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VIH1984, création de Aides : l’entraide combat l'ignorance et la peur du VIH/sida

Par Tom Umbdenstock le 07/06/2022
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[Naissance de nos assos 1/5] Après la mort de Michel Foucault naît, en 1984 et 1985, un réseau d’information et de solidarité autour des malades du VIH/sida qui commencent à se multiplier en France. La rencontre d’une poignée de volontaires et d’une période tragique donne forme à l'une des plus grandes associations de l'histoire de la communauté LGBT.

Comme le raconte la grande histoire, presque devenue un mythe, tout part de la mort de Michel Foucault. Le 25 juin 1984, le célèbre philosophe décède des suites du sida sans que les médecins l’aient informé sur sa maladie. Encore aujourd’hui, on ne sait pas s’il était au courant lui-même du mal qui l’atteignait. Ignorance ou déni ? La question va concerner nombre de malades à cette époque. L’épidémie a traversé l’Atlantique et s’installe en France à bas bruit. Daniel Defert, l’amant endeuillé de Michel Foucault, vit douloureusement cette mort entourée de demi-vérités et de dissimulations. Les causes du décès n’ont pas été révélées publiquement. Une disparition dans l’impréparation et la honte, qui engage le sociologue à créer Aides.

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Fin 1984, l’association prend forme au cours de plusieurs réunions fondatrices qui rassemblent un premier noyau de volontaires autour duquel va se construire tout un réseau de solidarité. Pour nouer ces premiers liens, Daniel Defert envoie d’abord une lettre à plusieurs de ses amis le 25 septembre 1984, dans laquelle il appelle à créer une association de lutte contre le sida, sous forme de "lieu de réflexion, de solidarité et de transformation". Considérant que le sida est aussi une "crise ce comportement sexuel pour la communauté gaie",  il estime que "nous avons à affronter et institutionnaliser notre rapport à la maladie, l’invalidité et la mort".

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Commence l’histoire d’Aides, Daniel Defert tentant pour démarrer de s’appuyer sur ses connaissances et la presse gay. "Le Terrence Higgins Trust [association de lutte britannique contre le VIH] s’était appuyé sur la presse gay. Donc j’étais parti de cette hypothèse, et j’avais réuni chez moi un des directeurs de Gai Pied et le responsable de la revue Masques”, raconte-t-il aujourd'hui. Mais au départ, la presse gay ne soutient pas la démarche, de peur d’effrayer ses lecteurs. En attendant, l’association tisse plutôt ses fils autour de relations d’amour et d’amitié. Elle se rassemble pour commencer autour de la figure de Michel Foucault, qui avait été le mentor de plusieurs auteurs, établis ou en devenir, parmi lesquels Mathieu Lindon qui conseille alors à Daniel Defert de solliciter le jeune journaliste Jean Stern. Au début “ce qui nous rassemble, c’est Michel Foucault. Et donc Daniel Defert”, résume aujourd’hui Jean Stern, qui fut membre d'Aides à ses débuts, et par ailleurs créateur de son premier logo. 

Jean Stern s’est ainsi retrouvé à une réunion fondatrice d'Aides le 30 octobre 1984. “Je m’en souviens comme si c’était hier”, poursuit-il. À l’époque, “et c’est pour ça que c’est profondément émouvant, Daniel réussit en partant de bric et de broc à réunir une dizaine de personnes autour de lui, de profils très différents, qui ne se connaissaient pas les uns les autres en dehors de Barbedette, Jean Blanquer et moi”. Barbedette, c’est Gilles, avec qui Jean avait travaillé à Gai Pied, journal gai historique. Jean Blanquer, déjà atteint du VIH, c’était l’amoureux de Gilles. Gilles était aussi traducteur d'Edmund White, écrivain américain, présent à cette réunion et lui-même fondateur du GMHC, organisation de lutte contre le sida basée à New York. 

