dans l'UE, plus rien, ou très peu. Parce qu'on s'est dit qu'il y avait une sorte de mouvement naturel, dans ces pays qui s'étaient battus pour la liberté, pour le pluralisme et les droits individuels, qui se prolongerait. En réalité, il y a des accidents de l'histoire, des reculs, des fractures. Est-ce que c'est une surprise d'un point de vue historique ? Pas forcément. Il n'y a pas de mouvement naturel et il n'y a pas de fin de l'histoire, même dans l'Union européenne. 

La Hongrie et la Pologne viennent donc peut-être de réveiller l'Europe ?

Oui ! Ces débats, même difficiles, sont très sains. Ces fractures existent, il y a en Europe des forces politiques qui proposent de revenir en arrière, sur l'avortement, les droits LGBT, sur l'indépendance du pouvoir judiciaire, qui veulent museler les médias… Si on ne se le dit pas, si on ne combat pas, on n'est pas fidèle au projet européen. C'est un combat générationnel, aussi, mais plus excitant que de se dire qu'on va faire des directives sur la courbure du concombre. Et d'une certaine façon, c'est une chance pour les populations hongroise et polonaise : que deviendraient-elle hors de l'UE, livrées à des gouvernements sans protection ? Il ne faut pas avoir peur du débat politique en Europe.

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Crédit photo : Judith Litvine/MEAE