Hamed Sinno, leader du groupe Mashrou’ Leila, vient d'officialiser la fin de celui-ci. Retour sur ce phénomène pop-rock, porteur de revendications politiques et voix de toute une génération LGBTQI+ dans le monde arabe.
"Nous ne pensons pas retravailler ensemble pour le moment." Ces mots prononcés par Hamed Sinno, chanteur du groupe libanais Mashrou’ Leila, au cours d'une interview pour le podcast Sarde After Dinner publiée ce 11 septembre, ont fait l’effet d’une bombe auprès des fans de la formation. Alors que le groupe n’avait plus donné de nouvelles depuis la sortie de sa compilation The Beirut School en 2019, les propos du chanteur viennent confirmer ce que beaucoup pensaient déjà : Mashrou' Leila ne reviendra plus, hélas.
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"Je suis allé les voir en 2019 à l’Olympia, c’était juste après ce qu'il s’était passé en Égypte et ça se voyait qu’ils étaient très marqués psychologiquement", témoigne Yoann, activiste queer nord-africain. Victime de censure et d’interdiction tout au long de sa carrière, le groupe avait en effet vu un de ses concerts au Caire en 2017 se muer en chasse aux sorcières de la part du gouvernement égyptien envers la communauté LGBTQI+ du pays. Emprisonnés, torturés, plusieurs Égyptiens queers se sont retrouvés accusés "d’incitation à la débauche" par le ministère public. S'ensuivit la mort tragique de la militante Sarah Hegazi qui, en exil au Canada et traumatisée par la prison, mettra fin à ses jours. Une suite d’événements que les fans relient au silence du groupe depuis lors, et à l'annonce du chanteur. À la suite de la diffusion du podcast, nombre d’entre eux partagent leur dégoût et leur tristesse, évoquant la fin d’une ère.
Mashrou' Leila, un départ crescendo
L’histoire avait pourtant bien commencé. C’est en 2008 que cette bande de copains passionnés de musique se rencontrent, entre le département de design et celui d’architecture à l’Université américaine de Beyrouth. Ils décident alors de faire une musique qui leur ressemble. En dialecte libanais, ils parlent d’amour, crient leur soif de liberté et chantent leurs espoirs communs. Se produisant sur des petites scènes à Beyrouth, le groupe décide de se nommer Mashrou' Leila, qui signifie littéralement "le projet d’une nuit", en référence au caractère alors pensé comme éphémère de leur formation. Mais ils finissent par gagner le cœur du public beyrouthin, libanais, puis arabe.
En dix ans de carrière, les membres produisent, et ce de façon indépendante, quatre albums studio et un EP. Ils jouent partout dans le monde, de leur Liban natal aux États-Unis en passant par l’Europe, où ils remplissent donc l’Olympia à Paris en 2019. "La première fois que j’ai écouté Mashrou' Leila c’était avec leur musique "Tayf". J’ai directement senti quelque chose de très fort, ce n’étaient pas les musiques anciennes des divas, ni les productions pop formatées qu’on entendait à la télévision", se souvient Adel, 29 ans.Une des particularités du groupe a en effet été "de produire une musique pop-rock en arabe, de proposer un son mainstream, qui n’était pas expérimental et qui pouvait être abordable pour le plus grand nombre tout en s’inscrivant dans une scène musicale alternative déjà existante dans les pays arabes", note Coline Houssais, autrice de l'ouvrage Musiques arabes, une anthropologie en 100 artistes, publié aux éditions Le Mot et le Reste.
Le groupe se fait également très vite remarquer pour ses engagements politiques, qu’il exprime à travers ses compositions. Critiques des nationalismes, du confessionnalisme et de la corruption, les membres seront rapidement vus, à la veille des printemps arabes, comme les porte-parole de la jeunesse de la région. Ils s’attirent les foudres des chefs religieux et politiques, surtout pour leur engagement en faveur des droits LGBTQI+. Le chanteur et parolier du groupe, Hamed Sinno, fait alors partie des rares artistes arabes à être ouvertement homosexuel.
"Il y a déjà eu des personnalités supposément queers dans la musique arabe, avec des figures comme les chanteurs de raï Houari Manar ou encore Cheb Abdou, mais on n’en parlait pas, on ne disait jamais les termes. Hamed Sinno revendique son identité gay, il ne se cache pas et en parle dans ses musiques", explique Coline Houssais. À ce titre, le chanteur américano-libanais devient très vite un modèle pour de nombreuses personnes queers de la région et de la diaspora. "Je me posais pleins de questions sur comment j’allais vivre le fait d’être gay et arabe. Je cherchais des personnalités publiques arabes queers et je suis tombé sur Hamed, raconte Yoann. Je me suis dit que c’était possible, ça a fait naître un espoir en moi."
Hamed Sinno, porte-voix des LGBTQI+
Ainsi, toute une audience non-hétérosexuelle a enfin pu se reconnaître dans les histoires d’amour écrites et chantées par l’artiste. C’est le cas dans le titre "Shim El Yasmine", qui parle d’une rupture amoureuse entre deux hommes, ou encore de "Kalam" qui aborde le regard réprobateur de la société sur les corps et les relations sexuelles. "Je me souviens quand je les ai vus en concert et que Hamed avait chanté 'Shim El Yasmine', il ne m'a pas fallu trente secondes pour me mettre à pleurer", sourit aujourd’hui Adel. Une identification d’autant plus forte qu'elle se fait en langue arabe.
"Avant Mashrou' Leila, l’arabe était la langue de mes parents ou celle du Coran mais avec leurs textes, elle est devenue la mienne parce qu’elle raconte mon vécu", soutient Yoann. En étant un des rares vecteurs culturels et médiatisés des personnes queers arabes, Hamed Sinno et son groupe vont également réussir à "représenter un moyen d’information et d’expression pour des milieux plus populaires vis-à-vis des identités sexuelles", ajoute Coline Houssais.
Recevant constamment des menaces de mort et enchaînant les interdictions de se produire sur des scènes importantes comme à Amman (Jordanie) en 2015 à cause des paroles de leur titre "Djin", jugées blasphématoires, les membres du groupe ont tout de même accompli l’exploit de durer pendant dix ans de carrière. "Leur longévité dans un contexte politique délétère, et surtout sans être soutenu par une très grande major, explique aussi en grande partie leur impact, souligne Coline Houssais. En dix ans de musique, on a vécu la première moitié du XXIe siècle avec Mashrou' Leila et ce n’est pas rien." Ce n’est donc pas étonnant que l’annonce de l’arrêt du groupe provoque autant d’émoi, tant Mashrou' Leila "a marqué le paysage musical alternatif".
Alors que la création du groupe avait donné de l'espoir à Yoann, le jeune Algérien confie que l'arrêt de leur musique coïncide avec un sentiment de peur quant à l’avenir des personnes queers dans les pays arabes. "Ces dernières années et de manière générale, il y a une liberté qui se referme dans le monde arabe, beaucoup d’artistes quittent les pays comme Hamed Sinno qui vit aujourd’hui en exil à New York", observe Coline Houssais. Les fans continuent néanmoins d'espérer, tout au fond d’eux, qu’un jour Mashrou' Leila renaîtra de ses cendres. Un groupe de musique dont le seul crime aura été de chanter l’amour pour toustes.
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Crédit photo : Mashrou' Leila