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interview"Animals", film sur le queericide d'Ihsane Jarfi : "Il fallait montrer la violence telle quelle"

Par Thomas Vampouille le 13/02/2023
Nabil Ben Yadir, réalisateur du film "Animals"

Nabil Ben Yadir est l'auteur du film le plus important qui ait été réalisé sur le sujet des crimes LGBTphobes. Dans Animals, qui sort en France ce mercredi 15 février (à Paris au cinéma MK2 Beaubourg), le réalisateur belge fait le récit de la mise à mort, en 2012 à Liège (Belgique), d'Ihsane Jarfi, jeune gay torturé pendant des heures par ses quatre assassins. Si la violence de la deuxième des trois parties du film – la plus courte – remue profondément, le réalisateur assume son geste, et têtu· le soutient sans réserve, comme une nécessité pour une prise de conscience autour des queericides qui endeuillent régulièrement la communauté LGBTQI+. Rencontre avec un cinéaste profondément engagé, et un précieux allié.

À quel moment avez-vous connu l'affaire Ihsane Jarfi, et décidé de faire ce film ?

Nabil Ben Yadir : Ma rencontre avec l'histoire, c'était au moment où ils ont découvert le corps d'Ihsane, en 2012. On avait tout de suite considéré que c’était un crime homophobe, et le récit des sévices qu'il avait subis m'avait interpellé, et même hanté. Ce qu'il a vécu, ce qu'ils en ont fait, le temps que ça a pris… et l'absence de remords de ses assassins, tout au long de leur procès, en 2014, c'était dingue. J'y suis allé, et c'est là que j'ai rencontré le père d'Ihsane. Et puis il y a eu cette scène, au tribunal, où l'un d'eux a dit : "On n'est pas des animals"

Qu'est-ce que cette phrase nous dit selon vous ?

Je pense que le manque de mots, c'est crucial ; c'est le début de la violence. Je me rappelle qu'au procès un psychiatre avait dit que les assassins d'Ihsane avaient 300 mots de vocabulaire. L'équivalent d'une langue étrangère, mais dans leur langue principale… Je pense que c'est là que démarre le processus de déshumanisation qui aboutit à ne pas avoir de remords à taper, comme ça, dans un sac de pomme de terre, puisqu'à ce moment Ihsane n'est plus un être humain. Et ça pose la question de comment est-ce qu'on peut en arriver là, basculer comme ça. Comment une société démocratique comme la Belgique peut-elle créer de tels monstres ? Quand ça se passe loin, dans des pays antidémocratiques, on a tendance à relativiser, mais là, on ne peut pas regarder ailleurs.

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Le procès vous a-t-il apporté des réponses ?

Non, aucune. D'ailleurs, si l'on avait la réponse, on aurait réglé le problème. J'ai autant de réponses que de questions, mais je pense qu'il y a quelque chose, à la base, qui est de l'ordre de l'éducation. Je me pose d'autant plus la question maintenant que j'ai un enfant de six mois, de ce que je vais lui dire : qu'est-ce qui est normal et pas normal ? Tout part de là. On ne naît pas monstre, on le devient. Et on ne peut pas uniquement mettre ça sur la classe sociale ou sur des dysfonctionnements dans la famille : si tous les gens qui ont une famille dysfonctionnelle tuaient quelqu'un, on serait très peu sur Terre. Donc il n'y a pas une réponse, mais il y a des pistes.

La rencontre avec le père d'Ihsane, Hassan Jarfi, était essentielle dans le processus menant au film ?

Le rencontrer a été décisif. Il y a des gens qui vont vous dire qu'au nom de la liberté d'expression on aurait pu faire le film sans lui, mais pour moi c'était impossible. Surtout celui-ci. Donc je suis allé chez Hassan, je l'ai rencontré et je lui ai dit que je voulais faire un film sur ce qui s'était passé. Par contre, on s'est mis d'accord dès le départ sur la représentation de la violence.

"Si j'avais suggéré la violence, on serait passé à côté du sujet, et on n'en aurait jamais débattu. Ce n'est pas le film qui est violence, c'est la société !"

Vous avez donc choisi ensemble de montrer la violence, quitte à heurter ?

