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livre"Mon corps, ce désir, cette loi" : Geoffroy de Lagasnerie explique sa réflexion sur la politique de la sexualité

Par Guillaume Perilhou le 03/01/2022
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Dans son nouvel essai, Mon corps, ce désir, cette loi : réflexion sur la politique de la sexualité, le sociologue et philosophe Geoffroy de Lagasnerie critique depuis un point de vue gay nos rapports contemporains à la sexualité, examinant notamment les implications potentielles du mouvement #MeToo.

Un après-midi d’octobre, le philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie nous a convié chez son meilleur ami, Édouard Louis. Avec ce dernier, Geoffroy et son compagnon, Didier Eribon, forment depuis plusieurs années un trio à part dans le paysage intellectuel français, un trio qui se penche sur les déterminismes sociaux et les sexualités avec des regards de pédés de gauche, transfuges de classe ou non, et qui interroge autant la pensée des élites auxquelles ses membres appartiennent que celle de leur famille politique, qui condamne parfois un peu vite. C’est justement de cela que parle le onzième ouvrage de Geoffroy de Lagasnerie.

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Dans Mon corps, ce désir, cette loi : réflexion sur la politique de la sexualité, le penseur étudie le rapport au consentement, question omniprésente depuis l’apparition du mouvement #MeToo. Et s’il ne remet pas en cause la parole des victimes, il questionne les conséquences, pour les identités gays, de la législation qui a suivi la parution du Consentement de Vanessa Springora. Cette loi sert de point de départ à un livre qui appelle à ne pas jeter Michel Foucault avec l’eau de #MeToo, et qui apporte une réflexion homosexuelle au débat sur le consentement.

La loi du 23 avril 2021 instaure un seuil de non-consentement automatique pour tout acte sexuel avec un mineur de moins de 15 ans. Vous avez choisi d’en faire le point de départ de votre livre...

J’ai été frappé par le fait que, à la suite de la publication du livre de Vanessa Springora, tout le monde s’est précipité pour appeler à légiférer, à renforcer l’appareil répressif. Or, d’ordinaire, même quand il y a un attentat, par exemple, les forces de gauche insistent sur la nécessité de ne pas faire de loi dans l’émotion, de prendre du recul et d’analyser les effets d’un renforcement des dispositifs répressifs. Cette fois, au contraire, la gauche voulait parfois être plus répressive que le pouvoir. Et je suis étonné que l’on ne puisse pas avoir avec la sexualité les mêmes réflexes que pour le terrorisme. Ce livre est d’abord une tentative de mener une réflexion rationnelle et réaliste, non idéologique, sur ces sujets. Mais il y a aussi une raison de fond... À chaque fois, le point de départ de mes livres a consisté à montrer comment des mouvements progressistes pouvaient s’appuyer sur des modes de pensée ou des schémas les rendant malgré eux complices du pouvoir. Et qu’il est donc nécessaire de les radicaliser en les interrogeant. Depuis quelques années, il y a une multiplication de prises de position sur la sexualité. Ces mouvements se sont souvent articulés à des formes de pensée et à des idéologies de la sexualité problématiques. J’ai saisi l’occasion d’une conférence pour développer ces interrogations. C’est un livre né d’un inconfort que je ressentais depuis quelque temps – et que, je crois, beaucoup ressentent.

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À propos de ces relations entre un mineur et un adulte, vous soutenez qu’il faut juger au cas par cas...

Une des théories du livre, c’est que la sexualité, l’intimité, le désir sont des domaines complexes, pluriels, où il y a une infinité de rapports au corps, selon les individus. Fixer des normes rigides et unifiées à travers l’État ne peut que mutiler la vie. La loi considère qu’avant 15 ans, c’est du viol, quoi que dise le mineur en question, quels qu’aient été ses désirs ou ses envies... On rétablit une norme du comportement sexuel indifférente à la pluralité des expériences – même le Planning familial s’en était inquiété. Or nombreux sont les gays qui, après avoir eu des expériences sexuelles avec des hommes adultes quand ils avaient 13 ou 14 ans, ont raconté comment cela avait été libérateur pour eux par rapport à l’homophobie qu’ils subissaient, à l’enfermement familial, à la répression du désir... Interdire ces expériences, est-ce alors les “protéger” ou au contraire renforcer des effets de répression et de souffrance ? Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut pas faire attention, qu’il ne faut pas être prudent, mais cela doit se faire au cas par cas. La maturité, la nature de la relation, le contexte, tout cela doit entrer en ligne de compte. Il est très important que celles et ceux qui ont été victimes prennent la parole, mais il ne faut pas que leurs paroles débouchent sur des régulations qui mutileront la vie de ceux qui n’ont pas été victimes ou ne le seront pas.

Vous vous référez à Simone de Beauvoir, qui prônait un abolitionnisme pénal ou carcéral. Pensez-vous, comme elle, que la prison n’est qu’un “leurre”, qu’elle ne change pas un agresseur ?

Comment faire vivre un mouvement émancipateur qui ne reconduit pas les instruments de la violence d’État pour lutter contre la violence ? Lier un mouvement qui se prétend progressiste à une demande de plus de prison m’apparaît comme une contradiction, sachant que la gauche a toujours soumis à l’examen critique la prison, la répression, l’idée de punition. Il existe une forme d’exceptionnalisme sexuel qui fait que, lorsqu’il s’agit de la sexualité, des militants ou des intellectuels semblent oublier tous les principes qu’ils déploient par ailleurs pour d’autres domaines.

Mais la réponse pénale est importante pour les victimes !

