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interview"Sans le porno, j'aurais craqué" : entretien avec Didier Lestrade

Par Morgan Crochet le 22/12/2022
Didier Lestrade

[Entretien et dossier à retrouver dans le dernier numéro de têtu· en kiosques] L'essayiste et cofondateur de têtu· Didier Lestrade ouvre son coeur et sa DVDthèque avec I Love Porn, un ouvrage personnel foisonnant sur le porno gay.

À l'heure où le spectre d'une interdiction plane de nouveau sur nos tubes, Didier Lestrade, l'auteur d'I Love Porn, l'un des rares ouvrages sur le porno gay, a accepté de répondre à nos questions. Et le moins que l'on puisse dire, c'est qu'en matière de pornographie les passionnés ont largement plus à dire que les censeurs, lesquels brillent par leur ignorance de cette niche du 7e art qui a inondé nos vies.

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Quelles sont les différences, selon toi, entre le porno gay et le porno hétéro ?

Les rapports de domination et les fantasmes n’y sont pas exactement les mêmes. Bien sûr, il existe des relations de pouvoir très fortes dans la sexualité gay, mais il n’y a pas cet aspect aliénant qui existe dans le porno hétéro, et qui n’est pas sans répercussions aux niveaux psychologique et sexuel. Ce qui a donné à la pornographie une si mauvaise réputation, c’est l’utilisation souvent abusive de la femme dans le porno hétéro.

Ton histoire du porno commence à partir des années 1970. Quelle est la particularité de ce porno des origines ?

Le porno gay des années 1970 est représentatif de la mentalité de l’époque, où la sexualité est quelque chose de politique. Il montre une manière de se comporter entre mecs, et aussi une certaine réciprocité dans l’affection. Il est le reflet de ce que les gays veulent montrer à la société : être accepté, s’amuser et faire ce que l’on veut.

"Maintenant que le sida est beaucoup moins inquiétant, les jeunes ne peuvent imaginer à quel point le porno a été un dérivatif pour nous."

Tu es sincère quand tu écris “le porno m’a sauvé la vie” ?

Je ne suis pas le seul à l’avoir formulé ainsi. Ma génération a été très marquée par le manque de contenus pornographiques. Dans les années 1960-1970, il y avait très peu de supports pour se branler, surtout en dehors de Paris. Puis, à partir du début des années 1980, le porno a répondu au moment de panique qui traversait la communauté gay durant la crise du VIH, laquelle a tout de même duré très longtemps. Maintenant que le sida est beaucoup moins inquiétant, notamment depuis les trithérapies, et surtout la PrEP, les jeunes ne peuvent imaginer à quel point le porno a été un dérivatif pour nous.

Tu ne penses pas qu’il peut également enfermer les gens ?

Tout dépend comment on gère sa consommation. Tout désir est enfermant, mais je pense quand même que toutes les personnes qui regardent du porno souhaitent que cela leur arrive dans la réalité. Alors, oui, le porno peut être enfermant, mais uniquement pour des personnes déjà enfermées, parce que rejetées, complexées ou autre. Peu importe. Elles aussi ont besoin de trouver un équilibre, et le plaisir sexuel est tout de même fondamental pour y parvenir. Moi, ça fait vingt ans que je suis parti à la campagne, où je savais que les relations seraient moins nombreuses. Ça, je l’ai accepté dès le départ. Mais si je n’avais pas eu le porno durant ces années de solitude, j’aurais craqué.

Es-tu favorable à l’interdiction de la pornographie aux mineurs souhaitée par le gouvernement ?

On peut considérer que les enfants de moins de 12 ou 13 ans devraient être protégés, si on veut être conforme aux principes de l’époque. Mais les jeunes de 15 à 18 ans sont aussi des mineurs, et personne ne peut les empêcher, à cet âge, de faire ce qu’ils veulent. C’est un peu comme lorsque la droite voulait interdire le rap dans les années 1990… C’est, hélas, la politique du gouvernement actuel, pro-catho sur tous les sujets de société. L’éducation sexuelle prend de plus en plus de retard, que ce soit en primaire, au collège, au lycée et même à la fac.