En parallèle, une interview de Daniel Defert parue dans Libération le 20 octobre fait venir des inconnu·es, relié·es par la maladie et leurs proches. “Ayant été lâché par la presse gay, finalement, c’est mon ami journaliste à Libération, Mathieu Lindon, qui y a parlé du projet de mon association”, se souvient Daniel Defert. “C’est Éric Conan, journaliste à Libération, qui est venu m’interviewer pour un article afin que je lui présente le projet. C’est l’article sur Aides dans Libé qui a fait que le lendemain, j’ai reçu un courrier assez abondant avec des chèques de gens qui s'engageaient.

Le réseau se construit avec de premiers volontaires liés par la maladie, celle de Michel Foucault, celle de Jean Blancard et bientôt beaucoup d’autres. Ce qui relie et motive ces hommes, c’est aussi et forcément l’urgence d’agir face à la diffusion du sida qui finit par les toucher tous, de proche en proche. Maladie sur laquelle “on sait très peu de choses en 84. Mais à l’époque, ce que je sais c’est que je vois mon ami Jean Blancard dépérir. Fin 1984, il est déjà fatigué, il est en arrêt maladie, il est déjà très en colère parce que c’est un militant ; il vient du GLH [Groupe de libération homosexuelle] de Rennes”, se rappelle Jean Stern. Jean Blancard, “c’était la première personne après la mort de Foucault que je rencontrais en sachant qu’il avait le sida”, précise Daniel Defert. 

L'ignorance et la peur face au "cancer gai"

Dans les premières réunions, on trouve aussi un jeune homme porteur du HIV dont Daniel Defert avait lu le poignant témoignage toujours dans Libération. Il explique aujourd’hui que “le garçon avait appris qu’il avait le sida et c’était insupportable de le savoir. Alors que moi justement, mon problème c’était de laisser des gens mourir sans leur donner des diagnostics, l’idée qu’ils étaient atteints d’une maladie grave, qu’il fallait peut-être réagir.” Avec la présence de ce garçon, le témoignage et l’expression de la volonté des malades sont déjà au cœur du projet.

Ces hommes et femmes de la première heure sont aussi liés par une frustration, motrice, face à l’inaction ou l’aveuglement d’un monde homosexuel encore enivré de sa libération sexuelle, et trop effrayé d’être stigmatisé par le si mal nommé "cancer gai" (Libération, le 19 mars 1983). Ainsi, lors des premières réunions en 1984, ils s’orientent sur la question de savoir “comment on va pouvoir conscientiser ces espèces d’andouilles de pédés qui ne se rendent compte de rien, qui sont dans le déni, qui sont dans l’ignorance, et comment on va inverser la tendance dans les médias sur le fait que ce n’est pas un cancer gai mais une catastrophe sanitaire qui est en train de nous tomber dessus”, résume Jean Stern. 

C’est de cette façon que l’association commence à dépasser le stade des réunions. Parmi les nouveaux arrivants, “il y avait notamment une femme qui avait un atelier de haute couture et qui avait beaucoup d’amis contaminés à l’hôpital, ou dont certains étaient déjà morts. Elle a été un membre assez important de l’entourage d'Aides, faisant la tournée des restaurants gays qu’elle connaissait bien. Et elle m’a rapporté des chèques de tous ces restaurants du Marais, décrit Daniel Defert. Les gens sont venus pour apporter un savoir-faire. Je me rappelle d’une femme qui connaissait bien les services sociaux de la ville de Paris, et qui nous avait téléphoné en disant 'moi je connais bien les services sociaux, est-ce que je peux faire quelque chose ?’.”