Beaucoup de victimes de viol ont, par exemple, témoigné du fait que les procédures judiciaire et policière ont été autant, voire plus traumatisantes pour elles que le viol en tant que tel. Lier la lutte contre la violence sexuelle à l’appareil pénal, affirmer que, quand on est victime d’une agression ou d’un viol, cela doit forcément passer par une plainte, se constituer partie civile, mettre en prison son agresseur... Est-ce alors vraiment se situer du côté des victimes et prendre en compte leur blessure ? Je ne suis pas sûr. En réfléchissant à cet entretien, j’ai pensé au mouvement gay : tout en étant très peu punitif, il me semble qu’il a transformé les structures sociales et mentales, et fait diminuer le nombre d’agressions et le niveau de violence auxquels sont exposés les gays. C’est un mouvement culturel, mais, surtout, un mouvement qui a demandé des droits plutôt que des peines et qui a, de cette façon, obtenu une transformation puissante de l’hégémonie culturelle. Il pourrait être l’inspirateur de la lutte contre les violences sexuelles aujourd’hui.

Vous parlez dans ce livre de la prise de conscience “ex post” (a posteriori) d’un traumatisme. À vos yeux, la réinterprétation peut créer le traumatisme...

Il y a une tendance dans les récits contemporains à faire de la sexualité une activité dangereuse, à penser que, quand on s’engage dans un rapport sexuel, l’on donne ou l’on prend quelque chose à quelqu’un. Ce qui explique la multiplication des interrogations sur le consentement : est-ce que celui-ci était vraiment réel ou vicié, sous influence, etc. Pour moi, toutes ces interrogations sont biaisées par le fait qu’elles reposent sur une conception fausse du sexe. Chacun de nous n’est pas une poupée qui donne un petit trésor à autrui lorsqu’il fait l’amour ! On prend à quelqu’un si l’on mutile, force, contraint ou viole. Si l’on veut déployer une politique émancipatrice, il faut mener une politique de dédramatisation de la sexualité et revenir à une notion physique et mécaniste de l’abus : un corps qui veut et un corps qui ne veut pas. On ne peut pas être une victime ex post. Victime, on l’est uniquement sur le moment : vous le sentez – et je ne parle pas, ici, de l’amnésie post-traumatique après un viol, qui est autre chose. C’est important parce que, dès que l’on fait fonctionner une norme qui affirme la possibilité de réinterpréter son consentement – la possibilité de dire “j’étais sous emprise et, par conséquent, je ne voulais pas vraiment” –, on bascule dans une conception de l’ordre sexuel basée sur l’idée que le fait d’avoir voulu ne suffit pas, qu’il y a des choses que l’on ne devrait pas vouloir ou avoir voulues... Or ce dispositif est celui qui a toujours fondé les guerres contre les sexualités minoritaires : guerre de l’État contre la sodomie, les sexualités SM, le travail du sexe, etc. Si vous rompez avec une conception minimale du consentement comme la non-contrainte physique, alors vous courrez le risque de soumettre la liberté sexuelle de chacun au consentement de la société.

Un désir ne pourrait donc, selon vous, être vicié ?

Il y a quelque chose d’arbitraire là-dedans, d’incontrôlable aussi. Le déconstruire ex post n’est pas annuler sa présence au moment où il était là. Toute forme de critique sociale du désir suppose une norme implicite et souvent réactionnaire de ce qu’aurait dû être un désir non vicié. On va essayer d’expliquer le désir pour une personne avec un âge différent, une classe différente, une origine différente... Quand l’âge ou le milieu sont identiques, on ne remet jamais en question ce désir, on le présuppose comme évident, contrairement à ceux qui seraient liés à un phénomène de domination. On ratifie donc l’idée qu’il y aurait des choix d’objets légitimes... Je pense qu’il faut réaffirmer une forme d’autonomie de la sexualité et du désir par rapport à la politique. Le geste qu’il faut accomplir est de dépolitiser le désir, ne pas l’appréhender avec un vocabulaire politique. On peut très bien fantasmer de coucher avec quelqu’un qui se déguise en policier et qui menotte, insulte ou frappe, et lutter contre les violences policières. Foucault, par exemple, aimait les rapports SM, il n’avait pas pour autant envie de se faire taper dans la rue.

À la fin de votre livre, vous prenez votre propre exemple : votre relation amoureuse avec Didier Eribon...

J’ai toujours dragué mes profs ! Quand j’ai rencontré Didier, j’avais 19 ans, et lui 47. Je l’ai trouvé d’emblée très beau, très attirant, une attirance liée à plein de choses : son corps, son ethos, la fascination intellectuelle que j’avais pour sa personne, le fait qu’il y avait plein de livres chez lui et que je voulais être auteur, qu’il était un ami très proche de Bourdieu... Ce désir s’inscrivait dans une immensité de choses qu’il serait facile de qualifier d’emprise. Si nous nous étions séparés, j’aurais très bien pu me retourner sur mon expérience, dire que j’étais sous emprise et le faire tomber – et ça aurait été totalement accepté, ce qui est terrifiant. Dans ma relation avec Didier, qui est amoureuse, sexuelle et libératrice, les différences d’âge et de pouvoir font partie de l’érotisme. Ce type de relation intergénérationnelle est traditionnel chez les gays. Si l’on veut parler de l’emprise, il faut dire que c’était une emprise qui m’a libéré de l’emprise et de la domination d’autres cadres, notamment scolaires, familiaux, culturels, qui exercent aussi leur pouvoir, mais dont on ne parle jamais.

>> Mon corps, ce désir, cette loi, de Geoffroy de Lagasnerie. Fayard. Déjà disponible.

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Crédit photo : Samuel Kirszenbaum