INTERVIEW. Sur les starting-blocks pour la présidentielle 2022, Jean-Luc Mélenchon revient sur son long engagement pour les droits LGBTQ+. Et si le fondateur de La France insoumise atteint cet été (son anniversaire tombe le 19 août) l'âge de 70 ans, il n'est pas passé à côté, par exemple, de la révolution en cours sur le genre. Voici notre entretien en version complète.
Interview Marie-Pierre Bourgeois & Thomas Vampouille
Photographie Enzo Tonati
Alors que la gauche joue de nouveau sa gamme en désaccords et désunions, Jean-Luc Mélenchon, lui, est prêt. Candidat dès novembre 2020, le leader de La France insoumise prépare pour 2022 sa troisième campagne présidentielle avec son programme L’Avenir en commun, soutenu par la plateforme noussommespour.fr. Comme parlementaire, il s’est très tôt impliqué pour faire progresser les droits des personnes LGBTQ+. À cet effet, son programme l’annonce : “nous sommes pour !” le remboursement de la procréation médicalement assistée (PMA) pour toutes et le changement d’état civil “libre et gratuit”. Mais, néanmoins, contre la gestation pour autrui (GPA)…
À lire aussi : Yannick Jadot : "Il faut réfléchir aux conditions d’une GPA éthique"
En mai, devant l’Assemblée nationale, le ministre de l’Intérieur s’est joint à une manifestation de policiers critiquant un supposé laxisme judiciaire. Vous n’y êtes pas allé, contrairement à nombre de vos camarades de gauche…
Ça a vraiment été pour moi un coup dur. Les policiers qui menacent les juges et qui veulent “faire sauter la digue de la Constitution et de la loi” franchissent une ligne rouge. Leurs manifestations ont toujours été l’occasion de mettre en cause la justice et l’ordre républicain. Pour le reste, la sécurité contre le social, c’est un grand classique des campagnes, aussi vieux que la lutte droite-gauche. Rappelez-vous l’affaire “Papy Voise”, la veille du premier tour de l’élection présidentielle de 2002… La pression est terrible. Mais apprendre à résister fait partie des fondamentaux de la gauche. Évidemment qu’on a le cœur qui saigne quand un pauvre gars, le flic du coin, se fait tuer par un abruti qui lui tire dessus de sang-froid. Mais il faut raison garder. Quand un pompier meurt au feu, personne n’accuse le feu : on achète du matériel, on déploie des moyens, on réfléchit à améliorer les conditions d’exercice du métier de pompier. Avec les policiers, c’est pareil. Il faut réfléchir aux conditions dans lesquelles se fait ce métier : l’emploi, les formes de la répression, l’adaptation des moyens employés, etc. D’ailleurs, c’est ce qu’on a fait au cours des trente dernières années, et le résultat, on le connaît : il meurt aujourd’hui trois fois moins de policiers. Ça, c’est une réalité. Alors peut-être que, contrairement à ce qui se raconte, la violence au sein de la société n’est pas en augmentation.
"En démocratie on ne punit que les actes, pas les opinions, ne confondons pas tout."
Outre le sentiment d’insécurité, de nombreux électeurs basculent vers l’extrême droite en invoquant leur peur, voire leur rejet de l’islam. Depuis 2017, votre discours sur l’islamophobie a-t-il évolué ?
D’abord, le mot “phobie” – comme quand on parle d’homophobie ou de transphobie – signifie éprouver une peur irrationnelle. Au départ, je n’étais pas d’accord avec l’expression “islamophobie” parce que je croyais que c’était une manière d’interdire qu’il y ait un discours critique sur cette religion, ce qui était absolument invraisemblable vu que les religions se l’autorisent entre elles. Ce que j’ai mis du temps à comprendre, c’est qu’il y avait vraiment une phobie, complètement irrationnelle, à la simple vue d’un musulman ou supposé musulman. C’est un fait, et la société ne peut pas accepter cette attitude. Mais attention, en démocratie on ne punit que les actes, pas les opinions, ne confondons pas tout.
Les religions peuvent être un vecteur d’homophobie. Comment atteindre les LGBTphobies quand elles se nichent dans des cultures religieuses ?
Ce n’est pas une spécificité de l’islam, les trois religions du Livre ont une tradition anti-homo. De son côté, la société pose des lois, lesquelles s’appliquent à tout le monde. C’est ensuite à l’intérieur des communautés religieuses que des voix doivent se faire entendre.
