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histoireCésars queers : en 1984, Patrice Chéreau et Hervé Guibert récompensés pour "L'Homme blessé"

Par Tom Umbdenstock le 17/02/2023
En 1984, Patrice Chéreau et Hervé Guibert reçoivent un César pour "L'Homme blessé"

En 1984, L'Homme blessé reçoit le César du meilleur scénario original. Écrit par Hervé Guibert et Patrice Chéreau, le film dépeint une rencontre amoureuse et douloureuse entre deux hommes, l'un amoureux transi, l'autre sauvage et fuyant, sur fond de prostitution.  

Au début des années 1980, c’est dans les toilettes d’une gare qu’Henri reçoit son premier baiser, forcé, de Jean. Le jeune homme tombe instantanément amoureux de celui qui n'aura de cesse de lui échapper. Le tout dans un contexte de rapports tarifés, de fuites, de cachettes et de bagarres. Dans le rôle d’Henri, Jean-Hugues Anglade, 27 ans au moment du tournage. Nommé aux Césars en 1984 dans la catégorie Meilleur espoir masculin, il donne la réplique à Vittorio Mezzogiorno, bel italien viril dont la voix est doublée par celle de Gérard Depardieu.

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Mais c’est le prix du Meilleur scénario original qui va faire entrer L'Homme blessé dans l’histoire des Césars. Un scénario écrit en huit ans, à quatre mains, et pas n’importe lesquelles. Chéreau, alors codirecteur du théâtre des Amandiers, d’une quarantaine d’années, a déjà deux films son actif. De son côté, Hervé Guibert, trentenaire, qui a déjà publié Les Chiens et Voyage avec deux enfants, est alors à l’aune d’une grande carrière d'auteur. Le 3 mars 1984 au théâtre de l'Empire, à Paris, c’est le réalisateur et scénariste américain Bob Swaim qui ouvre l’enveloppe pour déclarer L’Homme blessé gagnant du scénario original. “Eh bien je ne m’y attendais pas”, déclare Patrice Chéreau sur scène, qui est venu seul chercher son prix en l’absence de Guibert. C’est lui qui assure la promotion du film depuis sa sortie et sa nomination à Cannes l’année précédente. 

“C’étaient deux personnalités extrêmement fortes, et pas des gens forcément faciles dans le travail. Chéreau a eu des relations fructueuses mais conflictuelles avec les gens avec qui il a collaboré”, confie Didier Roth-Bettoni, journaliste et historien du cinéma LGBT. À en croire Patrice Chéreau, L’Homme blessé a marqué le commencement de sa carrière de réalisateur, comme son écriture fut pour Guibert “un travail par lequel il dev[int] écrivain.” Le scénario fera d'ailleurs l’objet d’une publication aux Éditions de Minuit dans la foulée du film. Sur la quatrième de couverture, l’auteur d'À l'ami qui ne m'a pas sauvé la vie explique à l'époque vouloir montrer au public “comment l'histoire s'était construite, comment nous nous étions accordés ou opposés, comment d'un récit entier il ne pouvait subsister qu'une seule réplique, et aussi comment, quand notre histoire était en panne, nous avons dû la relancer par la lecture de maîtres secrets, Dostoïevski, Genet et Borges, Pavese ou Arenas.

L'Homme blessé, attaqué, critiqué

“Ce n’est pas un film sur l’homosexualité”, répète, dès 1983, Patrice Chéreau, qui se défend contre les reproches qui lui sont faites de proposer une image trop sombre de l’homosexualité au public, une image renvoyant aux années 1960-1970, lorsque les rencontres étaient majoritairement clandestines. Le tout sur fond de prostitution, car dans ce récit, chaque rapport ou presque est tarifé, comme si plaisir et désir ne pouvaient exister qu'ainsi entre deux hommes.  “Sa vision a été contestée parce qu’elle était réductrice, explique Didier Roth-Bettoni. Elle n’était, cela dit, pas complètement dépassée, parce que ce type de drague existait encore largement. Simplement ce n’était plus la seule réalité qui était proposée aux gays, et certainement pas celle que les militants voulaient diffuser au grand public.

“Quand j’ai vu L’Homme blessé la première fois, je n’étais pas très content par rapport à Patrice Chéreau. Parce que je me disais que des choses négatives, des choses de souffrance… Il y avait peut-être une autre manière de montrer l’homosexualité”, déclarera, en 2002, Jean Le Bitoux, militant gay et fondateur du magazine Gai Pied. Et Patrice Chéreau de répondre : “La Dame aux camélias, qui se passe très mal, n'est pas un pamphlet contre l’hétérosexualité. Il se trouve qu’elle a la tuberculose, c’est tout, j’y peux rien,et qu’en plus elle était hétérosexuelle, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse. Je parle d’une passion, et il se trouve qu’elle est entre deux hommes.” L’année avant les Césars, lors de sa présentation à Cannes, le film choque. “C’est surtout la scène de fellation simulée qui a fait des remous, rappelle Didier Roth-Bettoni. Lors de la conférence de presse de Chéreau à Cannes, il y a eu des réactions hostiles, et de la contestation de la part de certains journalistes lors de la présentation du film en séance officielle.

“On m'a tout reproché. De montrer une vision malheureuse de l'homosexualité et même d'être la préfiguration du sida”

Patrice Chéreau, réalisateur de L'Homme blessé

On m'a tout reproché. De montrer une vision malheureuse de l'homosexualité et même d'être la préfiguration du sida”, déclarera-t-il encore vingt ans plus tard. Expliquant : “Il y a un poids de malheur que je ne filmerai plus aujourd'hui.” En 1984, Le Marais est en train de naître. Le chemin vers l’égalité a démarré avec l’élection de Mitterrand, en 1981, année de la première Pride française qui fait défiler 10.000 personnes dans les rues de Paris. En contraste, Guibert et Chéreau montrent trois générations malheureuses en amour. Henri, qui doit faire son initiation dans un monde sourd à ses passions ; Jean, la trentaine, déjà cynique, qui veut défendre à tout prix sa virilité ; Bosmans, un médecin plus âgé que les deux hommes, et qui ne jouit plus qu’en regardant les autres. 

Un César entre deux âges

Le débat n’aurait peut-être pas été le même si d’autres films LGBT avaient alors disputé à L’Homme blessé un point de vue plus optimiste. Mais à l’époque, peu de fictions donnent une telle place à des personnages gays. “Un film sur l’homosexualité, à l’époque, avec de tels moyens, ça n’existe pas. À part La Cage au Folles, rappelle Didier Roth-Bettoni. Durant ces années, il est le seul film grand public avec pour thème central l’homosexualité. Ce qui a beaucoup heurté les milieux LGBT, c’est qu’il n’y avait rien d’autre, contrairement à la décennie suivante durant laquelle trois ou quatre films par an vont aborder le sujet.” 

En 1984, les Césars récompensent donc le scénario d’un film entre deux âges, celui des années de la clandestinité, puis d’une libération, laquelle sera de courte durée à cause de l’arrivée du sida. Si L’Homme blessé est souvent passé pour une occasion manquée, celle de proposer un portrait lumineux de ce qu’à l’époque on n’appelait pas encore la communauté LGBT, il se donna un autre devoir, une autre mission : représenter ces années difficiles, qui font également partie de notre histoire.

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Crédit photo : L'homme blessé