Grâce à nos luttes, une nouvelle génération a pu grandir sans s’inquiéter de savoir si elle pourra se marier ou fonder une famille. De là à dire qu'elle s'engage à corps perdu dans le mariage, il y a un monde…
Article paru dans le magazine têtu· n°230 (printemps 2022)
Océane avait 12 ans lorsque le mariage des couples de même sexe a été autorisé en France. Comme toutes les personnes LGBTQI+ de sa génération, elle a vécu son adolescence et les débuts de sa vie sentimentale tout en sachant que son orientation ne lui fermerait pas les portes du mariage. Si l’étudiante de 20 ans n’avait pas encore conscience qu’elle était lesbienne lors du vote de la loi Taubira, elle se dit rétrospectivement “soulagée” d’avoir grandi après 2013. “J’ai toujours voulu ce schéma classique : rencontrer une femme, me marier et avoir des enfants.” Malgré la possibilité d’adoption encore très théorique dans les faits, la PMA ouverte depuis septembre 2021 seulement et la GPA toujours interdite, les jeunes LGBTQI+ de la génération Z, c’est-à-dire né·es au tournant des années 2000, ont un choix que leurs aîné·es n’avaient pas. Ce qui pose la question : cela a-t-il changé leur rapport à l’avenir, au mariage et au désir de fonder une famille ?
Sur le mariage, Bastien est catégorique : il ne mange pas de ce pain-là. “Ça fait partie de la logique d’assimilation à un modèle hétéro que je ne veux pas adopter”, balaie le jeune gay de 24 ans. Une critique maintes fois entendue au sein de la communauté LGBTQI+, où d’aucuns se sont toujours demandé pourquoi diable vouloir s’inscrire dans une norme. “Je ne veux pas me marier, c’est clair !” s’exclame aussi Calypso, 20 ans. Rien à voir, pour elle, avec le caractère hétéronormatif du mariage. La jeune pansexuelle évoque plutôt le nombre de divorces dont elle a été témoin, au premier rang desquels celui de ses parents. “Je me vois plutôt dans une relation stable et exclusive avec une femme, poursuit-elle. Et, si je peux faire ma vie avec elle, tant mieux !”
“J’aimerais tendre vers ce schéma”, vient contrebalancer Camille, homme trans de 22 ans, étudiant en ingénierie, rassuré par “cette forme de stabilité” qu’offre à ses yeux le mariage. “Se poser, c’est agréable…” ajoute-t-il. Arthur, jeune gay de 19 ans, étudiant en audiovisuel, confirme que sa génération est tout aussi partagée que les précédentes quant à la perspective d’un engagement à la mairie : “Je pense que le mariage a de bons côtés, et permet notamment d’avoir une certaine stabilité quand on élève des enfants. Mais je ne suis pas sûr que ça me corresponde.” C’est surtout le concept de monogamie qui aurait tendance à générer chez lui des poussées d’angoisse. Quitte à renoncer à fonder une famille ? “Pour l’instant, la relation libre me convient mieux. Et je ne pense pas que l’ouverture du couple soit incompatible avec le fait d’avoir des enfants avec la personne que l’on aime”, nuance le jeune homme.
Engagement et liberté
Si elle juge “le modèle traditionnel un peu ancien”, Maëlys, 17 ans, s’imagine plutôt dans une relation “classique”, exclusive, avec une femme : “Dans l’idéal, j’aurai une petite amie, mais peu importe que l’on soit mariées ou pas, avance-t-elle. En revanche, j’aimerais beaucoup être mère, je sais que cela contribuera à mon bonheur.” Un désir rendu plus accessible en 2021 avec l’élargissement, enfin voté, du droit à la PMA pour les femmes seules et pour les couples lesbiens. “Avant, quand je me projetais, je me disais que ce serait compliqué de tomber enceinte, qu’il faudrait que j’aille à l’étranger… Heureusement que ce n’est plus le cas”, se réjouit également Océane.
