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cinémaQueer Cannes, épisode 4 : "Joyland", film pakistanais sur l’émancipation

Par Franck Finance-Madureira le 26/05/2022
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Notre chroniqueur cinéma et fondateur de la Queer Palm, Franck Finance-Madureira, nous raconte de l'intérieur le Festival de Cannes. Aujourd'hui, rencontre avec Saim Sadiq, réalisateur de Joyland, et Alina Kahn, actrice dans le film.

Joyland, premier long-métrage du Pakistanais Saim Sadiq, présenté à Un Certain regard, est sans nul doute l’un des films les plus surprenants de cette quinzaine cannoise. Il suit le parcours de Haider qui vit avec sa femme dans une maison familiale ne garantissant aucune intimité. En tombant sous le charme de Biba, danseuse transgenre pour laquelle il travaille, il va déclencher des bouleversements en série avec en ligne de mire l’émancipation, la rébellion contre les normes sociales dans un pays où tout est très codifié. Un film touchant et sensible à la mise en scène efficace qui offre un poste d’observation passionnant sur la société pakistanaise et, notamment, un personnage de femme trans puissant. 

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Saim Sadiq a étudié l’anthropologie à Lahore, avec en ligne de mire un projet de thèse sous la forme d’un documentaire, avant de travailler un an comme assistant réalisateur. Décidé à en faire son métier, il part ensuite étudier le cinéma à l’université de Columbia. C’est en tournant l’un de ses courts-métrages, Darling, qu’il rencontre Alina Kahn, jeune femme transgenre qui deviendra l’actrice principale de Joyland. Nous les avons rencontrés pour évoquer le film et son contexte. 

Est-ce que le personnage de Biba, cette danseuse transgenre au caractère bien trempé, a été l’origine de l’inspiration pour Joyland

Saim Sadiq : J’étais dès le départ très intéressé par les trois : Haider, sa femme Mumtaz et Biba, parce que je voulais explorer l’idée du patriarcat, l’idée du désir et de l’identité, et de l’émancipation aussi. Généralement c’est exploré depuis un territoire masculin, un territoire féminin ou un territoire trans, mais je voulais voir ce qui arrive quand tu l’explores depuis ces trois ensembles et la confrontation qui peut émerger de cela, qui peut être belle mais aussi destructrice dans un endroit comme le Pakistan. 

Alina, comment avez-vous rejoint ce projet ? 

Alina Kahn : Je suis membre d’une association trans à Lahore et c’est là que j’ai entendu parler pour la première fois du projet de court-métrage de Saim, Darling. J’ai joué dans celui-ci d'abord, c’est comme ça que nous nous sommes rencontrés et que j’ai été castée en première pour Joyland. Je ne suis pas une actrice professionnelle mais, bien sûr, maintenant les choses sont en train de changer.

A-t-il été facile de produire et tourner un film traitant de ces sujets au Pakistan ? 

S.S. : Vu qu’il y a très peu de films pakistanais, quand tu parviens à faire un film, tout le monde te soutient. Ils ne te demandent pas ce que tu comptes faire et tu n’as pas d’obligation de leur dire. C’est libre, mais dépourvu d’infrastructures. Cela nous a pris sept mois pour trouver Haider (Ali Junejo) parce que je n’arrivais pas à trouver un acteur que j’aimais et qui était prêt à le faire. Le seul acteur qui me plaisait avant Ali a refusé de le faire lorsqu’il a lu le scénario. Or ce n’était pas un grand acteur et on lui proposait le rôle principal, donc il savait qu’il renonçait à une opportunité mais il préférait ne pas faire de film plutôt que de faire un film comme celui-ci. Dans ce sens, donc, ce fut difficile. Mais ça a marché parce que j’ai trouvé Ali qui était prêt à se lancer dans ce projet. Nous avions des producteurs incroyables, notamment une productrice basée à Los Angeles qui nous a apporté son expérience des tournages.

