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témoignagesQuand les parents déclinent, ces enfants gays qui pardonnent tout pour s'en occuper

Par Pierre Cochez le 16/06/2022
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Leurs coming out ne furent pas faciles, et leurs relations avec leurs parents en pâtirent durant de longues années. Pourtant, ces hommes se rendent disponibles pour leur famille, pour un père, une mère, voire une belle-mère en perte d’autonomie, avec qui recréer des liens et apaiser les blessures du passé.  

Article paru dans le magazine têtu· n°230 (printemps 2022)

Quand François, Philippe et Bruno (tous les prénoms ont été modifiés) sont “sortis du bois” – comme on disait avant d’opter pour le terme moins bucolique de coming out –, ils ont dû affronter le rejet et l’ignorance de leurs parents. Pourtant, aujourd’hui, ces trois hommes s’occupent de leur famille, et prennent soin de ceux avec qui les tensions ont mis parfois des années à s’atténuer. Sans rancune. 

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“Même s’ils ne m’ont pas facilité les choses, je n’allais pas les délaisser, assure François, 57 ans. Le lien de filiation est plus fort que le reste.” Le reste, pour lui, ce sont par exemple ces années à cacher l’homme avec lequel il vivait, et qui, pour sa famille, n’existait pas. “Mon père ne comprenait pas que je veuille habiter avec mon copain de l’époque”, raconte-t-il. Dans ce milieu de financiers, on habite dans le chic 7e arrondissement de Paris, on va à la messe tous les dimanches à l’église Saint-François-Xavier, on part en vacances dans la maison du Touquet et l’on prépare ses enfants, par de “bonnes études”, à réussir socialement. “Mes parents ne m’ont pas rejeté, mais, vis-à-vis de leurs amis, il ne fallait pas que mon homosexualité ait une existence sociale”, explique-t-il.

Le regard des parents

Alors ce grand brun au look de gendre idéal a joué le “bon fils” et a fait de “bonnes études”. Troisième d’une fratrie de quatre enfants, c’est d’ailleurs le seul à avoir suivi les traces professionnelles de leur père, et brillamment de surcroît. “Lui et moi avons travaillé ensemble, et j’ai beaucoup apprécié cela. Nous parlions affaires ; je savais qu’il appréciait extrêmement ces échanges”, souligne-t-il. Après avoir marqué un temps de silence, et d’introspection – dont il est peu coutumier –, il ajoute : “Sans doute, à l’époque, ai-je compensé la honte à ses yeux d’être gay en lui faisant ce plaisir…”

Aujourd’hui, son père est mort, et sa mère perd peu à peu la mémoire et son autonomie. “Il faut que je m’habitue à ce qu’elle se comporte comme une enfant une grande partie de la journée, à ce qu’elle répète cinquante fois les mêmes choses, ait zéro concentration, décrit François. C’est fondamentalement triste.” Alors sa sœur, ses deux frères et lui font bloc pour organiser la vie de leur mère à la maison. Habituée des mondanités, cette dernière n’accepte plus de rester seule. “Après la mort de mon père, elle est devenue beaucoup plus cool au sujet de mon compagnon”, note François, marié depuis trois ans.

Philippe, 56 ans aujourd’hui, a été soutenu par sa mère lors de son coming out, à la trentaine. Malgré un conjoint sous-officier “qui aimait avoir raison”, cette “bonne pâte un peu mélancolique” n’a pas hésité à prendre la défense de son fils. “Elle lui a dit qu’elle ne vivrait plus avec lui s’il ne m’acceptait pas”, raconte celui qui, à l’époque, a déjà quitté sa Drôme natale pour s’installer à Paris – où il est agent administratif et remporte un certain succès au sein de la communauté bear. “J’étais convaincu que je ne pouvais pas vivre ma vraie vie d’homosexuel à Valence, à côté de mes parents, se souvient-il. Pour les protéger, et me protéger moi.” Philippe a ensuite rencontré un homme, que son père a fini par accepter au fil du temps. “Les dernières années, il m’achetait du saucisson et du fromage pour Fabien, mon compagnon. C’est certain qu’il ne s’attendait pas à avoir de telles relations avec lui. Il a fallu attendre longtemps, mais il a fini par l’adorer”, souligne le quinquagénaire. En 2007, son père est même présent à l’immense fête qu’ils organisent pour leur pacs dans une salle des fêtes au fond du Berry – le pays de Fabien –, avec leurs familles respectives, des enfants qui courent partout, une pièce montée, de la musique, et des larmes d’émotion. “Il a été impressionné par tout l’amour qu’il voyait là”, raconte Philippe.

"Mon frère est hétéro, donc ce n’est pas pareil. Quand on a des enfants, on oublie ses parents."

