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livreL'émergence d'un nouveau roman queer

Par Guillaume Perilhou le 28/01/2022
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Depuis quelques années, dans le paysage littéraire français, de jeunes auteur·trices LGBTQI+ s'imposent sur les listes des prix les plus prestigieux. Une nouvelle ère des lettres queers semble désormais se faire jour, grâce à laquelle nos vécus deviennent universels.

Le 7 juin 2020, Anne Pauly joue à la pétanque avec son éditeur, pour tuer le temps. Le lendemain, à 8 h du matin, elle remporte le prix du Livre Inter pour Avant que j’oublie, paru quelques mois plus tôt aux éditions Verdier. Elle n’espérait pas une telle récompense, surtout pour un premier roman qu’elle a attendu plus de quarante ans avant d’écrire. Elle y raconte la maladie et la mort de son père, alcoolique et poète, dans une fiction tragi-comique où sa propre homosexualité occupe une place secondaire. L’autrice avait commencé son manuscrit – sélectionné pour les prix Goncourt, Fémina et Médicis – au sein du master de création littéraire de l’université Paris 8, une formation pionnière de l’écriture créative en France, et inspirée des modèles existants dans les pays anglo-saxons. Les cours et ateliers y sont animés par des écrivain·es – Olivia Rosenthal, Christine Montalbetti ou encore Mathieu Bermann – qui se donnent pour objectif de faire émerger les textes de chacun.

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Ce diplôme, dont la popularité grandit d’année en année, suscite désormais l’intérêt des maisons d’édition. Deux ans avant Anne Pauly, David Lopez, un autre ex-étudiant, remportait le prix du Livre Inter avec Fief, un texte au style très singulier, paru aux éditions du Seuil. En 2020, le prix du premier roman des Inrockuptibles était attribué à La Petite Dernière, édité chez Noir sur blanc, dans lequel l’autrice, Fatima Daas – une autre ancienne du master de Paris 8 –, raconte la difficulté d’être lesbienne et musulmane, et les tiraillements qui en découlent. “Dès sa création, en 2013, l’intérêt des éditeurs pour le master a été immédiat, constate le professeur de littérature Lionel Ruffel, coresponsable du diplôme. Aujourd’hui, même des agents littéraires s’y intéressent.”

Une écriture LGBTQI+ ?

Débarquée sur la scène littéraire sans grand fracas mais avec talent avec À la demande d’un tiers, paru chez Grasset, en 2019, Mathilde Forget est aussi passée par les bancs de Paris 8. Dans ce roman, la narratrice raconte l’internement de sa sœur et sa quête liée aux circonstances du décès de leur mère, qui connut elle aussi l’hôpital psychiatrique avant de mettre fin à ses jours. Un texte sensible, souvent drôle, affûté durant deux ans par l’autrice, qui y évoque en filigrane “la fille avec qui elle veut vieillir”. “Dans mon texte, nous dit Anne Pauly, comme dans beaucoup d’autres aujourd’hui, l’histoire l’emporte sur le sujet. La littérature LGBTQI+ n’est presque plus une appellation.” Une opinion que ne partage pas Mathilde Forget : “Les narratrices de mon roman sont toutes les deux lesbiennes, cela ne me semble pas être un détail, quand bien même ce ne serait pas détaillé. Je pense que l’homosexualité est centrale dans nos gestes d’écriture. Il y a des nécessités à écrire nos histoires. Pour moi, nos livres sont de la littérature LGBTQI+.” 

Un débat que permet également la volonté d’ouverture et d’inclusion du master : “Notre politique est d’être attentif à la diversité. On accueille volontairement les représentations minoritaires, une certaine idée de la jeunesse française, confirme Lionel Ruffel. On avait un peu envie, quand on a créé ça, de retourner la table du monde littéraire. Notre crainte fut ensuite d’en faire un repère de normaliens en mal de création.”

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Avec 28 jours, L. Bigòrra, lui aussi passé par le master, signe un texte pédé, radical, aux frontières de la poésie, qui convoque Guillaume Dustan et Jean Genet. Dans le résumé, le ton est donné : “Je ris tout seul, Paris plus belle ville du monde, je suis le plus bel humain du monde, un peu de sperme collé dans la barbe, mon talisman.” Le premier livre de ce jeune auteur gay, qui préfère écrire sous pseudo, est paru cette année chez Terrasses éditions – une maison qui nous avait ravis en traduisant le poète argentin oublié Ioshua, punk et queer as fuck, chez qui L. Bigòrra a trouvé une partie de son inspiration. “Ce master cherche à accompagner des candidats hors du système, disons, bourgeois, éduqué, mais qui sont légitimes à produire et à prendre la parole. Les personnes LGBTQI+ sont, de facto, des personnes dont l’estime de soi est largement déprimée par l’homophobie et le patriarcat, et qui ont tendance à se rapprocher de celles et ceux détenant le pouvoir pour se réparer de la violence”, note ce dernier. Anne Pauly n’est pas d’accord : “C’est une connerie. On n’a pas besoin de la validation de notre discours. Le master ne légitime pas notre écriture !”

