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spectacleParis : l'église Saint-Eustache se replonge dans ses années sida pour le Festival d'automne

Par Benjamin Delaveau le 12/10/2021
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Dans le cadre du Festival d’automne à Paris, le musicien Philip Venables met en lumière le rôle de la paroisse Saint-Eustache dans l’accueil des malades du sida dans les années 1980/90. La méditation musicale de l’artiste retentit comme un hommage aux morts de l'épidémie et aux actes de solidarité des religieux. Retour sur le rôle d'une paroisse à part. 

Ces gens malades s’arrêtaient devant les portes de l’église et nous demandaient : est-ce que j’ai le droit de rentrer ?”. Voilà la première image qu’évoque une paroissienne de Saint-Eustache, au coeur du quartier des halles dans le Ier arrondissement de Paris, en se remémorant les “années sida”. L'artiste britannique Philip Venables présente, dans la seule église parisienne à avoir accueilli des personnes séropositives et officié des funérailles pour les homosexuels morts du sida, une installation sonore jusqu’au 16 octobre, dans le cadre du Festival d'automne.

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Comme l’artiste et militant américain David Wojnarowicz, mort d’une maladie liée au sida en 1992, Philip Venables s’est enregistré chaque jour pendant 100 jours en train de jouer le Prélude en ré mineur de Bach. Quarante-deux mini-enceintes disposées dans l'église laissent entendre ses égarements, ses erreurs et ses interrogations musicales : “Dans ce projet, j’explore mon histoire personnelle dans un lieu au rôle exceptionnel pour la communauté LGBT”, explique-t-il. 

Une installation comme un saut dans l'histoire, qui rappelle que les paroisses n'ont pas toujours suivi les lignes de conduite du Vatican. Et en particulier sous Jean-Paul II, comme le rappelle Frédéric Martel, auteur de Sodoma, enquête au Vatican sur l’homosexualité de l’Église. Le Saint-Siège tenait en effet à l'époque un discours essentiellement hostile à l'usage du préservatif. Selon l’auteur, “l'homophobie maladive de Jean-Paul II et son refus de favoriser la lutte contre le sida” sont même un “crime” au vu des 35 millions de personnes mortes des maladies liées à l'épidémie. Cependant, il précise aussi que, dans le même temps, “des bonnes sœurs distribuaient des préservatifs, des associations 'chrétiens et sida' existaient et que les institutions catholiques médicales ont soigné les malades du sida” partout dans le monde. La paroisse Saint-Eustache est l'un de ces lieux qui donne à voir un autre visage de l’Église. À Saint-Eustache, ce visage, c'est surtout celui du Père Bénéteau, que Frédéric Martel qualifie volontiers de “héros”. 

L’église comme lieu d’accueil et de communauté

Vicaire puis curé pendant seize ans, Gérard Bénéteau a été une présence religieuse et humaine pour de nombreux malades dont la mort approchante ravivait la quête spirituelle. En 1988, Daniel Defert, fondateur de l'association AIDES, avait appelé de ses vœux la création d’un lieu d’accueil religieux pour les malades du sida en déclarant: “L’événement épidémique, dans toute société, a une dimension spirituelle et déclenche une soif de rituel”. En raison de sa situation géographique, proche du quartier gay historique du Marais, les paroissien.ne.s de l’église ont été aux avant-postes de l’épidémie.

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“Très vite, nous avons compris qu’il se passait quelque chose. Nous passions de 30 obsèques par an à plusieurs par semaine principalement pour des hommes seuls qu’on disait célibataires”, raconte le prêtre. Les funérailles rassemblaient des familles qui, parfois, découvraient tout un pan de la vie de leur enfant qu’elles ignoraient: “Imaginez ! En cinq ans, j’ai tenu les obsèques d’environ 10% des salariés de Kenzo, alors à chaque fois, c’était plusieurs mondes, souvent aux antipodes, que la mort réunissait". Ébranlée par la souffrance et la mort de ces jeunes personnes, la paroisse fonde une permanence d’accueil, “Pour parler du sida”, en 1988, dans un local séparé de l’église. Cet espace ouvert et sans jugement, symbolisé par la présence d’une boîte de préservatifs au coin du bureau, visait à faire la médiation entre les personnes concernées et l’église.

