Huit ans après la France, la Suisse se prononce ce dimanche sur le mariage pour tous, mais aussi l'ouverture de l’adoption et de la PMA aux couples homosexuels. Et ce, au terme d'une campagne nettement plus apaisée que la version française, dont la rudesse fait décidément figure d'exception en Europe.
"On s’attendait à un débat plus virulent". Président de l’association vaudoise Vogay, Mehdi Künzle ne cache pas son soulagement à l'approche du grand jour. Ce dimanche 26 septembre, la Suisse est appelée au vote pour un référendum consultatif sur l’ouverture du mariage, de l’adoption mais aussi de la procréation médicalement assistée (PMA) aux couples de même sexe. Et ce, au terme d'un débat hanté par le spectre de l'exemple français, huit ans auparavant. Dans la foulée des débats sur le mariage pour tous, SOS Homophobie avait alors rapporté une hausse historique des actes LGBTphobes dans l'Hexagone, de 78% en 2013 par rapport à 2012. "C’était notre hantise que cela se passe comme ça s’est passé en France, souffle Mehdi Künzle. Tout le monde en Suisse a entendu parler de Frigide Barjot, même les Suisses allemands !"
Pas de manifs homophobes en Suisse
"C’est tout de même l’une des campagnes les plus violentes de ces dernières années", nuance Olga Baranova. La directrice de la campagne nationale en faveur du "oui" à la votation populaire cite en exemple le nombre d’appels reçus sur la Helpline LGBT suisse : "Ils sont passés de deux ou quatre appels par semaine à un ou deux par jour". Les discours de haine se sont multipliés, confirme Mehdi Künzle, tout en soulignant une rhétorique "plus insidieuse, moins flagrante" que celle propagée par La Manif pour tous française.
Il n’empêche, en trois mois de campagne, pas une seule manifestation homophobe n’a été recensée en Suisse. Ce sont plutôt les 20.000 personnes présentes à la Marche des fiertés de Zurich, le 4 septembre dernier, qui ont fait les gros titres. Alors, comment expliquer une telle différence avec la France, chez un voisin pourtant réputé conservateur sur les questions de société ? Pour le président de Vogay, dans la culture suisse, les libertés individuelles sont placées plus haut dans l'échelle des valeurs : "Vous faites ce que vous voulez, du moment que moi, ça ne m’enlève rien".
La fille aînée de l’Église à la traîne
La Suisse n'a pas non plus sur ses épaules le même héritage que la "fille aînée de l'Eglise", rappelle Josselin Tricou, sociologue français à l’Université de Lausanne et auteur de la thèse Des soutanes et des hommes, sur la figure masculine du prêtre catholique : "En dépit d’un fort courant laïc, la France a une religion qui se veut le monopole du sacré, le catholicisme. L’histoire de la religion suisse est au contraire une histoire du pluralisme, où un seul courant religieux ne peut prétendre incarner l’identité du pays." Or, de notre côté des Alpes, le mouvement opposé à l’égalité des droits avait évidemment été structuré par l’Eglise catholique, qui avait par exemple transmis une prière nationale à ce sujet aux diocèses dès l’été 2012.
Catholiques et protestants n’ont en outre pas la même conception des sujets de société, notamment ceux touchant à l’intime. "Les questions de genre sont beaucoup moins centrales dans le protestantisme : il y a des pasteures depuis longtemps, ainsi que des pasteurs LGBT", énumère le chercheur. Pour lui, ce n’était donc pas seulement du mariage dont il était question en 2012-2013, mais aussi d’un débat interne aux milieux catholiques : "C'était la revanche sur les catholiques d’ouverture des catholiques conservateurs, qui ont su imposer l’image qu’ils étaient le catholicisme, et réussi à faire taire les autres."
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, la laïcité à la française, qui sépare strictement Église et État, a en outre contribué à renforcer le poids des religieux dans le débat, avance Josselin Tricou, qui développe : "Dans beaucoup de cantons suisses, les religions dépendent de l’État pour toucher des impôts, elles sont donc beaucoup moins virulentes. C’est totalement différent en France, où le catholicisme a une extrême liberté par rapport à l’État."
La France plus conservatrice que les conservateurs européens
La Suisse n'est pas, loin s'en faut, le seul contre-exemple au débat français sur le mariage pour tous. Alors que gauche et droite se sont violemment écharpées à l’Assemblée nationale autour du projet de loi, chez la plupart de nos voisins, celui-ci a fait l’objet d’un relatif consensus. Au Royaume-Uni, il fut porté en 2013 par les conservateurs eux-mêmes, qui y ont vu une extension de leurs valeurs familiales : "Les conservateurs croient que la société est plus forte quand on s’engage et qu’on s’épaule les uns les autres. Donc je ne soutiens pas le mariage gay bien que je sois conservateur, je soutiens le mariage gay parce que je suis conservateur", avait argumenté le Premier ministre David Cameron auprès du site ITV.
Outre-Rhin en 2017, la loi fut adoptée en 38 minutes montre en main, avec la bénédiction d’une partie des conservateurs et de la chancelière. Bien qu’elle-même ait voté contre, Angela Merkel avait laissé la liberté de vote à ses troupes, afin de couper l’herbe sous le pied des sociaux-démocrates qui s’apprêtaient à en faire un argument de campagne, trois mois avant les élections législatives allemandes. En Irlande, une convention citoyenne mise sur pied après la crise financière de 2008 en a fait l’une de ses propositions de réforme de la Constitution. Si seules trois d’elles ont finalement été soumises à référendum, celle sur le mariage pour tous - approuvée par 62,1% des votants - a au moins permis de déminer le terrain, en poussant l’ensemble des partis politiques irlandais à défendre l’égalité des droits.
Plus au sud, le mariage pour tous a été adopté plus tôt, mais avec plus de difficultés : en 2005, l'Église comme la droite espagnoles s’étaient dressés contre le projet de loi du nouveau gouvernement, qui pouvait néanmoins compter sur les faiblesses de ses opposants. "La dictature franquiste s’est appuyée sur l'Église pour organiser son pouvoir, rappelle Josselin Tricou. Bien qu’une partie ait bataillé ferme pour la démocratie, l’institution était discréditée." Les débats furent bien moins animés chez le voisin portugais, où le mariage est passé en 2010, mais pas l’adoption : les couples de même sexe durent attendre 2016 (et la levée du veto du président conservateur) pour adopter conjointement.
On dit qu’avec le temps, tout s’arrange. En dépit de propos abracadabrantesques entendus dans notre Assemblée, seules 74.500 personnes ont manifesté dans la rue en octobre 2019 contre l’extension de la PMA aux couples de femmes et aux femmes célibataires, selon les chiffres du cabinet Occurence, bien loin du million d’opposants revendiqué par la Manif pour tous en mars 2013. En Suisse, on retient son souffle d'ici au référendum de dimanche, en scrutant les sondages : le "oui" au mariage, à l’adoption et à la PMA est donné vainqueur à 67%. "Si cela s’était passé de la même manière qu’en France, conclut ironiquement Mehdi Künzle, on aurait eu nonante pour cent de 'oui' car personne n’aurait supporté ça !"
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