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interview"Monique Wittig a fondé le lesbianisme politique radical mais n’était pas radicale"

Par Tessa Lanney le 03/01/2023
Monique Wittig est morte le 3 janvier 2003

Elle est l'une des figures du lesbianisme passées à la postérité et dont les écrits, qui ont révolutionné son temps, résonnent encore aujourd'hui, 20 ans après sa mort (le 3 janvier 2003) et 50 ans après la publication du Corps lesbien. Bref, 2023 année Wittig ! Introduction avec Aurore Turbiau, spécialiste de son œuvre.

"Les lesbiennes ne sont pas des femmes." Cette phrase, on la doit à Monique Wittig, grande écrivaine du XXe siècle, reconnue comme l’une des plus grandes penseuses du lesbianisme. Pour sa thèse, L’Engagement littéraire dans les années 1970 : féminismes de la deuxième vague, mais aussi pour le livre Écrire à l’encre violette, littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours, paru l'an dernier et dont elle est l’une des autrices, Aurore Turbiau, également membre de l'association Les Ami·es de Wittig, a étudié l'œuvre de ce monument de la littérature française queer, morte il y a tout juste vingt ans, le 3 janvier 2003 à l'âge de 67 ans. Elle revient pour têtu· sur son œuvre.

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Qu’est ce qui fait la particularité de l'œuvre de Monique Wittig ?

Chez Monique Wittig, le politique dépend entièrement du littéraire, ils sont indissociables. À partir des années 70, son œuvre imprégnera à jamais le lesbianisme. Elle défend l’idée d’un lesbianisme qui serait une dissolution des catégories de genre plutôt que leur exacerbation, pensée qui existe aussi à l’époque. Elle souhaite supprimer les étiquettes de genre au maximum, et le mot lesbienne devient en quelque sorte une étiquette qui permet de se défaire du genre. On peut la lire à la fois d’un point de vue matérialiste et d’un point de vue queer, ce qui la rend particulièrement intéressante.

Est-ce qu’on peut dire que Monique Wittig écrit une littérature lesbienne ?

Elle a écrit dès le début en tant que lesbienne assumée, surtout à partir du Corps lesbien (1973). Dans ce sens, elle a accepté d'être rapportée à une littérature "lesbienne". Mais dans l’avant-note du livre Les Passions, de Djuna Barnes, qu’elle a traduit, elle explique qu’elle ne veut pas réduire l’autrice à l’étiquette d’écrivaine lesbienne – c’était d’ailleurs l’une des peurs de Djuna Barnes quand elle a su que c’était Monique Wittig qui la traduisait. Cette derrière l'a rassurée, soulignant que malgré sa position d’écrivaine et théoricienne lesbienne en France, elle était contre cette étiquette de littérature lesbienne, qu’elle trouvait dangereuse. Quand on la colle, ça devient en effet l’arbre qui cache la forêt, et l'on a tendance à ne plus voir dans le texte que son sujet social et politique, au lieu de considérer le travail proprement littéraire. De plus, une écrivaine étiquetée lesbienne va être confrontée à une démarche d’effacement plus forte, contrairement aux écrivains gays qui auront le droit d’être célébrés malgré tout. Elle cite alors l'écart de renommée entre un Marcel Proust et une Djuna Barnes, selon elle injustifiée. Les lesbiennes risquent beaucoup plus d’être effacées par tout un système.

Comment la réflexion politique de Monique Wittig a-t-elle évolué entre la publication du Corps lesbien en 1973 et celle de La Pensée straight en 1992 ?

En 1973, Monique Wittig a déjà développé une pensé théorique et politique, elle a déjà fondé les grands groupes de libération lesbienne au sein du Mouvement de libération des femmes (MLF). La différence, c’est que quand elle écrit Le Corps lesbien, elle est écrivaine, son texte est purement littéraire. Une fois installée en tant qu’écrivaine, elle commence à faire des conférences aux États-Unis qui portent sur son œuvre littéraire et c’est là qu’elle développe sa pensée politique dans des textes théoriques, comme La Pensée straight. Mais dans les faits, cette réflexion était déjà présente.

Comment découvrir aujourd'hui l'œuvre de Monique Wittig ?

Entrer dans l'œuvre de Wittig par la littérature, c’est complètement différent d'y entrer par La pensé Straight, où elle développe un discours théorique. Comme le dit très bien Suzette Robichon, éditrice, essayiste et militante féministe et lesbienne, la porte d’entrée la plus accessible c’est Le Voyage Sans Fin, une réécriture du Don Quichotte de Cervantes qui vient d’être réédité chez Gallimard. Mon préféré reste Le Corps lesbien, d’une poésie incroyable, qui réécrit les grands textes de la culture occidentale, notamment pas mal de textes bibliques, avec une grande subtilité et beaucoup de puissance. Ce que j'observe, c'est que, si les militant·es sont plus facilement happé·es par La Pensé Straight, les littéraires ont tendance à plébisciter L’Opoponax, son premier roman, qui a obtenu le prix Médicis en 1964. Enfin, si l'on veut se pencher sur l’étude de son œuvre, Suzette Robichon recommande À la couleur de Sapho, de Catherine Ecarnot, qui sera réédité en avril 2023.