Le groupe d’église “Sida Vie Spirituelle”, quant à lui, réunissait une vingtaine de personnes (malades et proches) souhaitant se rassembler pour discuter et accueillir la mort dans la spiritualité. Christian, toujours actif dans le groupe, se souvient : “C’était un espace dans lequel nous pouvions être vrai avec nous même et dialoguer autour de ce que l’évangile avait à nous dire face à nos situations.”

"Compassion crédible"

Malgré l’hostilité des discours de l'institution catholique de l’époque, l’homme raconte que “le groupe a laissé parler les institutions pour se concentrer sur le besoin de communauté”. Dans le même temps, l’Association Solidarité Saint-Eustache est créée avec, au cœur de sa mission, la médiation entre les malades et leurs proches notamment grâce à un soutien financier. Elle se veut “un contrepoint aux incompréhensions, voire ruptures, dans lesquelles certaines interprétations de principes religieux ont joué un rôle funeste”.

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Afin d’apporter des fonds à l’association, le Père Bénéteau crée avec Suzanne Pagé, conservatrice du musée d’Art moderne de Paris - endeuillée par la mort d'un ami - une galerie d’art dans un local de l’église. De 1994 à 1998, de jeunes artistes émergents seront exposés aux côtés d’artistes installés comme Christian Boltanski ou Annette Messager... La galerie deviendra le symbole de l’engagement de Saint-Eustache pour les malades du sida. Selon le prêtre, ce qui a fait de la paroisse Saint-Eustache un vrai lieu de solidarité, c’est son ouverture sur le monde et sa réalité. Pour l’homme qui se dit plus sensible à la “fragilité du Christ qu’à sa Toute-Puissance”, l’Église doit faire preuve de “compassion crédible” en partant des réalités contemporaines de la société. 

Saint-Eustache, une preuve d'inclusion de la religion ?

Alors que le rapport “Sauvé”, publié le 5 octobre 2021, estime que plus de 300.000 mineurs ont été victimes de violences sexuelles de la part d’une personne liée à l’Église, Gérard Bénéteau ne décolère pas : “Le ménage n’a pas été fait chez nous, le problème c’est la sacralisation de la personne du prêtre. La parole des victimes est essentielle pour espérer un changement”. Même son de cloche pour Christian de “Sida Vie Spirituelle” qui insiste sur l’importance des initiatives particulières des paroisses qui font bouger les choses et conseille de ne pas se focaliser sur l'institution et ses discours : “Les accompagnateurs religieux n'étaient pas prêts à rencontrer les malades du sida, pourtant, nous nous sommes rencontrés et avons évolué ensemble.”

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Pour les personnes LGBT croyantes, la paroisse de Saint-Eustache constitue la preuve par l’exemple que la religion catholique est capable d’inclure et de pratiquer une foi respectueuse de la diversité des genres et des sexualités. Anthony Favier, co-président de l'association LGBT chrétienne David & Jonathan, regrette les lenteurs d’évolution de la doctrine malgré les appels du Pape François : “Dans l’Église catholique française de l’après manif pour tous, l’idée de donner une place aux personnes LGBT progresse, mais ce n’est pas unanime, et je ne suis pas sûr qu’on en fasse un enjeu spirituel de premier plan”. Pour Frédéric Martel, la diminution drastique du nombre d’ordonnées rendra “inévitables” l’acceptation de l’homosexualité et l’autorisation du mariage des prêtres et des femmes si l’Église veut survivre. 

L’histoire de la paroisse Saint-Eustache est donc un autre récit de l’Église catholique et de l'épidémie de sida qui mérite d’être transmis. À l’intersection des identités catholiques et LGBT, ces personnes malades courent le risque d’être invisibilisées alors qu'elles font partie intégrantes des mémoires des luttes des années Sida. La musique de Philip Venables, répétitive et méditative, devient alors, dans ce lieu historique, un hommage à ces vies et un appel à ne jamais les oublier.