Abo

livreAbdellah Taïa : "Quand j’étais petit, je croyais que j’étais le seul pédé du Maroc"

Par Guillaume Perilhou le 10/06/2022
Abdellah Taïa,livres,abdellah taia roman,vivre à ta lumière,littérature,maroc

Avec son treizième livre, Vivre à ta lumière (Seuil), l'écrivain marocain Abdellah Taïa revient aux origines : sa mère, et le Maroc de la colonisation française à la mort du roi Hassan II, en passant par l'époque Ben Barka. Rencontre avec l'auteur.

Interview parue dans le magazine têtu· n°230 (printemps 2022)

C’est un pionnier. L’un des premiers écrivains marocains à avoir dit publiquement son homosexualité. Mais Abdellah Taïa est surtout un grand auteur, un écrivain du désir, de l’amour, de la jeunesse, un écrivain de la colonisation, de la domination des forts sur les faibles, du déracinement, de l’identité gay, un écrivain de la “mélancolie arabe”. Né dans une famille pauvre de neuf enfants, il a grandi dans une petite maison accolée au Palais royal de Rabat, à l’abri de ses rêves, ceux de garçons et d’une vie meilleure. Entre sa thèse de littérature – qu’il n’a jamais finie – et le prix de Flore – en 2010, pour Le Jour du roi –, le jeune Abdellah a multiplié les petits boulots avant de pouvoir, enfin, vivre de sa plume. Aujourd’hui traduit dans le monde entier, invité par des universités américaines, l’écrivain avance la poésie au poing. D’une gentillesse confondante, il est de ceux qui poussent à être à la hauteur. Dans Vivre à ta lumière, son treizième livre (aux éditions du Seuil), il raconte sa mère, combattante et souveraine.

À lire aussi : Arnaud Cathrine : "La moitié du temps, quand j’écris, je suis une femme"

D’où vient ce très beau titre, Vivre à ta lumière ?

Abdellah Taïa : D’une expression que ma mère utilisait beaucoup durant les jours de détresse – ils étaient nombreux – qui nous envahissaient quand il n’y avait pas d’argent, pas de quoi manger… Elle se rendait alors aux mausolées des saints de Salé pour se changer les idées, et rapportait toujours une petite bougie, en disant : “J’ai rapporté pour vous de la lumière.” Quand il n’y avait plus aucun recours, nulle part où quémander un peu de légumes ou de viande, elle se tournait vers ces lieux sublimes qui réparent la spiritualité des êtres. C’est quelque chose qui est resté en moi. L’importance de cette lumière m’est revenue quand j’ai découvert la chanson “Quand tu pars” de Rose Laurens. Dans le refrain, elle répète : “J’veux vivre à ta lumière.” Quand je l’ai entendue pour la première fois, je me suis dit : “Il faudra un jour que j’écrive un livre qui s’intitulera Je veux vivre à ta lumière.” Je ne savais pas, alors, que ce livre concernerait ma mère.

C’est vraiment le livre de ma mère.

C’est la première fois que tu la places au centre d’un de tes romans…

Tout le livre est écrit de son point de vue à elle. Je pensais, en tant que fils, avoir la légitimité de le faire. Comme elle n’est plus là, je me suis dit : “Sa voix, c’est moi.” Tout ce qui est rapporté dans ce livre se base sur des choses réelles, y compris le récit de ce garçon entré chez elle pour la tuer… Pour broder autour de ce que je ne savais pas, j’ai fait le choix d’appeler ma mère, qui se prénommait M’barka, par un autre prénom, Malika. Pour moi, c’était celui qui lui convenait ; il signifie “la reine”. C’est vraiment le livre de ma mère. Tout ce qui me concerne, je l’ai exclu. Être homosexuel influence très certainement ma façon de la raconter, mais j’ai essayé de faire en sorte que ce que j’ai construit comme identité gay n’influence pas trop sa trajectoire. Je tenais à rester éloigné de tout regard explicatif a posteriori, car ma mère n’avait absolument pas besoin de moi ni de qui que ce soit – et encore moins de Simone de Beauvoir ou de Roland Barthes – pour comprendre ce qu’elle vivait et inventer ses stratégies de survie.

Parmi ces stratégies, il y a l’espoir que sa fille aînée fasse un bon mariage, qui apporterait de la richesse…

Ma mère avait réussi à emmener sa famille jusqu’à Rabat, le centre du pouvoir. Les deux pièces de la maison sont à côté de la muraille du Palais royal. Elle comprend qu’il y a là des gens importants et se dit : “Allons voler un peu de pouvoir à ces gens-là.” Qu’a-t-elle comme arme ? Sa fille, belle, qui pourrait attraper un homme puissant. Elle veut lui faire comprendre que sa beauté est une arme pour s’en sortir. Elle ne la sacrifie pas, au contraire. Mais le problème, c’est que sa fille ne le voit pas de cette façon.

