Le réalisateur français Samuel Theis explore au cinéma son enfance prolétaire dans Petite Nature, un film autofictionnel sensible et réfléchi.
On l’avait découvert avec Party Girl (Caméra d’or à Cannes, en 2014). De retour avec Petite Nature, Samuel Theis se replonge dans son enfance et dans le désir un peu irrationnel qu’il a, très jeune, ressenti pour son professeur. En filmant les milieux prolétaires du bassin lorrain, il fait le pari de la beauté et raconte, avec une délicatesse infinie et à hauteur d’enfant, les tourments d’un préado en pleine crise identitaire. Dans le rôle du jeune instituteur, Antoine Reinartz, révélé en président d’Act Up dans 120 Battements par minute, de Robin Campillo, prouve qu’il est résolument l’un des acteurs les plus protéiformes de sa génération.
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Comme pour Party Girl, Petite Nature est né d'une histoire personnelle ?
C’est un film que j’avais en tête depuis longtemps et qui s’appuie sur une expérience personnelle. Le tournage de Party Girl a été un déclencheur. Ce portrait de ma mère, tourné dans la ville dans laquelle j’ai grandi, m’avait permis de revisiter mon enfance. En particulier ces moments où j’avais senti, comme une intuition, que je ne resterais pas dans cette famille. J’avais l’impression d’être très différent d’eux, que je me réaliserais ailleurs, qu’il fallait que je parte. C’est un peu cette période que raconte Petite Nature. Johnny, le personnage principal, est comme mon alter ego. Il dialogue avec l’image que j’ai de moi à cette époque, quand j’étais fasciné, comme tous les autres enfants d’ailleurs, par le monde des adultes. J’étais un garçon très observateur, très introverti. Jusqu’à l’âge de 2 ans, par exemple, je n’ai pas dit un mot. Je ne parlais pas. Ma famille pensait que j’étais muet.
Le cinéma te permet de te réconcilier avec ton passé ? ta famille ?
Quand je passe du temps avec ma famille, nos échanges sont très limités, et je sens bien qu’ils ne me comprennent pas du tout. C’est finalement par les films que j’arrive à m’approcher d’eux. Je pense que, de toute façon, quand on est un transfuge de classe, on porte avec soi la culpabilité d’être parti, et qu’on se sent constamment obligé de revenir. Mais beaucoup de choses nous trahissent, des détails, des manières de parler… Moi, par exemple, j’ai toujours eu un goût raffiné, et je pense que ça a été un travail très long de me défaire du goût dans lequel j’ai grandi. Je n’aime pas dire “mauvais goût”, parce que ce sont juste des esthétiques qui s’opposent. Il y a une esthétique du milieu bourgeois, qui est considérée comme une norme intellectuelle de ce que l’on pourrait appeler la beauté, mais, en fait, je trouve qu’il y a beaucoup de beauté dans les classes populaires.
C’est très gay de vouloir s’arracher à son milieu d’origine ?
Peut-être que ça va changer puisqu’on a aujourd’hui la possibilité de fonder des familles, mais je pense que, dans notre rapport à celle dans laquelle on a grandi, il y a quelque chose qui se construit dans la fuite. On est attirés par les métropoles, les grandes villes. On est un peu obligés de partir parce qu’on cherche des endroits où une scène homosexuelle existe.
L’instituteur est un peu la première porte d’entrée vers cet “autre monde” auquel tu aspires…
Plus jeune, j’ai fait une rencontre déterminante avec un instit qui m’a vraiment regardé, je pense, comme on ne l’avait jamais fait auparavant. Il voyait mon potentiel. Il m’a invité chez lui, venait à la maison, parlait avec ma mère. Pour le film, il fallait trouver une manière d’inviter Johnny dans l’intimité de ce prof, ce qui, aujourd’hui, n’est pas du tout naturel. J’aime, dans le film, que cela se transforme en piège, parce que l’instit et sa femme ont beau être sympas, face au danger ils ne le sont plus du tout. Ils ont peur, ils se protègent, et l’enfant ne comprend pas leur rejet.
Tout quitter t’a permis de vivre ton homosexualité ?
Je n’ai pas mal vécu mon homosexualité. Plus jeune, on ne m’insultait pas, et je n’ai pas vécu non plus de rejet dans ma famille. Clairement, je voyais bien que ça questionnait ma mère et mes grands-parents, mais il n’y avait pas de rejet pour autant. J’ai grandi dans une cité, j’étais un peu efféminé, mais ça ne posait pas de problèmes. C’est plutôt moi qui avais du mal à m’accepter. Se construire par rapport aux injonctions de virilité, c’est souvent un combat avec soi-même. J’ai d’ailleurs eu du mal à lâcher les relations avec les femmes parce qu’en fait j’avais un peu honte de cette homosexualité.
L’époque change, heureusement… Le rapport à la sexualité aussi. Écrire et montrer cette relation ambiguë entre un enfant et son professeur, c’était provocateur ?
Je sais qu’il peut y avoir des levées de boucliers, et que cette forme de désir de l’enfant pour son prof peut rendre sceptique. Mais c’est une histoire personnelle. C’est comme ça que je l’ai vécue. J’ai toujours été très attiré par les adultes. Et je pense que c’est quand même assez courant de tomber amoureux d’un professeur, d’une maîtresse, ou encore d’un oncle, c’est-à-dire d’une figure adulte sur laquelle on va projeter quelque chose de confus, un désir parfois totalitaire mêlant le désir amoureux et celui de plaire. Dans la réalité, c’est allé beaucoup plus loin que ce qui se passe dans le film.
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Tu as été tenté d’édulcorer ton propos ?
Je n’avais pas du tout envie d’emmener le film dans une direction sulfureuse. Simplement je pouvais, grâce à lui, remettre les adultes au bon endroit, opérer comme une réinterprétation de mon enfance. Le film est tourné du point de vue de l’enfant ; du début à la fin, on vit avec lui. Je fais le récit d’un gosse de 10 ans qui, au seuil de l’adolescence, s’exprime librement. Il ne s’excuse pas encore. Il y a quelque chose de conquérant à cet âge-là, et c’est beau à mettre en scène.
Pour en revenir à Johnny, le jeune personnage du film, tu penses que son parcours sera semblable au tien ?
Je pense que le personnage va se lancer dans un parcours complexe, justement sur la question de l’identité, et qu’il va certainement apprendre à lâcher un peu de cette colère qui est un moteur nécessaire pour s’en sortir. C’est un parcours qui est long et qui pose beaucoup de questions, car on est constamment assigné à notre origine sociale. Quand je suis arrivé à Paris, avec mon côté pédé, j’avais une manière de me tenir qui laissait penser que je venais d’un milieu bourgeois. C’est drôle mais mes premiers rôles, c’étaient des nobles, des personnages venant de certaines catégories sociales supérieures. Je trouve ça amusant, l’idée du déguisement. On ne va pas seulement vers une identité, on va vers un pouvoir. Et je suis heureux de pouvoir revenir dans ma famille, de passer du temps avec elle, d’être dans cette familiarité, cette chaleur de la maison et du foyer qui n’existe vraiment que là-bas, que je ne trouverais jamais dans une famille bourgeoise. Ce que je trouve très intéressant, pour un artiste, c’est d’être entre les mondes, d’être quelqu’un qui observe, quelqu’un qui rencontre les gens et qui tend un miroir à la société. C’est chouette de pouvoir naviguer d’un monde à un autre.
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Crédit photo : Yann Morrisson