tribuneQueericides : "Animals" ou l'image manquante que personne ne veut voir

Par JHR Films le 17/02/2023
"Animals", film de Nabil Ben Yadir

Soutenu par têtu·, French Mania et diffusé au festival Chéries-Chéris 2022, le film Animals, du réalisateur belge Nabil Ben Yadir, retrace l'histoire vraie de la torture à mort du jeune gay Ihsane Jarfi en 2012. Son distributeur en France, JHR Films, dénonce la décision des programmateurs de cinéma qui empêchent les spectateurs de choisir s'ils veulent aller voir ou pas cette œuvre qui "propose l’image manquante de ce qu’est un crime homophobe".

Le métier de distributeur, assez méconnu du grand public, est un métier de passeur. Passer l’œuvre aux spectateurs, qui l’apprécieront ou pas. C’est eux qui décideront du succès du film, en dernière instance, mais c’est tout le travail assuré en amont par le distributeur qui, dans une certaine mesure, permettra ou non ce succès, succès au sens de cette rencontre avec le public. 

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Entre le distributeur et le spectateur, il y a le programmateur de la salle de cinéma. Le  programmateur décide des films que la salle propose au public chaque mercredi. On voit bien que très souvent, les mêmes films sont programmés un peu partout, mais certaines salles se distinguent aussi par une programmation éditorialisée. Le public est alors invité à  découvrir des œuvres singulières, et se fait ainsi son avis, et développe son esprit critique. 

Le rôle de la salle est donc de proposer et non d’imposer, chaque spectateur est ensuite libre de choisir tel ou tel film dans le cinéma qu’il aime fréquenter.

Parallèlement à cette liberté de choix, il existe une commission de classification des œuvres qui décide, via un panel censé représenter l’ensemble de la société, de donner ou pas un visa "tout public" au film ou alors de l’interdire au moins de 12, de 16 ou de 18 ans, voire d’ajouter un avertissement. Une fois cette interdiction donnée le cas échéant, elle se doit d’être signalée sur toute la communication du film visé, et mise en avant à la caisse des cinémas, de façon à ce que le public soit bien averti et agisse en connaissance de cause s'il souhaite aller voir un film qui a fait l’objet d’une interdiction d'âge et/ou d’un avertissement. 

Animals, de Nabil Ben Yadir, a été interdit au moins de 16 ans avec l’avertissement suivant : "Ce film comporte une longue scène de violence homophobe filmée de façon extrêmement réaliste". 

C’est apposé sur les affiches, la bande-annonce, à la caisse des cinémas qui le programment. Enfin, à celles des rares 18 cinémas de France – dont un seul à Paris, le MK2 Beaubourg – qui ont choisi de programmer ce film pour sa sortie nationale ce mercredi 15 février. 

Nabil Ben Yadir est pourtant un réalisateur bien identifié, auteur de films à succès (Les Barons, La Marche), et les coproducteurs du film sont aussi très connus : les frères Dardenne. Mais malgré cela, la centaine de salles à qui nous l'avons proposé, comme à chaque fois  que nous sortons un film et faisons notre travail de distributeur, nous ont refusé de le programmer, arguant qu’elles ne voulaient pas proposer ce film, trop violent à leurs yeux, à leurs spectateurs.

Nous ne jugeons pas la sensibilité des uns et des autres, qui reste un élément très subjectif, et c’est le droit de ces programmateurs de ne pas supporter de voir en face 10 minutes d’acharnement homophobe d’une bande de potes saouls et déchaînés qui vont aller jusqu’à tuer un jeune homme uniquement parce qu’il est différent.

Mais est-ce leur droit de juger que leurs spectateurs (qui donc leur appartiendraient) n’ont pas le droit d’avoir accès à ce film ?!

Ce film, porté par le père de la victime, est montré dans les collèges et lycées à travers la Belgique pour éduquer, et prévenir les assassinats homophobes. Ce même film, en France, est interdit au moins de 16 ans et interdit d’accès aux salles par le refus des programmateurs de le proposer au public, qui reste libre ensuite de choisir ou non de le  voir. 

Animals a donc été victime de la censure des censeurs… Alors que son interdiction d'âge et son avertissement sont là pour prévenir les spectateurs. Mais quels spectateurs, désormais ? La sous-programmation du film en France et à Paris complique l’accès au film car certains ont décidé pour d’autres. 

On est donc en droit de se demander si, en France, on ne préfère pas se voiler la face plutôt que d’éduquer, et si le pays  des droits humains n’est pas en train de se recroqueviller pour devenir un pays moraliste où un grand film de mise en scène – même si polémique et singulier – est purement et simplement banni des écrans censés être des lieux de culture, de partage et d’échanges. 

Animals propose l’image manquante de ce qu’est un crime homophobe. Force est de  constater qu’en France en 2023, cette image manquante n’est pas bienvenue dans les salles de cinéma, sous prétexte qu’elle serait trop violente… 

Ihsane Jarfi est mort de cette violence après 6 heures de torture.  

Nous voulions montrer cette image manquante tout en proposant un grand film de cinéma, qui questionne aussi la part de responsabilité des images et de la nouvelle culture narcissique des lives, réels et autres selfies. 

Nous en avons été empêchés. 

Merci aux quelques programmateurs cinéphiles et courageux qui ont bien voulu offrir le choix au public de voir ou non Animals. Ce film est aujourd’hui visible, même si invisibilisé. Ce film est nécessaire. Le cinéma est un art qui ne doit pas être normé, auquel cas ce n’est plus un art, mais un instrument du pouvoir ou du marché.

Jane Roger – JHR FILMS, distributeur engagé

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