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Qu'est-ce qui nourrit les inspirations de l’écrivaine Wittig ?

Son moteur, c’est son propre lesbianisme, les femmes qui l’entourent, et leurs luttes communes. Elle prend le patrimoine littéraire occidental qu’elle transforme en "lesbimoine", pour reprendre le mot de la traductrice et écrivaine Michèle Causse, contemporaine de Wittig. Elle défend que le point de vue lesbien peut être pertinent sur n’importe quel sujet, n’importe quelle œuvre. On peut tout relire à partir de ce point de vue. Monique Wittig est l’une des premières théoriciennes de ce que l’on appelle le point de vue situé. Elle en est convaincue : plus on écrit d’un point de vue particulier, plus on peut prétendre à atteindre l’universel. La position spécifique des lesbiennes n’est pas réductrice mais amplifiante, elle amplifie leur regard sur le monde. C’est assumer la responsabilité de ce que l’on dit, assumer que cela ne vient pas de nulle part.

Que signifie cette fameuse phrase : "Les lesbiennes ne sont pas des femmes" ?

Cette phrase est tirée de l’article "On ne naît pas femme", une réponse lesbienne à tous les développements féministes tirés de la phrase de Simone de Beauvoir : "On ne naît pas femme, on le devient". Wittig coupe cette phrase en disant "non, on n’est même pas obligées de devenir femmes". Quand on est lesbienne, on est en-dehors de certaines catégorisations, des dynamiques sociales qui font ce qu’est la-femme. Elle écrit la-femme avec un tiret car elle reprend l’idée que la femme est un mythe, une construction sociale. Elle ne nie pas le fait que les lesbiennes subissent les conséquences du patriarcat, des violences sexuelles etc. Toutefois, elle radicalise l’idée de Beauvoir en disant qu’à partir du moment où l'on refuse d’entrer dans les schémas patriarcaux, de s’en extraire en partie, à partir de là nous ne sommes pas la-femme, nous sommes lesbiennes. Ce n’est pas une phrase qu’il faut comprendre comme une position contre le féminisme, ce n’est pas une scission, même si elle ne nie pas que les lesbiennes sont concernées par des sujets spécifiques.

Quel influence a-t-elle sur le militantisme d’hier et d’aujourd’hui ?

En 1969, elle sort Les Guerrières, un texte qui a énormément influencé le MLF et les a aidées à se constituer en un groupe presque guerrier pour lutter pour leurs droits. Mais son influence se ternit à partir du moment où elle commence à lutter en tant que lesbienne et plus en tant que femme. Aujourd’hui, de la même manière qu’à l’époque, je dirais qu’il y a eu succession entre féminisme et lesbianisme, comme deux vagues qui se complètent et se recouvrent en partie. De la même manière que le lesbianisme est venu soutenir et prolonger le féminisme, dans les années 1970, à partir du moment où celui-ci s'est essoufflé et a commencé à perdre en force politique en s'institutionnalisant, aujourd'hui, le lesbianisme reprend du souffle. Même mouvement avec cette vague féministe qui a démarré avec Strauss-Jahn, qui a continué au niveau international avec #MeToo et s’est institutionnalisée. On voit le féminisme s’affirmer en politique, ou être récupéré par des entreprises, ce qui n’est pas une mauvaise chose mais qui a pour effet de dépolitiser les luttes. Le lesbianisme permet justement de repolitiser ces luttes féministes et de poser certaines questions, notamment sur le langage. Aujourd’hui comme à l’époque, le lesbianisme porte une charge d'interrogation politique de société qui va au-delà du féminisme.

Quelle vision porte-t-elle sur le lesbianisme politique ?

Lorsque l’on parle de lesbianisme politique, il faut comprendre qu’il est constitué de nombreux courants. Lire Monique Wittig et lire Adrienne Rich ou Ti-Grace Atkinson, c’est différent. Certaines branches pensent qu’il faut pouvoir penser un ailleurs du patriarcat mais qu’il est possible d’avoir des aménagements dans la vie privée des individus. D’autres sont plus radicales et considèrent que le lesbianisme politique doit s’exprimer dans la pratique tous les jours de la vie. Aujourd’hui encore, les branches partent dans des directions différentes. Monique Wittig a beaucoup été lue comme radicale alors qu’elle ne l’était pas. Elle était en fait bien plus conciliante que certaines de ses héritières qui ont traduit Wittig comme étant "le lesbianisme ou rien". Sauf que si l’on écoute ses proches, Monique Wittig était humble, à l’écoute. Elle maintient que le lesbianisme était la voie de sortie principale mais elle ne se plaçait pas, par exemple, dans une démarche agressive envers des personnes en cours de réflexion où qui se situaient plus dans un entredeux. Elle n’était pas, elle-même, radicale, mais cela ne change pas qu'elle a donné ses idées fondatrices au lesbianisme politique radical.

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Crédit photo : Colette Geoffrey