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artHistoire : "Rosa Bonheur est l’archétype de la lesbienne du XIXe siècle !"

Par Stéphanie Gatignol le 15/03/2022
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Le 16 mars 2022, on fête le bicentenaire de la naissance de Rosa Bonheur, peintre naturaliste et icône féministe. Mais les historien·nes se divisent donna son nom à la célèbre guinguette parisienne des Buttes-Chaumont était vraiment lesbienne.

Sur la photo en noir et blanc, elle pose allongée contre sa lionne Fatma. Cheveux au carré court, pantalon et blouse ample, Rosa Bonheur (1822-1899) ne parait guère plus intimidée par l’objectif que par le fauve couché à ses côtés. Fatma fut l’une des pensionnaires du château de By, cette propriété située à l’orée de la forêt de Fontainebleau où l’artiste vécut pendant près de quarante ans, entourée de chiens de tous poils, de bisons, de mouflons et autres félins. Une ménagerie de « modèles » qui contribua à sa légende.

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Derrière les murs de cette retraite classée Maison des illustres, tout est resté dans son jus. Le visiteur déambule parmi les meubles, les palettes, les pinceaux de la peintre. Mesure-t-il l’aura dont elle jouissait au XIXe siècle ? Peut-il imaginer sa toile du Marché aux chevaux vendue 268.500 francs à New York en 1887, quand Cézanne, Monet ou Renoir se négociaient à 100 francs seulement ? Si la postérité a relégué son œuvre dans un relatif oubli, Rosa Bonheur fit un tel effet bœuf de son vivant que des affiches américaines la représentèrent entre Buffalo Bill et Napoléon. L’impératrice Eugénie en personne vint même épingler la première femme artiste promue chevalier de la Légion d’honneur dans son atelier en 1865. Un sanctuaire où ses mégots de cigarettes et ce permis de travestissement l’autorisant à porter le pantalon racontent une autre histoire :  celle d’une figure qui conjugua les décorations les plus officielles avec un anticonformisme assumé.

Histoire : "Rosa Bonheur est l’archétype de la lesbienne du XIXe siècle !"
Dubufe Edouard-Louis (1819-1883). Versailles, châteaux de Versailles et de Trianon. MV5799;RF1478.

L'ambition de "relever la femme"

Lorsque Rosalie voit le jour à Bordeaux le 16 mars 1822, elle est le premier enfant de Raymond et Sophie Bonheur. Sa petite enfance en Gironde est heureuse. La mère donne des leçons de musique ; le père subvient aux besoins de la famille par ses cours de dessins. Mais, bientôt, Raymond s’enthousiasme pour le saint-simonisme, une nouvelle idéologie socio-économique qui prône, entre autres, l’émancipation des femmes et des ouvriers. Il en deviendra l’un des premiers disciples. Quand il décide de rejoindre ses frères au « couvent » de Ménilmontant, Sophie se retrouve seule à élever ses quatre gosses. Croulant sous les tâches et la misère, elle meurt d’épuisement à 36 ans. Fosse commune, plaie béante. L’aînée n’a que onze ans et se le jure : jamais elle ne se laissera enfermer dans ce corset d’épouse auquel son siècle accule ses congénères. Elle gagnera sa vie et, au-delà de sa propre personne, elle s’attachera à « relever la femme », farouchement déterminée à ne pas suivre le troupeau. 

Histoire : "Rosa Bonheur est l’archétype de la lesbienne du XIXe siècle !"
Rosa Bonheur 1822-1899; A Stag; 1893; Oil on canvas

À l’époque, les Beaux-Arts sont réservés aux seuls garçons ; c’est le père de Rosa qui, devant son refus de devenir couturière, se charge de la former au dessin et à la sculpture. Raymond lui permet de fréquenter le Louvre et, d’évidence, la gosse est douée. En 1848, à 26 ans, elle rafle la médaille d’or au Salon de Paris. Cinq ans plus tard, elle expose Le Marché aux chevaux, cette fameuse toile de plus de deux mètres par cinq qui changera sa carrière. « Les femmes étaient plutôt censées se cantonner aux chats et aux blanches brebis », explique Leïla Jarbouai, conservatrice en chef au musée d’Orsay et co-commissaire de la rétrospective Rosa Bonheur que Bordeaux accueillera dès la mi-mai, avant Paris cet automne. Du haut de son 1,50 m, la demoiselle qui croque de fougueux équidés dans un format de peinture d’histoire, prouve qu’elle est de taille à s’inviter dans la cour des hommes.