Oui, on a fait le choix de montrer la violence telle quelle. J’ai vu le résultat de ce qu’ils ont fait du corps d’Ihsane, c’est horrible. Après, on va vous dire que le cinéma, c'est la suggestion. Mais ça c'est une sorte de cinéma. Je pense que si j'avais suggéré la violence, on serait passé à côté du sujet, et on n'en aurait jamais débattu. Ce n'est pas le film qui est violence, c'est la société ! Et d'ailleurs, on ne voulait pas mentir, dans le film comme dans la bande-annonce. On voulait que chaque spectateur ait conscience de ce qu'il allait voir. Pour nous, le fait qu'aller voir le film soit un acte conscient, que cela témoigne de l'intérêt qu'on porte au sujet, est très important. Car vous trouverez toujours des personnes qui ne lisent pas de livres, mais vous n'en verrez jamais qui n'ont jamais vu de film, donc le médium du cinéma est hyper important. Et cette idée que les mots ont plus d'impact que les images, c'est un truc de bourgeois : arrêtez, ce n'est pas vrai.

Résultat, c'est un film qui dérange profondément…

C’est vrai, mais pour moi, ce qui dérange dans le film, ce n’est pas tant la violence que la manière dont c'est filmé, ce que ça raconte, la durée, mais aussi l’humour que les assassins ont entre eux, cette espère d’aisance… On ne peut pas dire que c’est de l’inconscience, puisqu’ils sont conscients : ça leur a pris six heures de torturer Ihsane. Et je pense que les GSM, puisqu’ils ont filmé une partie, ont aussi un rôle : filmer, ça peut être une arme pour sauver quelqu’un, mais c’est aussi de la mise en scène, un fantasme. D’ailleurs, ils ont chopé le premier assassin grâce au téléphone.

C’est un élément qu’on revoit souvent dans les crimes sauvages LGBTphobes : les assassins laissent des traces. Vous vous l'expliquez ?

En effet, là ils ont pris le téléphone d’Ihsane et ils ont téléphoné avec. Alors la police a fait une triangulation, et ils ont retrouvé les assassins. Donc il y a aussi la bêtise, et la connerie humaine. C’est tellement débile qu’il  n’y a aucune explication.

"Ce que le film montre, ce n’est rien par rapport à ce qu’Ihsane a subi. Et dans le film c’est dix minutes, dans la réalité c’était six heures."

Vous avez tout montré de ce qu'a subi Ihsane ? [TW : récit détaillé dans cette réponse]

C’était impossible de tout montrer, impossible de filmer tout ce qu’ils lui ont fait faire. Il y a des choses qu’avec le procédé du téléphone, c’est-à-dire sans effets spéciaux, on ne pouvait pas filmer. Ihsane est mort avec douze côtes cassées, le crâne fracassé, ils lui ont sauté dessus, ils luit ont fait manger le pot d’échappement de la voiture, ils l’ont laissé nu, tête enfoncée dans le sol… Ce que le film montre, ce n’est rien par rapport à ce qu’il a subi. Et dans le film c’est dix minutes, dans la réalité c’était six heures. On est donc encore très, très loin de la réalité. Le pire, c’est qu’il est mort deux/trois heures après le départ des assassins. Ils auraient pu le sauver. Ils voulaient d’ailleurs revenir brûler le corps, effacer les empreintes, sauf qu’ils avaient tellement bu qu’ils ne savaient plus où ils l'avaient mis. Donc ils sont partis désosser un poulet au KFC.

Dans la troisième partie du film, vous faites justement le choix d’un "POV assassin", c’est-à-dire de suivre l’un des quatre bourreaux dans le retour à sa vie normale. Pourquoi ce choix ?

Pour moi c’était hyper important d’abandonner Brahim, le personnage. Ils ont abandonné Ihsane, c’est la réalité, et c’est ça qui fait mal. Ce qui est intéressant dans cette troisième partie, c’est la naissance des monstres : c’est quoi, le lendemain d’une personne qui a une vie normale mais qui vient de faire quelque chose d’aussi anormal ? D’ailleurs, je ne suis pas le premier à l’avoir fait : Psychose, d’Hitchcock, c’est ça.

Vous suivez dans cette partie le suiveur de la bande, pourquoi lui ?

