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drag"Drag Race France" : Nicky Doll, itinéraire d'une queen au sommet

Par Julien Dufresne-Lamy le 23/06/2022
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La Française Nicky Doll a été choisie comme maîtresse de cérémonie de Drag Race France, diffusée dès ce samedi 25 juin sur France.tv Slash. Après sa participation remarquée à la saison 12 de RuPaul’s Drag Race aux États-Unis, elle est devenue la drag-queen la plus connue de l’Hexagone. Un portrait de Julien Dufresne-Lamy, auteur de Jolis jolis monstres.

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Depuis l’explosion de RuPaul’s Drag Race dans la pop culture mondiale, les fans et les drag-queens françaises attendaient impatiemment que la franchise débarque dans l’Hexagone. Mais qui pour prendre le rôle de “Mama Ru”, alors que le drag se pratique encore dans l’intimité d’une poignée de bars et de cabarets, et qu’aucune drag-queen ne semble avoir l’ampleur populaire de l’interprète de “Sissy that walk” ? La réponse est venue de RuPaul lui-même, qui, en 2020, caste Nicky Doll dans la saison 12 de son show mythique.

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Une queen high-fashion, première Française à concourir dans cette compétition qui mêle make-up, couture, comédie et lip-sync. Pourtant, Karl Sanchez – son nom à la ville – en garde un souvenir en demi-teinte : “Pendant le tournage, je me suis sentie déboussolée dans cette couveuse à drag-queens où tout le monde était sommé de filer droit, tandis que je cherchais seulement à comprendre qui était Nicky Doll.” Pourtant, Karl n’a qu’une mission en tête : “Celle de rendre fiers mon pays et toutes mes amies drags qui galéraient, d’être pour toustes une ambassadrice. Ça m’a mis la pression, mais je ne regrette rien, j’ai été celle que j’ai toujours fait exister sur scène.” Éliminée après seulement quelques semaines de compétition, Nicky Doll voit toutefois sa vie basculer : Mugler et Gaultier en font leur égérie, et son compte Instagram gagne plusieurs centaines de milliers de fans… Pourtant, malgré ce succès soudain, elle semble avoir gardé la tête sur les épaules. Et n’oublie pas les années de galère qu’elle a traversées pour en arriver là.

La libération maquillée de Karl

Depuis sa naissance, en 1991, Karl vit tel un personnage de roman. “Ma mère rêvait de vivre sur une île, comme une aventurière.” Lorsqu’il a 5 ans, elle l’emmène en vacances à Saint-Martin, dans le nord des Caraïbes. Les plages de sable blanc emportent vite la décision : dès leur retour, ils quittent Marseille et partent s’installer sur l’île, dans un appartement minuscule face à l’océan. Là-bas, Karl est un petit garçon jovial et facétieux qui évolue parmi les mangroves, les lagunes et les carnavals de Marigot ; les coiffes à plumes, les costumes à paillettes et les chorégraphies le fascinent. Mère, amies, voisins, tous qualifient Karl de clown de service, celui qui amuse à l’envi, imite ou épingle la moindre ressemblance. Mais l’enfant aime aussi se retirer seul sur la plage, des heures à se raconter des histoires, les pieds dans l’écume mousseuse, persuadé qu’à chaque roulement de vague il se transformera en garçon-sirène. Et tous les soirs, dans la houle, Karl attend sa métamorphose sous les yeux attendris de sa mère, qui l’observe discrètement depuis le balcon de l’appartement.

Sa mère, qui l’élève seule, est son inspiration autant que sa boussole. “Maman m’a appris la liberté et l’enthousiasme.” Elle essaie les vies comme des tenues de fête, tour à tour infirmière, institutrice, gérante d’un salon de thé/salon de coiffure/centre de massage, puis d’une boutique de surf… Chaque petit boulot, pour elle, semblait être un voyage. “Maman a toujours eu la bougeotte. Saint-Martin, elle en avait vite fait le tour.” Ils quittent alors l’île et posent leur bric-à-brac au Maroc, à Tanger. Et c’est précisément cet art de vivre, cette capacité à réinventer continuellement sa vie qui est au cœur de l’art drag pour Nicky, laquelle, chaque soir, de costume en costume, rend un hommage silencieux à celle qui lui a montré que, vivre, c’est s’accomplir sans cesse.

Mais, dans chaque pays, le jeune Karl fait face aux mêmes discours virilistes sur ce que doit être un homme. “Enfant, j’étais très efféminé, j’étais comme un ovni pour tous ces gens.” Alors, quand le petit se déguise et pique la trousse de maquillage, il disparaît loin des regards, pour ne jamais être réduit à une moquerie mesquine qui bousculerait sa vie comme celle de sa mère. De tous, elle est la seule qui cherche à le comprendre. Il a 7 ans et, sans crier gare, elle lui pose la question : “Je vais te demander quelque chose, et s’il te plaît ne te vexe pas, d’accord ? Car il n’y a ni bonne ni mauvaise réponse. Es-tu attiré par les filles ou les garçons ?” La délicatesse maternelle est alors mal perçue par l’enfant qui, assailli de moqueries à l’école, se dit qu’à la maison aussi il fait mal les choses. Comme si sa personnalité, ses manières, son comportement n’étaient pas dignes d’un petit garçon. “J’ai vécu ça comme une trahison. Elle me confirmait qu’il y avait un problème avec moi, que j’étais différent.”