"Beaucoup de parents abandonnent l’éducation sexuelle de leurs enfants à la pornographie."

On a aussi eu la PMA avec des années de retard, et on est en retard sur la dépénalisation du cannabis, le cannabis thérapeutique, la fin de vie… On accumule des années de retard sur tout. Beaucoup de parents savent que leurs enfants se branlent devant du porno, mais ils n’abordent pas le sujet, ne savent pas comment le faire, comment parler de sexualité avec eux. Ils abandonnent l’éducation sexuelle de leurs enfants à la pornographie.

Pourquoi parler de sexualité, notamment à l’école, semble faire si peur ?

Parce qu’en parler c’est parler du genre, du wokisme, des personnes trans… On est dans une société qui n’arrive pas à assimiler la modernité, et la pornographie fait partie de la modernité. Ces ministres, ce gouvernement rempli de personnes qui agressent et violent des femmes, de personnes connues pour véhiculer cette culture française qui se bat contre #metoo, voudraient être exemplaires sur l’éducation des enfants. Ils sont pitoyables.

Dans les risques liés au porno, il y a notamment le revenge porn, la diffusion d’images intimes d’une personne sans son consentement…

Certains, évidemment, peuvent faire ce genre de conneries, mais, dans la communauté LGBTQI+, il y a une solidarité, les gens essaient de faire attention aux autres. Et puis, avec des décennies de saunas et de backrooms, on en sait des choses sur la sexualité des autres. C’est pourquoi, dans le monde hétéro, le revenge porn prend une autre ampleur. De la même manière, les reproches faits au porno hétéro ne sont pas les mêmes que ceux adressés au porno gay, car on a une expérience de la protection, de la nôtre et de celle des autres.

Un des reproches communs est la fétichisation des acteurs. Qu’en penses-tu ?

J’aborde ce sujet dans mon livre, et je détricote les critiques sur le racisme supposé de la catégorie “interracial”. Il y a du fétichisme, une fétichisation des ethnies, etc., mais tout est fétiche aujourd’hui. On ne va pas, en 2022, revenir sur cette idée et se demander si le fantasme ou le fétiche sont légitimes ou non. Les trois quarts du temps, à partir du moment où l’on n’est pas dans la dégradation de l’autre, le fantasme, dans les relations interraciales, est partagé. Et je crois que la pornographie permet au contraire de sortir des clichés.

"Baiser dans des endroits publics, c’est aussi le symbole d’une certaine indépendance de l’homosexualité vis-à-vis des règles de la société."

Y a-t-il des pratiques amateurs qu’il te semble intéressant de relever actuellement ?

Un truc énorme en ce moment, c’est le fait d’avoir du sexe dans des endroits où l’on ne doit pas en avoir. Et ça va poser problème avec #metoo, car des pédés qui baisent dans des cages d’escalier, il y en a toujours eu, mais à un moment les femmes vont refuser ça, comme elles refusent aussi qu’on pisse dans la rue, et pas seulement parce que ce n’est pas propre. Le fait de sortir sa bite de son pantalon pour pisser, les femmes n’aiment pas ça. Baiser dans des endroits publics, c’est aussi le symbole d’une certaine indépendance de l’homosexualité vis-à-vis des règles de la société, indépendance qui est depuis toujours la base de la communauté LGBTQI+. C’est-à-dire qu’on est là pour faire avancer la société par rapport à certaines choses.

Il y a donc un avant et un après #metoo même pour le porno gay ?

Je pense que #metoo va devenir quelque chose qui va définir la limite de ce qu’on peut dire en vrai, et ça va influencer, dans une certaine mesure, la sexualité LGBTQI+. Ce qui n’est peut-être pas plus mal, car je crois que la sexualité gay doit s’accorder avec celle des femmes. C’est un sujet complexe, on n’en est d’ailleurs qu’au début, mais il est certain que #­metoo aura des répercutions dans la culture gay, dans ce qui se passe entre mecs.

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Crédit : Audoin Desforges