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témoignages"J’ai la nostalgie du confinement"

Par Laure Dasinieres le 01/01/2023

Alors que la nouvelle année 2023 s'ouvre à nous, retour dans le magazine têtu· sur ces personnes qui n'ont pas encore réussi à tourner la page covid, et des solitudes imposées par la crise sanitaire. Entre repli sur soi anxieux et plaisir déculpabilisé du cocooning, les confinements ont en effet laissé des traces parfois durables dans nos existences.

Comment elle a vécu les confinements ? Emma, 30 ans, prend une longue inspiration : “Je n’en parle pas publiquement, car je sais combien cette période a pu être difficile pour les personnes restées coincées entre quatre murs, pour celles qui devaient tout de même aller bosser, qui ont été malades ou ont perdu des proches… Mais je dois bien avouer que j’ai adoré le confinement. J’en ai même une petite nostalgie.” Et la jeune femme est loin d’être la seule, plus de deux ans après le début de ces événements, à ne toujours pas se sentir complètement déconfinée.

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À ses côtés, il y a d’abord celles et ceux pour qui la crise a représenté, derrière les contraintes, un soulagement paradoxal. Arnaud, Parisien gay de 36 ans, s’est ainsi senti beaucoup plus en phase avec ce monde figé : “Tout à coup, les choses se sont mises à mon rythme, celui de mes aspirations d’introversion. Il n’y avait plus de nécessité à sortir, à avoir une vie sociale à l’extérieur.” Plusieurs personnes interrogées pour cet article nous ont rapporté avoir éprouvé ce sentiment, chacune mettant plus ou moins en cause la pression sociale, en particulier au sein de la communauté. “La socialisation queer est souvent entendue comme principalement nocturne et festive, abonde Alex, 25 ans. Moi, ça ne m’a jamais parlé, mais je me forçais un peu, et le confinement m’a libéré de ces obligations.”

L’enfer, c’est les fêtes

Passé le premier temps d’angoisse et de stupeur générales, beaucoup ont eu la surprise de constater que cet enfermement ne leur pesait pas tant que ça. Nicolas Cabé, psychiatre et addictologue au CHU de Caen, décrypte : “Les représentations sociales liées à la communauté poussent à l’extraversion. Il y a souvent des injonctions du type « un bon queer est un queer qui fait la fête». Or le confinement, en renversant brutalement la vapeur, a pu constituer une échappatoire face au tourbillon permanent.” Cette pause a donc permis à certains, par contraste, de prendre conscience de la fatigue, voire de l’épuisement qu’un trop-plein de vie sociale leur avait causé, comme un burn-out de sorties. “J’ai compris à quel point il était facile de se perdre dans la fête, à quel point cela me coûtait d’être toujours de sortie, notamment par peur de manquer des choses”, explique ainsi Lise.

"J’ai appris à me sentir bien chez moi, dans mon cocon, mais aussi avec moi-même."

Fini, donc, le syndrome du samedi soir passé à culpabiliser de rester chez soi ou à craindre de rater quelque chose. Ce temps d’introspection, à la maison, a alors pu permettre de se réconcilier avec sa propre compagnie. “J’ai appris à me sentir bien chez moi, dans mon cocon, mais aussi avec moi-même, note Nina, 28 ans. Le « temps pour soi » est quelque chose de précieux.” La psychologue connue sur Twitter sous le pseudonyme @LaPsyRévoltée a constaté cette forme de libération chez ses patients, essentiellement des personnes queers. “J’ai vu des jeunes actifs heureux de ne pas avoir à trouver un prétexte pour refuser des sorties sans passer pour des rabat-joie, raconte-t-elle. Sortir tout le temps était parfois une fuite en avant, un symptôme de leur mal-être, et le confinement leur a permis d’y échapper.” 

Enfermé chez lui, Arnaud s’est senti débarrassé d’un facteur important dans la pression sociale : le regard des autres. “Je commence à vieillir et je sens qu’il faut que je fasse attention à mon apparence”, confie-t-il. Certaines personnes en questionnement de genre, non-binaires ou trans, ont par ailleurs profité des différents confinements pour se libérer des diktats et apprivoiser leur identité. “Je n’étais plus obligé de porter de binder [sous-vêtement compressif permettant d’aplatir les seins], plus obligé de m’interroger sur mon passing…” raconte Laurier, homme trans de 38 ans. Pour Alex, c’est même le confinement qui l’a amené à prendre pleinement conscience de sa transidentité : “Je n’avais plus besoin de m’apprêter pour sortir, et je me suis alors rendu compte à quel point je détestais performer la féminité. C’était vraiment un poids que l’on retirait de mes épaules.”Adèle, 27 ans, ne dit pas autre chose : “Il aura fallu ça pour que j’arrive à passer du « il » au « elle » ; ça a été une libération.” Psychologue et coordinateur du pôle santé mentale de l’association Espace santé trans, Clément Moreau a pu constater ce phénomène : “J’ai eu beaucoup de demandes au sortir du confinement. Les gens, notamment les jeunes, ont eu du temps pour eux, pour penser à eux, ce qui a permis à certains de faire leur coming out ou encore d’entamer leur transition.”