De septembre à décembre 1984, c’est comme un groupe de préfiguration. Au fond, la vraie naissance d’Aides, c’est quand Edelmann et tous les autres arrivent et ça, c'est début 85", reprend Jean Stern. À la suite d’un coup de fil d’Alain Siboni, lui-même alerté par l’article de Libé, Frédéric Edelmann rejoint l’association en janvier 1985. La figure du journaliste au Monde émerge dès lors aux côtés de Daniel Defert. "Daniel cherchait des gens pour l’aider à monter une asso. Et je lui ai dit 'tu devrais surtout aller voir Jean-Florian, qui est médecin, et qui nous sera plus utile que moi'”, détaille-t-il. Lui et Jean-Florian Mettetal avaient un passé amoureux qu’ils souhaitaient peut-être encore conjuguer au présent. “Jean-Florian et moi, on avait été ensemble pendant pas mal d’années. Et puis on ne l’était plus à ce moment-là, mais on ne demandait qu’à se retrouver. Jean-Florian ne connaissait pas Daniel mais moi je connaissais les deux. Donc je faisais un peu le lien.” Comment les deux se sont-ils impliqués ? “Ça s’est imposé de différente manière à chacun d’entre nous. Jean-Florian parce qu’il était médecin et qu’il avait une patientèle qui allait souffrir, parce qu’il avait beaucoup de cas de sida avant lui-même d’en mourir [en 1992]. Et moi, parce que j’étais journaliste et j’aime bien bouger les choses”, explique-t-il aujourd’hui. Les deux deviendront des figures centrales de l’association à partir de 1985. 

Cibler la prévention

En veste de costume, chemise blanche, Frédéric Edelmann, 71 ans, se tient assis dans son appartement du 11e arrondissement de Paris et garde dans sa main une bouteille d’eau plate en ce mois de mai prématurément estival. À son tour, il va contribuer à étendre cette sphère de solidarité grâce à sa carrière au Monde qui lui apporte un agenda et un prestige utiles. “Comme je réseautais beaucoup – pour la bonne cause –, je connaissais pas mal les gens dans différents ministères. C’est mon truc du Monde : je mettais ma casquette 'journal' et j’entrais à peu près partout.” Un atout précieux pour solliciter le concours de l’État qui subventionne l’association et a le pouvoir de légiférer sur l’accompagnement et la prévention. Pour convaincre, peut-être fallait-il justement s’accompagner de ces personnalités aux prestigieux titres : écrivain, sociologue, journaliste, afin de faire bonne figure auprès du ministère et du public.

Fort de ces premiers volontaires, Aides commence à prendre forme, atteignant une masse critique. Pour aller plus loin, il faut désormais atteindre les lieux gays, les médecins, les malades et leurs proches. “Début 1985, assez vite, il y avait de plus en plus de monde qui venait à Aides”, décrit Jean Stern. “La question de la taille, c'est-à-dire de s’ouvrir, de convaincre des gens, était déjà très importante. Parce que si on pense prévention, la question qui se posait tout de suite était de savoir comment convaincre, faire venir les gens, les encourager à changer de comportement, etc.” Le succès d’Aides est fait de l’ambition d’aller chercher les publics les plus touchés, les malades, et de remonter le fil des contaminations pour créer un réseau de solidarité et de soutien. 

Le sida, ça existe et il n’y a pas de traitement, mais il y a la prévention.”

Pour ce faire est créée la première permanence téléphonique sur le sida, le 16 février 1985 chez Frédéric Edelmann. Ce dernier se rappelle que “c’était rue Michel Lecomte, au-dessus du Duplex. C’était tout petit. C’était un peu moi qui avais monté le truc. On a pu augmenter le nombre de téléphones en fonction des besoins." Pour répondre, "il y avait toujours au moins un médecin et un non-médecin, de façon à ce que les réponses soient adaptées.” Daniel Defert se remémore que “quand on a ouvert la permanence téléphonique, le téléphone a fait venir des gens.” 

Une permanence qui elle-même se fait connaître via les interventions de bénévoles dans les bars gays ou lors de réunions d'information à partir de mars 1985, un mois après qu’Aides a publié sa première brochure d’information. Au début, “même s’il y avait d’autres bars, nous étions surtout au Duplex. C’était assez précieux pour nous d’avoir un lieu fixe pour que les gens sachent où aller sans se poser la question”, précise Frédéric Edelmann. Le but était de répondre aux questions et de diffuser le message : “Le sida, ça existe et il n’y a pas de traitement, mais il y a la prévention”, dans un monde où il n’y ni PrEP ni trithérapie. 

