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Nos médias"Gai Pied" : l'histoire du premier hebdomadaire gay au monde

Par Morgan Crochet le 06/01/2023
"Gai Pied", le premier journal gay

[Histoire des médias LGBT] L'histoire de Gai Pied se confond avec celle de la communauté LGBT. Soutenu par Michel Foucault et animé par une poignée de journalistes passionnés, ce magazine, considéré comme le premier hebdomadaire gay au monde, a couvert et accompagné les moments cruciaux de son époque, dont la dépénalisation de l'homosexualité en France et les débuts de l'épidémie de sida.

Août 1978. Une trentaine de personnes participent à un camp d’été au Mazel, en Ardèche. Les nuits sont longues, chaudes, festives, et les discussions, qui ont pour objet la création d’un journal, vives et animées. Cette rencontre, qui fut annoncée par une petite annonce dans Libération, est placée sous surveillance par les forces de l’ordre locales, lesquelles ont stationné un véhicule sur la place du village. Mais peu importe. Rien ne saurait ternir l’enthousiasme de la petite bande de militants qui entoure Jean le Bitoux, initiateur du projet, et s’apprête à marquer l’histoire de la presse gay. 

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La vague d’interdictions que les publications communautaires ont subie en début d’année ne suffit d’ailleurs pas à les décourager. Et pour cause : suivant le modèle de Libération, créé en 1973 sous le patronage de Jean-Paul Sartre, Jean Le Bitoux a sollicité Michel Foucault, qu’il a rencontré un mois auparavant, lequel a accepté de se joindre à l’aventure. "On n’interdit pas Foucault", expliquera-t-il des années plus tard, en 2010, dans Le Gai Tapant, documentaire lui étant consacré.

Mais, pour l’heure, la quinzaine ardéchoise touche à sa fin. C’est le troisième été que ces militants consacrent à la création de ce qui deviendra Le Gai Pied (puis simplement Gai Pied à partir d’avril 1980, et Gay Pied Hebdo en 1982) – nom proposé par Foucault, et dont le numéro 0, qui paraît en février 1979, propose l’explication suivante : "Pourquoi Gai Pied ? Pour être gai et pour le pied, et pour échapper au guêpier des ghettos" –, parution dont l’histoire est intimement liée à celle du militantisme gay des années 1970, où le Fhar (Front homosexuel d’action révolutionnaire), puis les GLH (Groupes de libération homosexuelle), auxquels appartiennent Le Bitoux et ses camarades, vont jouer un rôle crucial. 

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"Opérer une coupure entre militantisme et journalisme"

À la création du Fhar, en 1971, la majorité sexuelle est de 15 ans pour les hétérosexuels, et de 21 ans pour les homosexuels – ce qui correspond pour ces derniers à l’âge de la majorité civile. En d’autres termes, les relations homosexuelles avec des mineurs sont proscrites, un legs – conservé à la Libération – du régime de Vichy, avant lequel la loi ne punissait que les relations avec mineurs de moins de 13 ans. De plus, depuis 1960, l’amendement Mirguet a ajouté l’homosexualité à la liste des fléaux sociaux, aux côtés, entre autres, de l’alcoolisme et du proxénétisme. Voté en juillet, il fut rapidement suivi par une autre disposition, laquelle doubla les peines encourues par les homosexuels dans le cadre d’un outrage public à la pudeur. C’est donc dans ce climat de répression, mais également de lutte et d’exaltation politique, que naît le Fhar. Car, dans le sillage de Mai 68, une partie de la jeunesse homosexuelle, ultra-politisée et révolutionnaire, refuse désormais de vivre dans le placard et continue de remettre en question les valeurs et les normes de la société "bourgeoise".

C’est notamment le cas de Jean Le Bitoux, qui va créer l’antenne niçoise du mouvement dont la disparition, en 1974, laissera place aux GLH. À Paris, c’est au sein du GLH Politique et Quotidien (GLH-PQ) que le militant rencontre et commence à recruter ses futurs journalistes. Jean Stern, un des premiers collaborateurs de Gai Pied, nous confie : "Les groupes de parole du GLH-PQ ont joué un rôle considérable. C’était la première fois qu’on se retrouvait à parler publiquement de notre sexualité, de nos envies, des murs auxquels on se heurtait, et, très naturellement, c’est dans ces espaces, qui furent formidables et très riches, qu’on va se poser la question du mode d’expression des homosexuels en France." L’idée de Le Bitoux est alors de créer un titre de presse transcendant les querelles intestines qui minent la gauche radicale, et de le faire sur le modèle d’Actuel, alors dirigé par Jean-François Bizot, figure du nouveau journalisme. En créant Gai Pied, qu’il cofonde avec Jean Stern, Yves Charfe, Frank Arnal, Gérard Vappereau, Jacky Fougeray et Jean-Pierre Joecker, son objectif premier est "d'opérer une coupure entre militantisme et journalisme", comme il le déclarera en juillet 2002 lors d’un colloque organisé par l’Université d’été euroméditerranéenne des homosexualités (UEEH), à Marseille. 