Néocasaniers décomplexés

Un an et demi après le retour à la normale, que reste-t-il de cette parenthèse ? Si les confinements et les couvre-feux ont pu être paradoxalement libérateurs, ils ont aussi accentué ou fait naître des difficultés psychologiques. Deux aspects a priori contradictoires qui se retrouvent souvent chez les mêmes personnes. Ainsi, s’il a apprécié le relâchement de la pression sociale, Arnaud confie avoir toujours du mal à sortir de cet isolement. “Je continue à avoir envie de rester chez moi, dans ma zone de confort, plus que de sortir, assume-t-il. C’est une facilité dans laquelle tu tombes facilement, et ce n’est pas bon pour moi. Mais la machine me semble difficile à relancer…” Après plusieurs mois d’inertie, il s’est inscrit à des cours de théâtre pour sortir de sa bulle.

De son côté, Lucie se trouve dans une passe assez similaire : “Cela me demande des efforts de retrouver mes amis pour boire un verre. C’est assez pesant, comme si je ne savais plus faire ou que je n’en avais plus la force.” Quant à Enzo, il a décidé de remiser au placard ses résolutions non tenues à reprendre son rythme préconfinement, et embrasse désormais à plein sa nouvelle vie pantouflarde : “Avant le confinement, je sortais beaucoup, du genre à ne jamais manquer une soirée ou un afterwork. Aujourd’hui, les grosses fêtes ne me manquent pas du tout. Lorsque j’accepte les invitations, j’annule au dernier moment, et je me sens soulagé.”

"Je propose à mes proches des sorties en journée, comme visiter des expos ou simplement se promener."

Parmi les néocasaniers décomplexés, certains ont troqué les sorties traditionnelles par d’autres habitudes. “J’ai découvert des communautés en ligne que je ne connaissais pas et qui fonctionnent un peu comme des groupes de parole communautaires. C’est autre chose que les bars, et ça me convient bien !” assume Alex. “On peut nouer dans ces communautés des relations virtuelles de qualité, parfois même très intenses”, note @LaPsyRévoltée. Et heureusement, car du fait de la fermeture prolongée des lieux de vie nocturne, beaucoup n’ont pas retrouvé leurs espaces de socialisation d’avant la crise. Sans compter que dans la communauté gay, la variole du singe a été cet été une incitation à limiter à nouveau ses interactions. Alors, on s’adapte, et l’on explore d’autres manières d’être avec les autres : “Je propose à mes proches des sorties en journée, comme visiter des expos ou simplement se promener”, raconte Emma. De fait, cette période a “mis en lumière des comportements qui jusque-là n’étaient pas socialement valorisés, voire qui avaient tendance à être pathologisés”, remarque @LaPsyRévoltée.

Ces comportements ne sont d’ailleurs pas toujours bien acceptés par les proches, partagés entre incompréhension et vexation. “Cela a mis du temps pour que mes amis acceptent que, désormais, je ne suis plus de toutes les sorties. Aujourd’hui, ils savent que si j’ai plus souvent besoin d’être seul, c’est avant tout pour moi, et pas contre eux. Et puis les moments passés ensemble sont bien meilleurs !” raconte Nina. Dès lors, puisqu’il n’est plus légitime de rendre pathologiques les comportements de repli sur soi, à quel moment faut-il s’inquiéter de sa propre santé mentale ? “Il n’y a pas de risque ni d’addiction à la solitude en soi, rassure Nicolas Cabe. En revanche, si l’on ressent une anxiété à l’idée de sortir, cela peut être un signal d’alerte qui doit pousser à consulter.” Quant aux symptômes dépressifs, ils sont évidemment à surveiller. “Quand on a l’impression de vivre sa meilleure vie, qu’on joue, qu’on écrit ou qu’on crée, qu’on fait des activités manuelles, etc., cela n’a aucun sens de parler de dépression, développe @LaPsyRévoltée. Tant qu’il y a du plaisir, de l’envie, de l’intérêt, il n’y a aucune raison de s’inquiéter. En revanche, si l’on reste chez soi sans rien faire, avec un sentiment de vide et d’abattement, il est préférable d’en parler.” Pas de panique, donc, le cocooning reste un comportement hédoniste et bienfaisant. Tout tient dans la recherche d’un équilibre personnel. ·

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Crédit photo : illustration/Unsplash