Voilà comment le réseau s’étend encore grâce aux quelques patrons de bars qui n’avaient pas peur que le mot sida leur fasse de la mauvaise publicité. Par exemple “Jürgen Pletsch, le patron du Piano Zinc, nous soutenait, il était sympa”. Sans compter que “le fait qu’il venait des télévisions dans nos réunions dans des bars gay comme au Duplex attirait du monde. Ça faisait boule de neige”, se remémore Daniel Defert.

Informer et accompagner les malades

La presse suit progressivement le mouvement. “Libération, pour se racheter d’avoir écrit des conneries sur le 'cancer gai' en 84, consacre quatre pages à la prévention et fait l’éloge de la capote autour de juin 85”, retrace Jean Stern. La presse finit enfin par réaliser l’urgence de la situation. “Jean Le Bitoux, que je connaissais bien, nous a ouvert quelques espaces. Mais il y en avait d’autres qui refusaient absolument d’aider”, se rappelle Frédéric Edelmann. 

L’ancien journaliste au Monde précise que “l’information, c’est ce qu’il y avait de plus visible. Mais le groupe d’aide aux malades était aussi extrêmement important”. C'est en juin 1985 qu'est créé le groupe d’aide aux malades. Le but, “c’était tout simplement d’aller à l'hôpital, de s’asseoir à côté des gens, de leur parler un peu, de leur prendre la main, etc”, décrit Jean Stern. Et bien sûr de les informer : “Faire en sorte que les malades ou pré-malades aient la meilleure connaissance possible de leur cas, sans les désespérer, et voir avec eux comment au contraire remonter la pente.” Ce groupe sera une colonne vertébrale de l’action d'Aides, un élément essentiel de ces solidarités. 

On a confié ce groupe à deux personnalités épatantes et qui voulaient transformer tout le monde en doctorants", sourit encore Frédéric Edelmann. Dominique Laaroussi, infirmière en psychiatrie, et Philippe Le Thomas, médecin anesthésiste, deviennent "chefs" de ce secteur. “C’est dans une séance de prévention qu’on faisait au Piano Zinc qu’on a rencontré Le Thomas et Laaroussi”, retrace Daniel Defert. Le duo va faire cœur avec un élément essentiel de l’association : travailler de pair avec le corps médical et échanger avec lui un maximum d’informations sur la maladie. "C'était un peu inévitable, parce que le fait de baigner dans l’atmosphère d'Aides faisait qu’on était en permanence obligés de se mettre à jour”, se souvient Edelmann. Dès ses débuts, l’association compte quelques médecins bénévoles. “Par exemple Jean-Michel Mandopoulos, il y a aussi eu Alain Brugeat. Et puis d’autres comme Didier Seux”, lui-même invité sur les conseils du garçon de Libé.

On était un millier de cotisants à la fin de l’année 85”, s'enorgueillit Daniel Defert. En novembre 1985 naît Aides Marseille, signe que l’association s’étend progressivement à l’échelle nationale. Mais la question de savoir quelle place on laisse aux questions médicales va progressivement créer un désaccord entre les trois têtes d'Aides. En 1987, Frédéric Edelmann et Jean-Frédéric Mettetal quittent l’association pour rejoindre Arcat-sida et se pencher plus assidûment sur le partage de connaissances sur le VIH avec les professionnels de santé.

Ses yeux bleus perdus dans le passé, Frédéric Edelmann aborde pudiquement entre deux réponses sa propre santé. “Le problème du sida, c’est qu’il engendre non seulement des maladies opportunistes mais on s’est rendu compte qu’il était à l’origine d’un certain nombre de cancers qui sont pas forcément très confortables à vivre. Là, le mien me tient un peu enfermé chez moi. Ce que je trouve très désagréable.” Message qui s’adresse à ceux pour qui, près de quarante ans plus tard, la lutte contre le sida appartiendrait au passé : nous n'y sommes pas encore.

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