"C’est de là qu’il faut repartir : quand on met l’amour à l’épreuve, les gens craquent !"
En tant que parent, que diriez-vous à quelqu’un qui aurait du mal à accepter l’orientation sexuelle de son enfant ?
Là, il n’y a pas de parole politique, mais une parole philosophique, purement humaine. Vous connaissez cette chanson de Georges Brassens où quatre gosses sont en prison, et où leurs pères viennent les chercher au commissariat ? [“Les Quatre Bacheliers”] Les trois premiers disent “fils indigne, je te renie”, puis vient le quatrième, qui dit “bonjour petit” et qui, au lieu d’accabler son fils, lui tend la main. Je suis sûr que le père homophobe est souvent dans une situation personnelle d’incompréhension et de désespoir, parce que pour lui, l’homosexualité, c’est grave. Encore une fois, on est dans l’irrationnel. Le point clef de l’affaire, c’est de rappeler que l’orientation sexuelle n’est pas un choix. Après, je lui dirais simplement de ne jamais oublier qu’il aime son gosse. C’est de là qu’il faut repartir : quand on met l’amour à l’épreuve, les gens craquent ! Ils s’aperçoivent que l’amour qu’ils ont pour leur gamin est plus important que de se déchirer avec lui pour quelque chose qui ne fait de mal à personne. Nos enfants sont nos enfants, comme ils sont. Et notre amour pour eux est, en fait, inconditionnel.
À Famille chrétienne, vous aviez déclaré : “La présence des modèles masculins est évidemment un besoin pour la construction de soi. Mais on y répond facilement par la présence des hommes de sa parentèle ou de son entourage.” Pourriez-vous développer votre idée ?
Il se trouve que les rôles sociaux sont genrés par notre société. Je le déplore moi-même, d’autant que j’ai reçu une éducation extrêmement viriliste comme pied-noir et comme petit garçon. On met souvent en avant les privilèges masculins – à juste titre ! –, mais j’ai toujours considéré que le rôle masculin était aussi très réducteur. Il peut être une source de souffrance. Néanmoins, je ne crois pas à la possibilité d’une éducation dans laquelle personne n’a de rôle, sans aucun déterminisme biologique. Mais le modèle masculin peut parfaitement vous être proposé par votre grand-père, votre oncle, votre grand frère… Toute relation sociale est une construction culturelle. La parentalité non plus n’est pas un fait exclusivement biologique.
Vous vous prononcez pour l’ouverture de la PMA à toutes les femmes, mais contre l’autorisation, en France, de la GPA. C’est une façon de joindre les deux bouts ?
Il y a des domaines dans lesquels on ne peut pas contraindre, où l’on ne peut que convaincre. On a bien fait de s’opposer à La Manif pour tous. Le mariage pour tous, il le fallait. Quant à l’ouverture de la PMA à toutes les femmes : évidemment ! Mais je ne sous-estime pas la difficulté que certains ont à entendre ce que je viens de dire là. Il ne suffit pas d’avoir gagné politiquement. Nous avons intérêt à déminer ces sujets.
"Je ne crois pas à une GPA éthique et bénévole."
Concernant la GPA, je sais qu’elle est déjà accessible aux plus riches, à l’étranger. J’y suis opposé. Je ne crois pas à une GPA éthique et bénévole. Je ne peux pas être d’accord avec l’idée qu’une personne soit un instrument de production, et j’ai la certitude que la GPA crée forcément des situations d’exploitation de femmes. Le statu quo est bancal mais je le maintiendrai tout en continuant de reconnaître les enfants nés d’une GPA à l’étranger. Je suis donc conscient de tenir une position paradoxale, mais je n’ai pas trouvé mieux. Je renvoie ceux qui font des parcours de GPA à leur responsabilité morale. Comme moi-même, j’assume une contradiction par devoir moral.
Comment s’est fait votre cheminement politique sur les questions LGBTQ+ ?