Les dessous de la "parfaite amitié"

Mais si cette travailleuse acharnée suscite à nouveau l’intérêt après une longue période de purgatoire, c’est sans doute moins pour ses tableaux que pour le vent de liberté qu’elle fit souffler sur les mœurs du XIXème. L’audacieuse fumait des havanes, fréquentait les abattoirs en pantalon, elle refusa le mariage et partagea successivement son existence avec deux compagnes en assumant un mode de vie à rebours des conventions de son siècle. « Dans cette société patriarcale, aucune femme ne pouvait survivre ni faire carrière toute seule, explique Leïla Jarbouai. Il existait donc toute une tradition d’associations féminines, car il fallait pouvoir s’appuyer sur une solidarité si l’on décidait d’échapper au modèle épouse et mère. » Rosa, elle, a parfaitement compris ces règles du jeu. 

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Lorsqu’elle rencontre Nathalie Micas dont les parents sont venus lui commander le portrait, elle a 14 ans ; son modèle 12. Les adolescentes deviennent inséparables ; elles ne se quitteront plus. Au décès de son père en 1849, l’orpheline part habiter avec Nathalie et sa mère. A Paris, puis au château de By rebaptisé « le Domaine de la Parfaite Amitié », un pacte de solidarité et de collaboration les unit, entièrement mis au service de l’art. Formée à la peinture, Nathalie veille sur le confort de travail de son aînée, son autonomie, sa gloire et seule sa disparition en 1889 mettra un terme à plus d’un demi-siècle de vie commune. 

Histoire : "Rosa Bonheur est l’archétype de la lesbienne du XIXe siècle !"

Neuf ans après la mort de cet ange gardien, une fervente admiratrice de Rosa ravive son cœur dévasté. La portraitiste américaine Anna Klumpke traverse l’Atlantique pour venir peindre son idole avec laquelle elle correspond depuis de nombreuses années. Retrouvant le goût de l’existence auprès de cette « sœur de pinceau » de 42 ans, la septuagénaire la prie de rester partager ses vieux jours et demandera cérémonieusement à sa mère l’autorisation de s’en occuper comme de sa propre fille. Elle l’investira même de la mission de recueillir le récit de sa vie – publié en 1908 – et rendra son dernier souffle dans ses bras. 

Amour ou sororité ?

Au cimetière du Père Lachaise, le caveau des Micas sert de sépulture commune aux trois femmes depuis que les cendres d’Anna y ont été transférées en 1945. Mais, sur la nature des sentiments qui liaient l’artiste à ses deux compagnes, les analyses divergent. Sororité doublée de pragmatisme ? Relations amoureuses ? Dans sa biographie Rosa Bonheur, une artiste à l’aube du féminisme parue en 2011, l’écrivaine Marie Borin se refuse à voir en elle une lesbienne. Entre elle et Nathalie Micas, « c’est un rapport de filiation et non un rapport de sexe », écrit-elle en insistant sur le courage avec lequel l’intéressée affichait ses convictions. « Si Rosa Bonheur avait été homosexuelle, en admettant qu’elle n’ose le revendiquer, elle ne l’aurait pas nié, elle se serait tue. »

Histoire : "Rosa Bonheur est l’archétype de la lesbienne du XIXe siècle !"
Bonheur Rosa, La Foulaison du blé en Camargue, Musée des Beaux-arts, Bordeaux, R.F 2388

Historienne des femmes et de l’art, Marie-Jo Bonnet récuse cette analyse. « Rosa Bonheur est l’archétype de la lesbienne du XIXe siècle ! Sexuellement libre et socialement indépendanteElle a gagné sa vie avec ses pinceaux, représentant des animaux et précisément l’énergie animale, c’est une femme proche de son pulsionnel qui a imposé son couple à une époque où les lesbiennes étaient traitées de tribades, voire de gougnottes avec beaucoup de mépris. ». Un cliché lui semble éloquent. Lorsque Rosa se fait photographier avec la Légion d’honneur autour du cou et Nathalie assise à ses côtés, son chien sur les genoux, elle perçoit « l’image d’un couple bourgeois dans sa relation maritale ». « En 1865, Rosa Bonheur a eu une aventure passionnelle avec la cantatrice Miolan Carvalho, poursuit-elle. Cette affaire sema, d’ailleurs, un tel trouble dans le domaine de la Parfaite Amitié qu’elle écrivit à sa sœur Juliette Peyrol : 'Maintenant, ma maisonnée et moi offrons l’apparence de l’équilibre parfait. Ce n’est pas notre faute si nous ne parvenons pas à surmonter notre nature. Je trouve que le vieil Adam est terrible en moi.' » Ce "vieil Adam" serait-il un aveu qui montre qu'elle a croqué la pomme ?