Le monstre a une gueule d’ange, il est lambda, mais il bascule. Ce qui m’intéresse, c’est de filmer ce basculement. Celui qu’on suit, c’était celui qu’on aurait le moins imaginé faire ça, et finalement c’est lui qui a donné les derniers coups. C’est la naissance d’un monstre. Et ça raconte comment, à un moment donné, tu vas tout faire pour exister dans un groupe, quitte à t’oublier ; ce qu’on est prêt à faire pour exister dans un groupe de personnes comme dans une société, une famille ou un pays. C’est aussi ce qui se passe dans une cour d’école.

"Ihsane Jarfi est mort parce qu’il était différent. Sauf qu’on est tous différent, à un moment donné, d’un groupe. Que tu sois homo, noir, femme, musulman…"

C’est en effet ce qu’on observe aussi dans le fléau du harcèlement scolaire, notamment LGBTphobe…

Exactement. Ihsane Jarfi est mort parce qu’il était différent. Sauf qu’on est tous différent, à un moment donné, d’un groupe. Que tu sois homo, noir, femme, musulman, tu vas te retrouver quelque part en minorité. Tu peux risquer ta vie simplement parce que tu n’es pas comme la masse. Et donc, est-ce que tu décides d'entrer dans un mutisme pour te fondre dans la masse, est-ce que tu décides d’oublier qui tu es, ou d’assumer qui tu es ? C’est exactement ce qu’il s’est passé avec Ihsane, mais aussi avec le plus jeune de ses bourreaux.

Est-ce qu'on sait d'ailleurs pourquoi Ihsane est monté dans la voiture de ses assassins, ça s’est passé comme dans le film ?

Oui, il a sauvé une fille ! Ils ont voulu prendre une fille, donc il se rend compte que ces mecs sont des oufs, il sauve la fille, puis il monte dans la bagnole pour les faire partir avant qu’ils ne se rendent compte qu’ils sont devant un bar gay… Il a sauvé cette fille.

Pour revenir au basculement, est-ce que vous avez identifié le moment où l’on bascule dans quelque chose d’irréparable ? C’est une question qui s’était posée aussi, en France, avec la mise à mort d’Ilan Halimi par le "gang des barbares", un meurtre antisémite abominable.

La seule différence, c'est que dans l’affaire Ilane Halimi, c’était un guet-apens organisé. Là, pour Ihsane, il n’y avait rien d’organisé, au départ c’est on va sortir, on va prendre une fille, il y a un mec qui vient, c’est un pédé, ah je vais te montrer que je ne le suis pas, que je suis plus fort que toi… En fait ce n’est que ça : je prouve que je ne suis pas comme lui. Et pour le prouver, vu qu’on n’a pas assez de mots, on va mettre des coups. Ça mélangé avec l’alcool, qui n’excuse pas, et l’effet de groupe… Le groupe c’est une seule identité, une seule personnalité ; c’est un groupe qui tue une personne.

Et dans ce groupe la violence est œcuménique, quelles que soient les différentes origines des quatre assassins, tout le monde se rassemble sur le dénominateur commun de la haine LGBTphobe…

Oui, et ils s’insultent entre eux au sein même du groupe. Il a y une violence entre eux. Comment est-ce que tu veux que ça se termine bien ? En face, le personnage de Brahim est éduqué, il a des mots.

C’est aussi une situation que de nombreuses personnes queers ont connue : on essaie de se défendre avec des mots, jusqu’à ce que, parfois, ils ne suffisent plus.

Et quand on n’y arrive pas, c’est la fin. C’est surtout l’interprétation des mots, c’est-à-dire que dans certains moments, c’est un aveu de faiblesse, parce que quand tu as les mots tu ne vas pas mettre des coups, et c’est considéré comme quelque chose de faible par rapport au groupe. Donc les mots ne servent parfois à rien, parfois c’est se taire, sauf que le silence peut aussi ramener encore plus de violence. C’est ce qu’il se passe d’ailleurs dans le film, quand Brahim choisit le silence, c’est "tu te fous de ma gueule, pourquoi tu parles pas ?" À un moment donné, il n’y a plus de sortie.

Dans le film, Brahim parvient à un moment à s’échapper avant d’être rattrapé, ça aussi c’est ce qu’il s’est passé ?

Ils ont joué avec lui, plusieurs fois, ce qui est horrible : lui donner l’espoir qu’il allait s’en sortir…

"La non-acceptation de l’homosexualité traverse toutes les cultures, pas seulement la culture arabe-musulmane."

Votre film établit en creux un continuum entre la violence homophobe et l’homophobie familiale, ainsi que l’homophobie intériorisée. C’était important de le montrer ?