Bien que l’accès à la parentalité soit encore difficile pour la plupart des jeunes LGBTQI+, le débat sur l’engagement se heurte davantage à la question des enfants qu’à celle du mariage. Bien sûr, il y a les hésitations inhérentes au jeune âge : “Pour l’instant, je suis plutôt sûr de ne pas vouloir être parent”, soumet ainsi Orion, jeune non-binaire de 26 ans. En cause, notamment, les contraintes de temps et de disponibilité liées à l’éducation d’un enfant. “C’est pour ça que j’envisage d’habiter en collectivité”, ajoute-t-il. L’idée : évoluer dans des cadres multigénérationnels pour ne pas assumer seul la prise en charge d’une autre personne.
“La parentalité queer est beaucoup plus réfléchie et déconstruite.”
Bastien, lui, se voit bien participer à l’éducation d’enfants, mais ne souhaite pas pour autant endosser le rôle de parent. “J’envisage plutôt un rôle de « référent », comme un oncle ou un parrain…” explique l’étudiant. Autant de questionnements qui témoignent d’une génération à la recherche de sens, bien sûr, mais surtout déterminée à créer ses propres cadres. “C’est un enjeu très présent chez les personnes queers, analyse Cha Prieur, auteur d’une thèse de géographie sur les lieux queers, et aujourd’hui psychopraticien. La parentalité queer est beaucoup plus réfléchie et déconstruite.” Car, derrière le modèle familial “traditionnel”, c’est tout un système social que tout·e jeune queer est habitué·e très tôt à questionner : celui de l’hétéronormativité. On interroge son genre assigné à la naissance et sa propre identité de genre, on teste des modèles de relation tout en remettant en cause le lien entre amour et sexualité, etc. Autant de strates dont la génération Z développe une conscience de plus en plus aiguë.
“Quand j’ai assumé mes attirances sexuelles, j’ai réalisé que je n’allais pas forcément adopter le même parcours de vie que celui de ma famille et de mes proches”, illustre Morgane, bisexuelle. Pour beaucoup de personnes LGBTQI+, la découverte et l’acceptation de soi s’accompagnent d’interrogations et de remises en question des schémas que la société, voire les parents ont préétablis. “Je me suis rendu compte que, les enfants, ce n’était pas pour moi, que je pourrais faire ma vie avec une femme, que je ne serais pas dans le modèle hétéronormé que l’on connaît”, raconte la juriste. Pour l’heure en couple avec un homme et souhaitant arrêter la contraception, elle a sauté le pas en juin : “Je me suis fait ligaturer les trompes à 24 ans.” Cette décision – qui s’avère souvent semée d’embûches pour les femmes qui la prennent – n’a pas fait l’unanimité autour d’elle : “La grande majorité de mes ami·es m’ont soutenue, mais ça a été un choix très compliqué à assumer, surtout au niveau de ma famille.”
Océane, lesbienne, a paradoxalement l’impression de choquer quand elle explique vouloir une vie de famille “classique”. “Étant « masculine », ça choque beaucoup quand je dis que je voudrais porter mon bébé, souffle-t-elle. C’est comme si on me prêtait un rôle d’homme, alors que cette question des genres ne devrait même plus se poser.” Serait-ce parce que, fondamentalement hétéropatriarcal, le modèle traditionnel auquel la jeune femme aspire s’oppose par nature à toute remise en question queer ?
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Déconstruction
Cocréateur du collectif bruxellois La Fronde, militant féministe et anticapitaliste, Coco, 24 ans, était déjà sensibilisé au sujet avant de découvrir sa non-binarité et sa non-hétérosexualité, il y a un an et demi. “Entrer pleinement dans la communauté queer a beaucoup changé mon rapport au monde, développe-t-il. Par exemple, ça a renforcé mon désir de me diriger vers du polyamour plutôt que vers des relations amoureuses et sexuelles exclusives, comme j’avais pu les expérimenter.” Quitte à sortir des cadres, autant tout remettre à plat : l’idée est vieille comme la queerness, mais celle-ci se développe comme jamais dans la génération Z.