Durant dix ans, un vendredi sur trois, il est “descendu” voir ses parents. “En 2006, mon père, qui est décédé il y a quatre ans avait fait une hémorragie cérébrale, et ma mère ne pouvait pas s’en occuper seule”, précise celui qui n’a jamais douté qu’il lui incomberait de s’occuper d’eux un jour ou l’autre. Parmi ses frères, l’un, fragilisé à la suite d’un accident survenu il y a vingt-cinq ans, vit toujours chez leur mère, tandis que l’autre s’est marié, a deux grands enfants, et s’est installé à Marseille. “Il est hétéro, donc ce n’est pas pareil. Quand on a des enfants, on oublie ses parents, note Philippe. Mon frère découvre la lune quand je lui décris l’état de notre mère.” Laquelle, après être tombée à trois reprises durant l’été 2021, a renoncé à quitter son lit. Philippe a alors pris les choses en main, a commandé un lit médicalisé, mis en place un suivi infirmier à domicile, et même appris à lui faire sa toilette. “Depuis quelques mois, elle veut quitter cette vie. Elle a peur, mais je ne peux rien y faire. Quand je suis avec elle, je me réveille dix fois par nuit. Mais je suis certain qu’elle attendra que je sois là pour partir, car on est très proches. C’est comme ça que ça s’est passé avec mon père. J’étais là, à la fin, et je lui ai tenu la main”, explique-t-il.

Le chevet de ma mère

Cette vie à Valence, Philippe a choisi de la mener seul, sans Fabien : “Je vis depuis vingt ans avec quelqu’un de compréhensif. Je lui impose déjà le fait de m’absenter toutes les trois semaines, je ne veux pas en plus que cette situation, que cette responsabilité, fasse partie de notre vie de couple. D’autant que lui a perdu ses parents tôt.” Il y a un mois, depuis son lit médicalisé, sa mère l’a traité de “pédé” pendant tout un week-end. “Ce n’était pas elle. Elle était révoltée par son état, sans doute”, assure Philippe, qui tient à ajouter : “Aider mes parents n’est pas une manière de m’excuser d’être gay. J’ai simplement plus de latitude pour m’occuper d’eux.”

"Ils ne voulaient pas entendre parler de l’homosexualité de leur fils unique."

Bruno, 59 ans, a fait son coming out à 17 ans : “C’est la seule fois où j’ai vu mon père pleurer. Ma mère, elle, s’est assise pour accuser le coup.” Un tragique événement a ensuite bouleversé la famille. “Mon frère est tombé malade, donc mon homosexualité est vite devenue anecdotique. Il l’a été des années, puis il est mort.” Aujourd’hui, sa mère considère Hubert, avec qui Bruno est marié depuis 2015, “comme son fils”. Les deux hommes se sont rencontrés en 1992 et ont traversé ensemble les années sida, et les combats pour le pacs et le mariage pour tous. À l’époque, la famille d’Hubert n’accepte pas encore son orientation amoureuse. “Ils ne voulaient pas entendre parler de l’homosexualité de leur fils unique. Il n’était pas question qu’il soit gay. J’ai fait leur connaissance sept ans après notre rencontre, quand Hubert a réglé ses tensions avec eux”, relate Bruno, qui, depuis deux ans, a l’occasion de mieux connaître sa belle-mère, en perte d’autonomie, et dont la mémoire vacille.

Devenu un habitué du TGV Paris-Paimpol, il a mis en place avec Hubert tout un ballet d’aides ménagères et d’infirmiers, un coiffeur passant même une fois par semaine. “Pendant le premier confinement, elle voyait plus de gens que moi, s’amuse Bruno. Bien sûr, en cas d’urgence, je peux arriver un peu plus vite qu’Hubert, qui travaille dans une ambassade dans les Balkans.” Bruno s’est ainsi mué en “gendre aidant”, ce qui n’est pas sans cohérence avec son parcours : en quête de sens, il a démissionné il y a six ans de son emploi à la télévision pour travailler dans une soupe populaire. 

Tout oublier

Ce management à distance permet à sa belle-mère de rester chez elle. “Ses voisins passent d’autant plus facilement qu’ils savent que nous nous occupons d’elle. Elle a son chat et une jolie maison. Tant qu’elle y parvient, autant qu’elle reste là. Penser qu’elle sera plus vite secourue en Ehpad si elle a un problème est une illusion.” Chaque mois et demi, Hubert rejoint Bruno à Paris, et ils partent ensemble la retrouver en Bretagne pour une semaine.

Entre les deux confinements, Bruno a même passé deux mois chez sa belle-mère pour permettre son retour à la maison après une hospitalisation. “Elle accepte mon aide. Elle était rassurée que je sois là et de ne pas se retrouver seule chez elle, note-t-il. Le jour où nos familles ont eu besoin de nous, nous n’avions plus de comptes à régler avec elles.” C’est peut-être pourquoi, malgré des vies professionnelles prenantes, tous trouvent le temps de s’occuper de leurs parents devenus dépendants. Si cela peut prendre des années, ce nouvel engagement peut également consolider leurs couples. “On s’aperçoit que des valeurs profondes nous unissent, ajoute-t-il. Nous essayons de nous occuper un peu des autres, à commencer par nos familles. Et c’est déjà pas mal !” ·

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Crédit photo : Logan Weaver