Le “Nouveau Roman queer”, si l’on voulait ainsi le qualifier à la manière du courant littéraire du Nouveau Roman des années 1960, ne s’écrit, bien sûr, pas uniquement à l’université. Pauline Delabroy-Allard, professeure-documentaliste, signait ainsi en 2018 son premier texte, Ça raconte Sarah, sans doute le plus beau roman de cette année-là. Paru aux éditions de Minuit, il raconte l’histoire d’une femme qui se sépare de son compagnon par amour d’une violoniste. L’écrivaine reçut tous les honneurs, ou presque : sélectionnée pour le prix Goncourt, elle fut récipiendaire de plusieurs Choix Goncourt étrangers avant de se voir décerner le Prix du roman des étudiants France Culture-Télérama. Désormais les autrices lesbiennes, longtemps invisibilisées, s’imposent progressivement dans un monde qui évolue. “La société est en train de changer”, constate Anne Pauly.

Des récits pour tous

Cofondateur de l’Association des journalistes LGBT+, Hugo Lindenberg a, en 2021, remporté à son tour le prix du Livre Inter – décidément bien inspiré – pour Un jour ce sera vide, paru chez Christian Bourgois. Un roman dont le narrateur, âgé de 10 ans, décrit ses vacances en Normandie, chez sa grand-mère, et surtout sa rencontre à la plage avec Baptiste, un autre enfant qu’il admire. “L’homosexualité traverse le roman, grâce notamment à un personnage secondaire. L’amour du narrateur pour Baptiste est total, mais non encore fixé. C’est la question de la masculinité qui, surtout, m’intéressait, explique l’auteur. Comme si elle était quelque chose à apprendre, alors qu’il n’y a pas de mode d’emploi.” Le romancier, qui prend pour exemples Hervé Guibert et Monique Wittig, s’attache à la question de l’identité : L’Opoponax [écrit par cette dernière en 1964] est, à travers le récit, notamment, d’un été à la campagne, un chef-d’œuvre sur l’enfance.”

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Contrairement à l’air du temps, Lindenberg s’est efforcé d’écrire une fiction totale, loin de toute inspiration personnelle, et n’a pas souhaité avoir recours à quelque enseignement spécialisé. “Je voulais, en quittant le journalisme, retrouver avec l’écriture un rapport sans médiation. Que ce soit une affaire entre moi et l’intime, raconte-t-il. Je n’ai pas cherché un collectif.” Pari gagné : ce premier roman fit l’effet d’une petite bombe lors de la rentrée littéraire 2020. Approuvé et apprécié par les homos, Un jour ce sera vide a également séduit un public plus large, les souvenirs et les premiers émois du narrateur étant parvenus à faire écho, à travers une prose sensible, aux lecteurs hétérosexuels. 

La littérature queer serait-elle en train de faire tomber les barrières ? Pour Lionel Ruffel, “la pensée queer est l’une des plus intéressantes de ces dernières décennies, et pas uniquement pour les queers !” Quant à Hugo Lindenberg, il voit pour sa part d’un très bon œil l’énorme succès d’écrivains comme Édouard Louis, traduit dans des dizaines de pays : “L’audience de ses livres est énorme, alors qu’il ne fait pas l’impasse sur ce qu’il est, au contraire. Arthur Dreyfus, lui, s’inscrit plutôt dans la lignée d’auteurs comme Guillaume Dustan, et avec un réel succès.” Depuis sa parution en mars aux éditions POL, Journal sexuel d’un garçon d’aujourd’hui – somme littéraire de plus de 2 300 pages dans laquelle Dreyfus raconte en détail cinq années de sa vie sexuelle –, s’est vendu à près de 5 000 exemplaires. Malgré son format dissuasif….

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Crédits photos, de gauche à droite : Anne Pauly (Avant que j’oublie), Hugo Lindenberg (Un jour ce sera vide), Mathilde Forget (À la demande d’un tiers), Pauline Delabroy-Allard (Ça raconte Sarah)