Personne n’est obligé de voir Animals, et a fortiori aucune personne queer ne doit s’y sentir obligée si elle ne le sent pas ; mais il fallait qu’il existe. Ce film dur et saisissant sur le sujet des queericides, à partir de l'histoire vraie de la torture à mort, en 2012, du jeune gay Ihsane Jarfi, est diffusé dans une poignée de salles en France, dont à Paris le MK2 Beaubourg.
En ce mois de février est sorti en France Animals, long-métrage du réalisateur belge Nabil Ben Yadir, qui nous plonge d’abord dans la vie banale – l’anniversaire de sa mère fêté en famille dans un lotissement périurbain – de Brahim, jeune beau gosse préoccupé par une dispute avec son mec. En trois minutes, même sans avoir lu le pitch, on pressent que ce garçon attachant va nous être arraché, et que l’arrachement sera cruel. C’est qu’il est question ici de la mise à mort, réelle, en avril 2012 à Liège [erratum : et non Anvers, comme nous l'avions écrit par erreur dans le magazine 233], d’Ihsane Jarfi, 32 ans, parce que pédé. L’un de ces queericides qui, en France et ailleurs, surviennent encore le plus souvent dans un silence perturbant.
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La deuxième partie du film montre les dernières heures du jeune homme, après qu’il est monté dans la voiture de ses quatre futurs tortionnaires à la sortie d’un bar gay où il tentait de retrouver son mec. Dans l’habitacle, l’ambiance devient vite irrespirable. Les personnes queers, qu’elles aient ou non déjà subi une agression violente, ne connaissent que trop cette situation sur la brèche, face à des mâles excités et hostiles, tension qui nécessite de notre part des trésors d’inventivité et d’improvisation pour tenter de divertir la violence, et la peur qui descend sur les tripes, et l’adrénaline et le vertige quand l’on sent dans l’ombre la barbarie tapie pas loin, prête à bondir sur nous au moindre prétexte. Comprenant qu’il ne maîtrise plus rien, dans un sursaut désespéré, Brahim, incarné avec une justesse impressionnante par Soufiane Chilah, lâche face aux questions inquisitrices : “Ouais c’est vrai j’suis pédé.” Ses tortionnaires lui feront payer à mort sa fierté, et toutes leurs frustrations.
"Ouais, j’suis pédé"
Le corps d’Ihsane sera retrouvé deux semaines après sa disparition, abandonné nu dans un champ. En examinant son cadavre supplicié – 17 côtes fracturées –, le médecin légiste évaluera la durée de l’agonie du jeune homme entre quatre et six heures. On pense à Brendon Teena (1993), on pense à Matthew Shepard (1998), on pense à Ilan Halimi (2006). On pense à ces groupes de mâles en rut qui prennent des femmes trans en chasse dans nos villes, qui rient en leur jetant leur haine, puis partagent sur internet la vidéo de leurs actes. On enrage de ne pas pouvoir sauver Brahim, on pleure en silence dans un coussin, sa veste, son poing, enfin ce qu’on peut attraper pour hurler sans bruit.
Il faut le dire, certains auront besoin de fermer les yeux, voire de quitter la salle pendant la difficilement soutenable deuxième partie du film – la plus courte. Et c’est ok de ne pas pouvoir s’infliger ça, de ne pas le vouloir. Dans sa troisième partie, le cinéaste fait le choix d’un “POV agresseur” [de “point of view“, “point de vue”] suivant l’un des barbares dans son retour à son quotidien : après sa soirée de bamboche sanguinaire, il doit se rendre à un mariage. Le film dépasse alors son sujet de la violence LGBTphobe pour explorer le clivage, ce processus de dissociation psychologique permettant de reprendre une vie d’apparence normale. Dérangeant à plus d’un titre, Animals donne aussi envie de se serrer les coudes, et de crier “ouais, j’suis pédé”. ·
Crédit photo : JHR Films