Ton livre évoque la figure du socialiste Mehdi Ben Barka. Pour quelle raison ?

Au Maroc, il y a ce rêve romantique autour de Ben Barka. Il est arrivé très haut dans l’échelle sociale et, au lieu de tourner le dos au peuple, il a au contraire épousé la cause des pauvres, pendant et après la colonisation. Après le “départ” des Français, en 1956 – la France n’est jamais vraiment partie –, la répartition des richesses n’a pas eu lieu. Aussi, la présence d’un homme comme Ben Barka dans la politique et dans les cœurs devenait extrêmement gênante… Il a été kidnappé par les services secrets français, et son corps n’a jamais été retrouvé. Mais sa mémoire est une sorte de lumière, de phare. C’est un saint vers lequel on se tourne quand on est désespéré. En tant qu’homosexuel, j’ai fini par comprendre que si les gays souffrent tant au Maroc, s’ils sont toujours brutalisés, tués ou, au mieux, ignorés, c’est parce qu’aucun homme politique marocain n’est arrivé à la cheville de cet homme qui, j’en suis sûr, aurait changé les mentalités et les lois. Je pense qu’il aurait libéré les personnes LGBTQI+.

Comme souvent dans ton œuvre, on retrouve ces rapports de domination et la question coloniale…

Ce roman est éminemment politique. Il parle d’une femme marocaine en confrontation avec le pouvoir, qu’il soit marocain ou français, durant la colonisation. C’est une femme qui est en train de mener sa propre guerre à la France et au pouvoir marocain. Elle sait que ce pouvoir ne peut rien faire pour la sauver. D’ailleurs la France a envoyé son premier mari faire la guerre à des gens qui ne lui ont fait aucun mal, qu’on appellera plus tard les Vietnamiens. Il était censé les tuer pour défendre un pays qui colonisait le sien… Cet événement est une tragédie dans la vie de cette femme, qui perd alors un mari, une fille, et dont la belle-famille la jette dehors… Ma mère s’est retrouvée du jour au lendemain dans le désert. Lier Malika, analphabète mais pas diminuée, à Ben Barka était une bonne occasion de le ranimer.

Ton coming out, en 2006, dans l’hebdomadaire marocain TelQuel, était un acte politique ?

Quand j’étais petit, je croyais que j’étais le seul pédé du pays – c’est dire le degré de désespoir dans les années 1980… Aujourd’hui, les homosexuels, les lesbiennes ou les personnes transgenres marocaines sont capables de s’organiser entre iels et de créer des liens, ne serait-ce que pour vivre, ne pas se sentir seul·es ou abandonné·es. Moi, il a fallu que je me cache, que je joue la comédie, que je reste un petit garçon bien élevé, bon à l’école… À travers les réseaux sociaux, les jeunes, aujourd’hui, sont capables de dire au monde qu’ils existent. Ils le font publiquement, ce qui les met en danger mais leur octroie aussi du courage.

À lire aussi : "La chasse aux gays et l'État marocain", par Abdellah Taïa

L’espoir, c’est la jeunesse ?

Les jeunes font bien davantage bouger les lignes que je ne l’ai fait en 2006. Ils prennent beaucoup plus de risques. Moi, j’avais l’alibi de la littérature. Il y a un tel tsunami qui s’abat aujourd’hui sur la société, notamment grâce à tous ces récits de vie, que, sur le long terme, le pouvoir n’aura d’autre choix que de changer la loi. Mon coming out, je l’ai fait parce que la journaliste m’a demandé si, comme le personnage de mon livre Le Rouge du tarbouche, j’étais gay. Et j’ai simplement répondu oui. Je pensais que je n’avais pas le droit de mentir, donc ça m’a semblé naturel de le dire. Mais je ne pensais pas que ça allait déclencher tant de réactions autour de moi : un scandale, de la haine… D’une certaine façon, je remercie cette journaliste de m’avoir mis devant ce moment de vérité, face à moi-même. À ce moment-là, j’ai découvert que j’étais rempli de choses à dire, mais aussi d’un courage que je ne soupçonnais pas. Il se trouve que cela a inspiré des jeunes Marocains. Tant mieux. Aujourd’hui, ce sont eux qui m’inspirent.