Une iconographie source de divergences

Pourtant, en cette année anniversaire propice aux publications, une nouvelle thèse échauffe les esprits. Dans son roman J’ai l’énergie d’une lionne dans un corps d’oiseau, Patricia Bouchenot-Déchin met en scène une Rosa éprise d’un homme. Cette historienne chargée de la restauration du parc de Thomery estime qu'on « fait fausse route en la croyant lesbienne ».  Selon elle, Rosa serait tombée amoureuse d’Edwin Landseer lors de sa tournée triomphale en Angleterre en 1856 : un célèbre peintre et sculpteur auquel reviennent, notamment les lions de Trafalgar Square. Dans la guerre des images, l’auteure veut attirer l’attention sur la toile de Nicaise de Keyser intitulée Les grands artistes, école XIXe. « Landseer et Rosa, seule femme parmi une vingtaine d’hommes, posent côte à côte dans une très grande proximité. Quant à ses mémoires, elles comportent, entre autres, cette remarque : 'Beaucoup se sont demandé si, entre Landseer et moi, c’était seulement une passion d’art…' Pourquoi soulève-t-elle cette question sans y répondre ? »

Force est de constater que la sexualité de la plasticienne « cristallise des passions voire des polémiques », constatent Leïla Jarbouai et sa co-commissaire Sandra Buratti-Hasan. « Comme Rosa Bonheur n’affirme pas clairement qu’elle est homosexuelle, certains en déduisent qu’elle ne l’était pas. » Et ses représentations favorisent des interprétations diverses. « Il faut distinguer son image publique de son image privée. En privé, les caricatures qu’elle envoie à ses amis la font apparaître en chasseresse, fumant le cigare ou se battant en duel avec des hommes. Si elle est perçue comme une pionnière de la cause féminine et homosexuelle, c’est parce qu’elle-même a contribué à créer un mythe. Mais, en parallèle, ses images publiques sont très soucieuses des convenances. Lorsqu’elle se montre en pantalon, elle est toujours dans une posture de travail, en train de peindre. »  

Héritage féministe

La réponse réside peut-être dans le testament de Rosa Bonheur, comme le note Marie-Jo Bonnet. Dans celui-ci, la peintre déclare n'avoir eu « ni enfants ni tendresse pour le sexe fort, si ce n’est pour une franche et bonne amitié pour ceux qui avaient (s)on estime ». Un extrait essentiel d'un document dont le caractère « révolutionnaire » met, quant à lui, tout le monde d’accord. En novembre 1898, en instaurant Anna Klumpke comme légataire universelle de tous ses biens meubles et immeubles, « Rosa Bonheur s’est imposée comme la première femme artiste à avoir réfléchi à la question de la transmission de son patrimoine à une femme qui n’était pas de sa famille dans le but de rétablir une filiation symbolique dérobée par le pouvoir masculin, insiste Marie-Jo Bonnet. Ce document est un bijou où elle affirme qu’elle a travaillé toute sa vie, qu’elle est libre de léguer tout ce qu’elle possède à Anna Klumpke et n’a de compte à rendre qu’à elle-même. » 

Histoire : "Rosa Bonheur est l’archétype de la lesbienne du XIXe siècle !"
Bonheur Rosa, Tête de chien, 1869, Bx E 680.2 (c) Mairie de Bordeaux, musée des Beaux-Arts, photo F.Deval

Avec toutes ces cartes en mains, chacun décidera quelle Rosa mérite de sortir de l’invisibilité. Egérie féministe ? Icône lesbienne ? Bisexuelle ? « Sa vie et son œuvre sont indissociables des femmes avec lesquelles elle a vécu, conclut Sandra Buratti-Hasan, commissaire de l'exposition bordelaise. Nous ne mentionnerons pas Nathalie Micas comme simple compagne, mais aussi comme modèle de féminisme et d’indépendance intellectuelle. Passionnée de botanique, elle inventait des potions pour soigner leurs animaux ; elle a fait breveter un système de frein très complexe. C’était une personnalité fascinante, tout comme Anna Klumpke qui incarnait pour Rosa l’éducation d’une Amérique plus soucieuse d’émancipation que celle d’une vieille Europe très tournée vers le mariage et la reproduction.»

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Crédit photo :

Rosa Bonheur dans son atelier
Georges ACHILLE FOULD
Musée des Beaux Arts de Bordeaux
© Mairie de Bordeaux, ph.Lysiane Gauthier

À VOIR :

>> Rétrospective Rosa Bonheur. Du 18 mai au 18 septembre 2022 au musée des Beaux-Arts de Bordeaux. Du 17 octobre 2022 au 15 janvier 2023 au musée d’Orsay à Paris. 

>> L’atelier de Rosa Bonheur. Il se visite à Thomery (Seine-et-Marne) sur réservation obligatoire. www.chateau-rosa-bonheur.fr