Bien sûr, et d’ailleurs l’homophobie familiale concerne toutes sortes de familles. La non-acceptation de l’homosexualité traverse toutes les cultures, pas seulement la culture arabe-musulmane. Quand Hassan, le père d’Ihsane, explique que son fils se cachait, par exemple, en réprimant des gestes efféminés, ça renvoie à l’importance qu’on donne au regard des autres : qu’est-ce que les gens vont penser de notre famille, qu’est-ce qu’ils vont penser du père ? Ce qui fait qu’à la fin l’éducation dépend aussi du regard des gens extérieurs à la famille. Ça veut dire qu’on ne vit même pas pour nous, on vit par rapport au regard des autres. C’est très culturel.

Ce projet a-t-il été particulièrement difficile à monter ?

En toute honnêteté, je n’aurais pas pu faire ce film, tel qu'il est fait, en France. Dans les coproducteurs on a une Française, mais tous les autres, ceux qu’on est allé chercher, m’ont engueulé en me disant "mais faut pas faire ce film, faut pas montrer la violence, cette troisième partie c’est scandaleux…" Des producteurs qui prônent le film d’auteur, hein, qui prônent la liberté ! Mais ils disaient "je ne sais pas comment vendre le film", et moi je répondais "en fait il ne faut pas le vendre, il faut le faire et après on verra". Heureusement, en Belgique, on a cette chance d’être un petit pays, et ce n’était pas mon premier film, j’ai donc trouvé des personnes qui sont allées avec moi au bout du projet.

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Côté tournage, sur un tel film, comment éviter que l’ambiance soit terriblement lourde ?

Tout le monde savait pourquoi on faisait le film. C’était dur pour tout le monde, mais vous savez, ce qui est super dans le cinéma, c’est : quelques minutes de tournage, et après c’est une table de régie avec des Sneakers et des popcorns. Donc ça dédramatise un peu, on libère, et puis on y retourne.

"La seule manière de faire bouger les choses, c’est d’en faire un film, de mettre des images sur ce qu’il s’est passé."

Comment rendre les scènes si réalistes : tout est scripté au millimètre ou bien c’est le contraire, avec beaucoup d’improvisation laissée aux acteurs ?

Ceux qui jouaient les assassins n’ont pas lu le scénario. Ils connaissaient parfaitement l’histoire, évidemment, mais comme j’avais besoin de coller au réel il ne fallait pas qu’ils répètent un texte. Donc, par exemple, la scène de la voiture, on en connaissait les éléments mais on l’a improvisée une heure avant le tournage. Pour les dialogues, je leur donnais quelques clefs, des mots, une piste d’improvisation et puis ensuite, c’était entre eux. C’est d'ailleurs ça qui met mal à l’aise, d’avoir l’impression de regarder un truc qu’on ne devrait pas voir. Mais je pense qu’il était impossible de faire le film autrement, et que si ce genre de film n’existe pas, c’est que les gens ont peur de le faire. Or ce film doit exister comme ça. C’est-à-dire qu’un article écrit sur l'affaire, ça passe, mais la seule manière de faire bouger les choses, c’est d’en faire un film, de mettre des images sur ce qu’il s’est passé.

Vous avez un parcours rare pour un réalisateur de cinéma, comment y êtes-vous venu ?

Je suis électro-mécanicien de formation, et le cinéma est une passion qui est devenue mon travail. J’ai toujours été du genre à regarder les making-of avant les films, j’avais besoin de savoir qui fabriquait. Ma première leçon de cinéma, c’est ma mère, cinéphile, qui me l’a donnée : Rabbi Jacob allait passer à la télévision et je disais "On va regarder le film de De Funès". Elle m’a dit : "Non, c’est le film de Gérard Oury, avec De Funès", il y a un réalisateur derrière tout ça.

Et comment ce parcours influence-t-il selon vous votre cinéma ?

Pour moi, faire un film c’est faire la guerre. Je sais que c’est compliqué, donc pour aller au bout de ce processus de création il faut savoir pourquoi on fait le film. Il y a toujours eu le pourquoi. Dans Animals, c’était raconter cette histoire-là. Quand je vais faire Animals, je sais que cette partie de ma vie va être compliquée. Mais je sais aussi que si je ne le fais pas…

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Crédit photo : Tessa Lanney