Cette homosexualité, Malika ne la comprend pas…

Ce n’est certainement pas, de sa part, un rejet du fils en tant que fils, mais plutôt de l’incompréhension face à ce que l’on appelle l’identité gay. Le pouvoir n’aidait pas les gens à comprendre, à savoir comment parler avec un enfant LGBTQI+. On installait de la cruauté dans le cœur des parents, et tout ça en raison d’un manque de connaissances. On ne leur disait pas : “Ce sont vos enfants quoi qu’il arrive.” Dans le roman, la mère ne comprend pas le choix de son fils de quitter le Maroc pour la France, alors que ce pays l’a privée de son premier grand amour quand elle avait à peine 20 ans, ce qui fut pour elle une tragédie. C’est pourquoi elle reste éveillée face au pouvoir. Elle ne peut comprendre que son fils renie cette résistance à la France, qu’il n’y comprenne rien et lui dise : “Ce n’est pas toi qui représentes mon émancipation, mais Paris et la France.” Je tenais à ce que Malika aille jusqu’au bout de sa logique à elle. Des personnes homosexuelles seront peut-être choquées par ce qu’elle dit, mais elle est logique.

Un de tes personnages, Jaâfar, préfère retourner en prison trouver des hommes qu’il peut aimer, plutôt qu’être “libre”…

Jaâfar permet à Malika d’être confrontée à la modernité, parce qu’il incarne l’homosexualité et le traitement de la jeunesse par le pouvoir. Il vient de sortir de prison et entre dans sa maison pour la voler. Seulement cette femme a encore plus de ressources qu’on ne peut l’imaginer : elle est capable de négocier avec le danger, et même de comprendre les intentions poussant un jeune à devenir criminel. Ce chapitre se passe la veille de la mort d’Hassan II, en 1999. On assiste depuis à un abandon beaucoup plus grand de la jeunesse. Le Maroc se dit démocratique mais on constate la chute du système scolaire, l’apparition de gangs de jeunes délaissés par le pouvoir… Jaâfar annonce cela. La prison est devenue quelque chose de totalement banal au Maroc. Moi-même, j’ai des neveux qui sont allés en prison. Le développement économique bénéficie à ceux qui avaient déjà des privilèges. Les jeunes, qu’ils soient gays ou non, ont été abandonnés. L’éducation publique n’est plus d’aucun salut. C’est un devoir de ma part de parler de cette jeunesse, parce qu’elle ne fait que continuer ce que Ben Barka avait commencé, et que les Printemps arabes ont ranimé dans les cœurs et les corps : la sortie de la peur. Quelque chose comme un réveil. Les gens prenaient conscience qu’ils étaient leurs propres sujets, pas ceux d’un roi ou d’un régime. Tout était là depuis les années 1960, mais on avait tout fait pour qu’ils oublient leur propre dangerosité.

“J’imaginais que l’imam viendrait me demander de l’épouser”

En 2008, tu signais Une mélancolie arabe, dont le titre pourrait résumer toute ton œuvre…

Je suis pour la mélancolie ! Il faut la cultiver, ne pas la fuir mais se vautrer dedans. Écouter Barbara et Jacques Brel, finir par Nina Simone… Il n’y a qu’à partir de cette mélancolie-là que l’on finit par avoir une vraie conscience de ce qu’est la vie, la société, de ce qui nous lie les uns aux autres. Il faut aller au sous-sol de soi-même pour qu’il y ait quelque chose qui veuille enfin se relever. Il ne faut pas danser sur Abba et Madonna quand on est mélancolique ! La mélancolie arabe est dans le corps, pas seulement dans une attitude. C’est celle qui court dans le fond du corps et vous fait admettre des choses, les révèle, vous donne finalement de l’énergie… Celle de crier, de vomir, de courir après un mec dans la rue pour le sucer et lui donner ses fesses, toutes ces choses que les homos comprennent, puisque, au départ, on est seuls et abandonnés. Alors on s’abandonne à qui veut aimer. C’est la mise en danger de l’homosexualité, au début, qui m’intéresse.

Tu as peur, si tu chasses la mélancolie, que l’écriture ne s’éloigne aussi ?

J’ai l’arrogance de croire que je déborde d’histoires à raconter. Ce dont j’ai peur, en revanche, c’est de ne plus avoir envie de le faire. Que tout à coup l’écriture ne m’intéresse plus. Ensuite, si l’on oublie l’écrivain que je suis et qu’on revient à l’être humain, je n’ai pas encore trouvé la personne, l’homme qui va me guérir, qui va rentrer dans les rêves que j’ai construits quand j’étais enfant, malgré l’hostilité criminelle du monde face au petit garçon très efféminé que j’étais. Je trouvais le moyen de nouer des liens avec les hommes, je rêvais d’eux, j’allais à côté d’eux. Même s’ils m’insultaient, je transformais en moi les insultes. Quand j’allais à la prière, j’imaginais que l’imam viendrait un jour me demander de l’épouser et qu’on célébrerait le mariage dans la mosquée. Malgré les interdits, je n’ai pas arrêté de rêver. Je crois que c’est une technique que les homosexuels sont obligés de trouver : la violence est telle qu’à un moment donné tu es obligé de la retourner pour survivre.

À lire aussi : L'émergence d'un nouveau roman queer

Crédit photo : Samuel Kirszenbaum pour têtu·