Pour son premier long-métrage, le réalisateur roumain Eugen Jebeleanu met en scène un policier gay dans la tourmente car menacé d'outing durant une intervention. Un récit fort sur une crainte aussi intime qu'universelle.
La rentrée cinéma a bel et bien été enclenchée, et le flot de films inédits est tel qu'on en voit à peine le bout. Mais entre le ramdam médiatique causé par Don't Worry Darling d'Olivia Wilde et le drame familial acclamé Les Enfants des autres de Rebecca Zlotowski, on aurait facilement tendance à oublier les sorties plus confidentielles, à tort. La preuve avec Poppy Field, un drame gay réalisé par Eugen Jebeleanu. En salles ce mercredi 28 septembre, il expose la double vie périlleuse de Cristi, un agent des forces de l'ordre roumain contraint de cacher son homosexualité pour se préserver.
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Incarné tout en sobriété par Conrad Mericoffer, le protagoniste, qui craint qu'on ne découvre son penchant pour les hommes, est un jour amené à intervenir dans une salle de cinéma où un groupe ultranationaliste s'insurge contre la projection d'un film LGBTQI+. Alors qu'il tente de désamorcer la situation accompagné de ses confrères en uniforme, Cristi est alors reconnu par un client du cinéma qui le menace de dévoiler son orientation sexuelle. Une sortie du placard non préméditée à laquelle il compte s'opposer par tous les moyens envisageables.
Un drame inspiré de faits réels
Pour écrire Poppy Field, sa scénariste, Ioana Moraru, s'est inspirée d'un fait divers : en 2013, en Roumanie, un groupe de chrétiens orthodoxes a saboté la projection du film The Kids Are All Right en chantant l'hymne national en plein milieu de la séance. "Ça nous paraissait important de raconter le vécu d'une personne qui a du mal avec sa double vie et, plus largement, de parler de ce qui s'est passé dans cette salle de cinéma, explique Eugen Jebeleanu, choqué qu'une intrusion de ce genre ait pu avoir lieu. C'est un événement qui, à mes yeux, questionne la liberté d'expression."
Dans son ensemble, Poppy Field est conçu comme un huis clos, la quasi-intégralité de l'action se déroulant au sein de ce cinéma de quartier au bord de l'implosion où Cristi semble cerné, comme coincé entre l'inconnu qui menace de l'outer et ses collègues pas si amicaux. "On a réussi à avoir un ancien gendarme très gentil en tant que consultant, confie le réalisateur du film. Il nous a dit que c'était très tabou, qu'il avait eu des collègues homosexuels mais qu'on n'en parlait pas, que c'est un milieu assez machiste." D'où l'importance de le dénoncer, sans pour autant tomber dans des raccourcis. Dans ce tout premier long-métrage, Eugen Jebeleanu tenait à ne pas être trop manichéen dans son traitement de la police. "Je ne voulais pas avoir une vision trop catégorique ou généralisante avec les bons d'un côté, et les méchants de l'autre, insiste-t-il. Nombre de policiers n'ont pas de problème avec l'homosexualité et font preuve d'empathie."
De l'homophobie des autres à l'homophobie intériorisée
Avant toute chose, Poppy Field est une œuvre sur l'homophobie : celle des autres, mais aussi celle que l'on intériorise. En témoigne la scène d'ouverture du film, où Cristi se trouve dans son appartement en compagnie de son petit ami français – interprété par Redouan Leflahi – venu lui rendre visite. Les deux se prennent la tête, le ton monte, la tension aussi, parce que Cristi n'est pas à l'aise avec sa présence. Et avec sa sexualité tout court, ce qui constitue un terreau fertile à la honte et à la haine de soi. "C'était important de montrer l'homophobie du personnage central, mais également sa propre peur concernant le regard que les autres posent sur lui, précise le cinéaste, qui s'est beaucoup inspiré de son propre vécu pour nourrir ce personnage de policier fictif. Même si je ne partage évidemment pas le même cadre de vie ou la même profession".
Eugen Jebeleanu oscille aujourd'hui entre la Roumanie et la France, deux pays où il a su faire ses preuves en tant que de metteur en scène. C'est d'ailleurs en arrivant en terres hexagonales qu'il s'est senti prêt à parler de son homosexualité à son entourage. "Je n'avais pas de modèles quand j'étais ado, se remémore-t-il. J'étais même assez énervé quand, à 20 ans, j'ai commencé à mieux connaître le milieu et à comprendre qu'il était rempli de personnes qui n'en avaient jamais parlé. J'ai compris plus tard que chacun avait sa propre vie, et je suis désormais beaucoup moins en colère. Chacun est libre de faire ou non son coming out, mais en le faisant on aide la génération d'après."
Après la sortie en salles de Poppy Field, le jeune cinéaste roumain proposera Le Prix de l'or, un seul-en-scène qu'il incarnera du 4 au 15 octobre au Théâtre ouvert dans le XXe arrondissement de Paris. Son projet le plus personnel, puisqu'il y raconte son adolescence, rythmée par les enjeux de la danse sportive et les relations entretenues avec sa famille, la Roumanie des années 1990-2000 en toile de fond. "C'est un projet qui me permet de me présenter au public français et de parler de mes racines, dit-il. C'est un témoignage sur une partie de ma vie qui m'a construit."
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