Karl se fait alors cette promesse : pour être comme les autres, il doit ne rien dévoiler sur qui il est. Prouver à tous ses bourreaux qu’ils ont tort. Parce qu’il n’a jamais connu l’école que comme un acharnement à son endroit – tu parles comme une fille, tu marches comme, tu ris comme, tu manges comme. Karl y affronte les regards torves et obliques sur ses traits fins, son joli nez retroussé et son air gracieux qui deviennent dans la bouche des autres de lourds défauts honteux. Il n’est plus un garçon, il ne devient qu’un sujet de conversation. À 16 ans, il en a assez des catilinaires, se met à chanter à tue-tête, adopte un look emo et androgyne, et devient “the queen of the party”, dit-il. Dans son lycée de Tanger, il pactise avec les populaires et met à profit ses facéties maniérées pour faire rire la galerie. Karl se crée une place, sort avec des filles, est accepté. En cachette, il éduque son adolescence avec Queer as Folk, MSN, les premiers blogs et sites de rencontres gays. “Les amis LGBTQI+ que je me suis faits sur internet à l’époque sont encore mes meilleurs amis aujourd’hui.”

L'éclosion de Nicky Doll

En 2009, Karl vient de fêter ses 18 ans et part pour Paris à l’occasion de sa première Marche des fiertés, coming out en poche. Pour Nicky, c’est comme un passeport pour un voyage sans escale : être qui elle veut, le temps d’une après-midi. En quelques coups de laque et traits de pinceaux, Karl disparaît dans un grand salon de Courbevoie, et, dans les ruelles bruyantes et encombrées de chars et de drapeaux arc-en-ciel, la petite Nicky apparaît. “C’était une façon de me libérer.” Et de mettre aux archives toutes ces années de harcèlement. Elle porte une petite robe qu’elle rembourre de papier toilette pour donner de l’ampleur aux épaulettes, ainsi qu’une perruque chocolat à mèche blonde et des talons de 12 cm qui lui bousillent les pieds après vingt minutes de marche. “C’était franchement pas fameux, mais le cœur y était”, confie-t-elle. Et ces quelques heures sous le cagnard, entourée de ses meilleurs amis, suffisent pour que Nicky se dise : “Voilà ce que je voudrais faire toute ma vie.”

Son épiphanie en lui, il abandonne ses études de communication à Paris 8. La semaine, Karl suit un BTS en maquillage, et, tous les dimanches, religieusement, Nicky pousse la porte du Queen, son Babylone à elle. Là-bas, sous les lumières démoniaques, elle oublie tout et, pour la première fois, monte les quelques marches de la scène. Elle sympathise avec Sarah et Tyra, perchées sur des talons aiguilles, deux reines des podiums parisiens. “À l’époque, on ne disait pas drag-queen, simplement artiste ou performeuse.” “Tu as un potentiel de fou, Nicky”, lui répètent ses deux amies. Mais Karl se demande : qui devient-il sur scène ? Ni femme ni danseuse, simplement une chimère éphémère : “À défaut d’être le Lady Gaga masculin, je serai Lady Gaga, point barre.” Son personnage fait son apparition à la Club Sandwich. “C’était mon Studio 54, la définition exacte de la nuit parisienne. J’y vois pour la première fois de ma vie une drag-queen, un homme déguisé en femme qui dégage autant de pouvoir et d’effervescence que Sarah et Tyra, alors je me dis : s’il peut le faire, moi aussi !”

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La drag perfectionne sa signature et ses silhouettes, bien décidée à incarner une créature totale. Encouragée par son crew, elle se produit tous les week-ends, achète ses perruques à Château d’Eau, pique des bas résille à Monoprix – “j’ai honte, mais j’étais si fauchée.” Nicky devient résidente au Queen et enchaîne les cachets dans les clubs des environs. En 2015, Karl quitte son petit appartement de Montmartre pour fouler les parquets collants des boîtes américaines, à San Francisco et New York. Puis, durant de longs mois, Nicky est gentiment remise sur cintre : Karl, qui ne veut plus vivre dans la galère, travaille et enrichit son CV de maquilleur pro. Un métier, d’ailleurs, qu’il ne compte pas abandonner : “Je n’arrêterai jamais mon travail de maquilleur. Excepté RuPaul et Bianca Del Rio, aucune drag-queen ne roule sur l’or.” Un soir, à l’occasion d’une scène ouverte de drag, son entourage l’incite à remonter sur scène : “Y’a 500 dollars à la clé mon chou.” Alors, énergique, Nicky réapparaît sous les néons acides. Elle remporte le premier prix et ne quittera plus jamais scène et coulisses. Jusqu’à cette consécration : devenir l’incarnation du drag français dans la franchise qui a changé sa vie. Aujourd’hui, Nicky est fière d’être un symbole pour des ados LGBTQI+ en souffrance. C’est le seul rôle qu’elle s’est donné pour la version française de l’émission. Être là, soutenir les candidates, encourager tous les arts et toutes les singularités, prendre part à tous les voyages, comme sa mère. Et devenir, peut-être, la mother du drag français.

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Photographie Marcus Mam
Stylisme Andrew Philip Nguyen