Je suis la preuve que l’on peut faire du chemin sur ces sujets. Au départ, je ne connaissais rien au thème. En 1982, on dépénalise l’homosexualité, et je découvre alors, comme des milliers de gens, que c’était pénalisé ! qu’on pouvait aller en taule à cause de ça ! Les bras m’en tombaient. Quand j’avais 20 ans, dans les organisations d’extrême gauche, l’homophobie était très courante. Donc, en 1982, premier choc intellectuel, parce que pour quelqu’un de gauche la matrice c’est : tant qu’il y a un opprimé, je suis concerné. Ensuite, en 1988, j’ai été envoyé parler devant une assemblée des Gays pour les libertés, association dont j’ignorais l’existence. Je croyais qu’on me demandait une conférence sur l’état de la société. Alors ils m’ont gentiment écouté, puis, à la fin, ils m’ont expliqué que j’étais hors sujet. On était dans le temps fort du sida. Et alors ils m’ont raconté : le survivant qui non seulement a perdu son compagnon mais se fait jeter dehors de son foyer, piquer ses affaires, maudire par tout le monde… J’étais suffoqué devant cet abîme de souffrances. J’ignorais tout cela ! Et donc je leur ai dit : “Je vous promets que je ne vous lâcherai pas.” C’est donc à ce moment-là que j’ai commencé à mesurer la difficulté de ces sujets, et c’est pour cela que j’ai déposé, en 1990, le projet de loi sur le partenariat civil. Mais, depuis, je n’ai jamais cessé de les regarder avec un œil complètement différent. Et avec gratitude pour le défi intellectuel qu’ils me lancent.
Suivez-vous l’évolution des questions de genre, notamment la meilleure compréhension par la jeunesse de la non-binarité ?
L’humanisme naît dans l’idée que les êtres humains ne sont pas des créatures qui ont un destin fixé par Dieu, mais sont les producteurs de leur propre identité. Et, quand on remonte le fil de l’humanisme, on découvre que la première trace de l’idée qu’il y a une similitude fondamentale entre les êtres humains – qui donc va nier les assignations genrées et les rôles décidés par les religions –, c’est un texte féministe écrit par Christine de Pizan [philosophe et poétesse de la pré-Renaissance, morte vers 1430]. D’entrée de jeu, l’humanisme a été intriqué avec la mise en cause des assignations de genre. Je pense qu’on est à un moment de l’histoire où il s’agit de construire un regard qui soit une ouverture radicale sur la liberté humaine d’auto-construction. Ces jeunes gens dont vous parlez me semblent être en train d’essayer d’inventer rien de moins qu’une nouvelle condition humaine, non genrée ! Ce qui est inédit dans l’histoire de l’humanité ! Alors si on ne les regarde pas avec bienveillance et intérêt, on passera à côté d’un fait majeur dans la civilisation humaine.
"N’acceptons pas de nous refermer autant que nos adversaires."
“La liberté humaine d’auto-construction” : vous soutenez toujours la liberté du recours au suicide assisté ?
Je suis, depuis bien longtemps, un membre de l’Association pour le droit à mourir dans la dignité. Ma racine, c’est la liberté.
La droite accuse la gauche de nuire à la liberté d’expression : “On ne peut plus rien dire.” Quel regard portez-vous sur ces polémiques régulières ?
J’ai très mal vécu, par exemple, que l’on essaie d’empêcher Sylviane Agacinski [philosophe opposée à l’ouverture de la PMA] de parler à l’université de Bordeaux. Si l’on ne peut pas confronter des idées à l’université, alors où ? Discuter des idées est une liberté fondamentale. Alors il peut y avoir des idées qui nous horripilent, qui nous scandalisent, mais elles doivent s’exprimer. On doit pouvoir parler ! À condition que les intéressés en face soient aussi là pour ça. Moi, ça m’intéresse que les gens aient la possibilité d’entendre Éric Zemmour expliquer sa théorie selon laquelle les femmes ont moins d’intelligence que les hommes, pour qu’ils puissent se dire : ah bon, il croit réellement ça ! Et qu’ils soient mis dans l’obligation de démontrer le contraire ! Le vrai se démontre. N’acceptons pas de nous refermer autant que nos adversaires. L’invention, la poésie, l’humour, tout résulte des failles ouvertes dans les certitudes. Il faut cultiver le contre-pied, le contrechamp, comme une nécessité fondamentale de l’intelligence. Et ne pas accepter d’entendre seulement ce qui nous convient.
À lire aussi : Anne Hidalgo : "Mon combat est pour l'égalité, pas pour la différence"