Journal pour tous et petites annonces

Quand sort le n°1 de Gai Pied en avril 1979, l’édito de Le Bitoux se démarque immédiatement des publications militantes d’alors : "Coup d’envoi d’une nouvelle formule de presse, mensuel d’information et de réflexion rédigé par des homosexuels. Notre propos : restituer en effet aux gais, les homosexuels d’aujourd’hui, un lieu pour s’exprimer, un lieu pour discuter." 

Dans son appartement communautaire du 188 boulevard Voltaire, à Paris, premier siège du journal où, selon Jean Stern, qui y a vécu quelques mois, cuisine, salon et chambres sont "autant de lieux d’amitié, d’amour, que de travail", Le Bitoux a réuni autour de lui une poignée de camarades en accord, du moins pour l’instant, avec sa ligne éditoriale – information internationale, pages politiques, régionales, culturelles, courriers des lecteurs, et enfin petites annonces – et sa volonté de tourner la page de la militance stricto sensu et de ses écueils pour s’adresser à un lectorat élargi, non circonscrit à la capitale. "Je ne voulais absolument pas faire un journal parisien", confiera Le Bitoux, dont l’objectif, dès le départ, est de parler à la "communauté éparpillée", de faire valoir le regard que portent les homosexuels sur le monde, sur ce qu’ils sont, sur leur mode de vie, leur quotidien, et de les réunir. Sur ce dernier point, les petites annonces vont jouer un rôle essentiel : "Elles brisaient toutes les solitudes, c’était d’abord ça qui était, aussi, pour nous, important." Un avis partagé par Jean Stern : "Elles vont créer un lien très fort avec le journal. Beaucoup de gens vont acheter Gai Pied dans les années qui suivent pour, aussi, rencontrer quelqu’un.

Si Le Bitoux a su intelligemment fédérer autour de lui des personnes aux compétences variées, une lutte spécifique, et qui va structurer la ligne politique du journal jusqu’en 1981 et l’élection de Mitterand, va permettre d’unir les membres de la rédaction dont les sensibilités politiques diffèrent : celle pour la majorité sexuelle. Abaissée en 1974 à 18 ans pour les gays, ce qui correspond à la nouvelle majorité civile de l’époque, elle est toujours de 15 ans s’agissant des relations hétérosexuelles. Au sein de Gai Pied, ce combat, dont les GLH s’étaient également saisis et, avant eux, le Fhar, où s’était constitué un collectif de mineurs au slogan non équivoque – "les mineurs ont envie de se faire baiser" –, voit deux courants cohabiter. Les tenants d’une révision de la majorité sexuelle, et ceux militant pour sa suppression pure et simple, à l’image du romancier Tony Duvert, dont le roman L’Ile atlantique, édité par Jérôme Lindon aux Éditions de Minuit, est annoncé sous l’éditorial du premier numéro.

Gai Pied et la présidentielle de 1981

Alors que les ventes du mensuel peinent à décoller la première année, elles doublent dès l’année suivante pour atteindre 20.000 exemplaires. Après Foucault, qui l’a gratifié dès ses débuts d’un texte sur le suicide, Un plaisir si simple –, c’est au tour de Jean-Paul Sartre, en avril 1980, d’y donner une interview, sa dernière, trois mois avant sa mort. L’autre personnalité d’envergure à participer au journal est Yves Navarre, Prix Goncourt en 1980 pour Le Jardin d’acclimatation. La présidentielle en ligne de mire, le romancier propose, en juin 1980, au sein des colonnes du magazine, un "vote rose" – il s’agit de glisser dans l’urne un bulletin comportant un triangle rose – afin de protester contre l’article du Code pénal ayant trait à la majorité sexuelle. La campagne est lancée, et Gai Pied, qui jouit désormais de l’appui de nombreux intellectuels, d’un succès commercial croissant et d’une aura non négligeable, n’hésite pas à interpeller les politiques. Une première. 

En novembre 1980, Alain Krivine, qui portera la voix de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) à la présidentielle et soutient la dépénalisation de l’homosexualité, est le premier candidat à s’exprimer dans les colonnes du journal (Gai Pied n°20). Le candidat du Parti communiste français (PCF), George Marchais, vivement critiqué par la rédaction – le PCF sera d’ailleurs qualifié de "petit bourgeois" dans un article de mars 1981 (Gai Pied n°24) dénonçant le "dégoût" que le candidat dit ressentir après la lecture d’une petite annonce homosexuelle –, ne prend, lui, pas la peine de se déplacer, à l’instar d’Arlette Laguillier, de Jacques Chirac ou encore du président sortant Valéry Giscard-D’Estaing, tous trois contre la dépénalisation. 