Révolution #MeToo en marche depuis 2017, podcasts, vidéos, séries et films : les jeunes adultes d’aujourd’hui semblent beaucoup réfléchir à déconstruire les normes. C’est le cas d’Arthur, 19 ans, qui s’informe et débat depuis un moment déjà sur ces thématiques. “Je ne me posais pas encore toutes ces questions lors de mon coming out, vers l’âge de 12 ans, précise l’étudiant. C’est venu progressivement, avec mon copain.” Lorsqu’ils se sont mis en couple, il y a deux ans et demi, ils se sont en effet trouvés partagés entre l’envie d’être ensemble et celle de vivre leurs expériences chacun de leur côté. Résultat : ils ont opté pour une relation libre, solution aujourd’hui assez commune. Après des premiers temps un peu difficiles, Arthur s’est vite senti délesté d’un poids. “Au-delà des joies de la liberté, ça m’a poussé à réfléchir sur beaucoup d’aspects sociétaux, comme le couple, le mariage, le modèle familial, énumère le garçon issu d’une famille de quatre enfants, et dont les parents se sont rencontrés très jeunes. Ma vision de ces schémas a énormément évolué depuis.”
“Il ne faut pas qu’une norme en remplace une autre. L’essentiel, c’est de pouvoir choisir.”
Gare néanmoins aux clichés sur cette génération : déconstruire ne veut pas forcément dire déboulonner ni jeter à la poubelle. “Même si je n’arrive pas du tout à me projeter dans le modèle hétéronormé, je n’ai pas de problème absolu avec lui, illustre Orion, non-binaire et polyamoureux depuis cinq ans. Je trouve juste que c’est une structure étroite, dans le sens où elle se pose en institution par principe plutôt que par choix.” C’est d’ailleurs le mot revenu le plus souvent dans tous nos entretiens, “choix”. “De fait, la norme crée des personnes hors norme”, relève Cha Prieur.En effet, les jeunes adultes rencontrés pour cet article semblent déterminés à se préserver de tout cadre susceptible de produire de nouveaux outsiders au sein de la société. Leur idée : que l’hétéronormativité ne devienne qu’un schéma parmi d’autres, reconnus de même valeur. “Comme ça, on pourrait voir qu’il n’y a pas qu’une façon d’être heureux”, avance Joshua, homme trans de 24 ans. “Il ne faut pas qu’une norme en remplace une autre, soutient Cha Prieur. L’essentiel, c’est de pouvoir choisir.”
De la même manière, ces questionnements ne sont pas une course à la déconstruction. Il n’y a pas les bons et les mauvais élèves queers. “Tout est OK tant que c’est conscient et que ça ne vient pas d’une souffrance, rassure Cha Prieur. Il me semble vraiment important que chacun·e puisse se demander ce dont il ou elle a besoin, et puisse comprendre qu’il y a des configurations qui lui conviennent et d’autres pas.” Et accepter aussi, entre-temps, de douter et, bien sûr, de changer d’avis. “J’ai l’impression que pour choisir le mode de relation qui nous convient, il faut avoir un certain état d’esprit, que je n’ai pas atteint, estime ainsi Morgane, en relation dans un couple exclusif. Mais ce n’est pas grave, j’évolue à mon rythme.” Coco, lui aussi, apprend encore à s’accepter. “Toutes ces réflexions sont assez nouvelles pour moi, donc il m’est arrivé de ne pas me sentir très légitime, confie le metteur en scène de 24 ans. Mais j’aime me répéter que c’est OK de ne pas être hyper au clair sur son identité de genre, sur son orientation sexuelle, sur les modes de relation que l’on veut ou sur la manière dont on envisage son avenir.”
Une idée de l’avenir qui, dans la jeunesse, est également marquée par des enjeux écologiques de taille. Si ceux-ci ont déjà pesé sur les précédentes générations, il est presque impossible de réfléchir, en 2022, à avoir des enfants sans se poser la question, de plus en plus précise et prégnante, du réchauffement climatique. “Je n’ai jamais voulu d’enfants, et, depuis un ou deux ans, l’écologie a renforcé ma décision : j’ai déjà peur pour moi dans le monde qui arrive, alors je n’ai pas envie de m’inquiéter, en plus, pour mon enfant”, témoigne Coco, qui s’avoue “très pessimiste à ce sujet”. “Ai-je vraiment envie d’amener une nouvelle personne ici, dans un contexte écologique pas forcément positif, avec tout un tas de catastrophes à venir ?” s’interroge ainsi Bastien. Mais, ça, c’est encore un autre débat…
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