Est-ce que beaucoup de films pakistanais existent sur des personnages ou des histoires queers ? 

S.S. : Il y en quelques autres. Il faut savoir que des personnages queer ont toujours existé dans le cinéma pakistanais mais pas de cette manière car ils ont toujours été caricaturés sous forme de personnages ridicules, dont on se moque. Ils apparaissent dans les comédies et c’est souvent un homme habillé en femme, qui est perçu comme une blague. Mais l’homophobie et la transphobie, c’est la même chose partout je crois, malheureusement. J’espère que ce film pose des jalons pour l’avenir, pour autoriser des personnages queers à exister dans des films qui ne sont pas entièrement à propos d’eux mais qui les fait exister en tant que tel, au sein de la société. Généralement, dans les films avec des personnages trans, ils doivent être le centre de tout le film. Ce que j’aime, c’est que Biba est un des quatre ou cinq personnages dont le film parle et ça lui donne sa dignité. Un personnage trans peut exister dans un film qui n'est pas entièrement au sujet de la transidentité et il est important de s’interroger sur la manière dont on traite les personnages trans au même titre que les personnages cis. La diversité doit être incorporée dans le mainstream. J’espère que le film fait ça, d’une certaine manière.

Alina, quel est votre regard sur le personnage de Biba que vous interprétez ? 

A.K. : Le personnage de Biba est très différent de moi. Ce que j’aime chez elle, c’est sa complexité, ses différentes facettes : elle est très fière et a des défauts comme des qualités. Elle traverse une vraie diversité d’émotions, ce qui lui permet d’être complètement humaine. Je me suis retrouvée dans sa force et son combat, dans son désir d’exister dans le monde comme elle est et dans son ambition d’exister dans un monde cis en faisant tout ce que les hommes et femmes cis font. En trouvant sa place. 

Quelle est la situation des personnes trans au Pakistan ? 

A.K. : Bien qu’il y ait eu des avancées au Pakistan avec la loi qui a été adoptée autorisant chacun à définir son genre sur ses papiers d’identité et qui reconnaît un "troisième genre", il y a encore du chemin avant qu’elle ne soit pleinement mise en œuvre. Par exemple, dans le cinéma, les personnages trans sont majoritairement moquées ou caricaturés et ils ne sont pas interprétés par des acteurs trans mais par des acteurs cis. Et pour les personnes trans qui ont fait des études, l’accès à l’emploi est compliqué. À cause de ce manque d’opportunités, on pense souvent que les personnes trans sont moins capables, elles sont cantonnées à l’industrie du porno et au travail du sexe et ce n’est pas de leur faute, car elles sont dans une situation de survie et ont besoin d’argent. Mais il y a un État au Pakistan (qui est un État fédéral, ndlr) qui a instauré un quota de 0.5% des postes de fonctionnaires pour l’accès à l’emploi des personnes trans, c’est quelque chose qui va dans le bon sens mais pas assez encore, à cause de la lenteur de la mise en œuvre de cette loi, à cause du pourcentage très limité alors que la population trans est vraiment très importante au Pakistan, très significative. 

Pensez-vous que le film pourra être projeté au Pakistan ? 

S.S. : J’ai de l’espoir mais je ne pense pas qu’il puisse être projeté tel qu’il est. Je pense qu’il sera un peu coupé et c’est déchirant, mais c’est ok pour une première étape. Je pense que c’est plus important pour le film de sortir et d’être vu dans une certaine version que de n’être pas vu du tout. Ou de n’être pas vu au cinéma. Nous avons un comité de censure et il y aura quelques discussions là-bas dont il faudra s’occuper mais je suis plein d’espoir. 

Je pense que c’est un film très politique. Tous les choix dans ce film, la manière dont on a filmé, la manière dont on a parlé aux acteurs, la manière dont les personnages ont été écrits, la manière dont les scènes s’imbriquent ; je ne veux pas faire un film qui sépare le politique de l’art, ils sont combinés. 

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Crédit photo : Clément Guinamard