Coluche, alors crédité de 16% des intentions de vote, est reçu par le journal en février 1981 (Gai Pied n°23). Sa candidature fait l’objet de nombreux articles, parmi lesquels un texte humoristique que signent Gérard Vappereau et Jean le Bitoux, qui lui apportent leur soutien tout en s’engageant à voter au second tour pour François Mitterand, le candidat du parti socialiste. Jean Stern résume la période en ces termes : "Coluche, c’est un allié avant le mot, il n’hésite pas à jouer la folle et il nous est sympathique aussi pour ça. Et, à travers Mitterand, il y a Badinter et ses propositions. Dans cette France, qui est tout de même une France rassie, disons que Coluche représente quelque chose de très transgressif, et Mitterrand, quant à lui, prend des engagements significatifs." 

"7 ans de bonheur ?"

En mai 1981, Gai Pied, dans son numéro 26, publie une interview du futur Premier ministre Pierre Bérégovoy, qui, dépêché par Mitterrand, déclare : "C’est vrai qu’il y a un racisme antihomosexuel. (…) Le gouvernement doit d’abord supprimer, par le recours à la loi, toutes les discriminations." Puis, tandis que la publication fête ses deux ans d’existence au Palace, à Paris, où l’équipe a pris l’habitude de se retrouver chaque soir autour de son propriétaire, Fabrice Emaer, soutien du socialiste, une déclaration de François Mitterand est lue par Yves Navarre : "(…) Je demande à Yves Navarre d’être le messager de l’estime et de l’attention que je porte au mode de vie que vous souhaitez et qui doit, obstacles levés des lois à abolir et de lois à créer, être rendu possible. Amicalement, François Mitterand." Le candidat séduit la rédaction, qui titrera après sa victoire à la présidentielle : 7 ans de bonheur ?

Gai Pied n°27 - 7 ans de bonheur - 1981
Crédit photo : Gai Pied

Une interrogation à laquelle le nouveau chef de l’exécutif ne va pas tarder à répondre. Dès le mois suivant son élection, son ministre de la Santé annonce que la France rejette désormais la classification par l’OMS de l’homosexualité comme maladie mentale. Puis c’est au tour de Robert Badinter, tout juste nommé garde des Sceaux, de demander en août aux procureurs de ne plus poursuivre au titre de l’article 331.2 ayant trait à la majorité sexuelle, qui va être abrogé. Ce qui n’échappe pas à la rédaction de Gai Pied, qui, en janvier 1982, titre en une : Vive les homos de 15 ans ! Il faut toutefois attendre la loi du 4 août 1982 pour que cette discrimination légale des homos prenne fin.

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Gai Pied Hebdo et le "gauchisme homosexuel"

Cette année 82 est décisive pour le journal. Mathias Quéré, docteur en histoire et auteur de la thèse Le Mouvement homosexuel français de 1974 à 1986, une histoire de l’émergence d’un mouvement du sujet minoritaire, la décrit en ces termes : "Concernant la mobilisation, il y a une rupture qui se fait à partir de 82. On va avoir un retour du militantisme existentiel – pour qui l’important est de vivre, d’aimer, et de rencontrer des gens – qui avait cours dans la période 1974-1978 avant d’être supplanté par un engagement revendicatif et réformiste." Tiré désormais à environ 40.000 exemplaires, Gai Pied a plusieurs salariés, dont certains s’occupent exclusivement des petites annonces qui jouissent d’un succès retentissant. En novembre 1982, et sous l’impulsion de Gérard Vappereau, Gai Pied troque sa parution mensuelle pour une hebdomadaire et devient Gai Pied Hebdo. "D'abord très réticent, je finis par admettre qu'un passage à un format hebdomadaire ne pourrait qu'accroître notre force d'impact politique et médiatique. Mais cette nouvelle périodicité fit que le rythme publicitaire s'emballa", déclara Le Bitoux par la suite. Ajoutant : "On annonça également à l'équipe rédactionnelle qu'il fallait désormais cesser de critiquer les établissements commerciaux dont la publicité alimentait nos colonnes. Alors que certains, en particulier les saunas, pratiquaient le racisme et/ou la discrimination de l'âge."  

"L’éclatement des vécus, des relations interpersonnelles, des regards portés sur le politique et le quotidien, ne permettent plus les opinions tranchées et les assurances idéologiques d’autrefois."

Franck Arnal, corédacteur en chef de Gai Pied Hebdo

Le 9 juillet 1983, mis en minorité lors d’une assemblée générale, Le Bitoux démissionne, ainsi qu’une trentaine de ses collaborateurs, dont Yves Navarre, Daniel Guérin ou encore Françoise d'Eaubonne – durant les années où il dirigea Gai Pied, Le Bitoux avait veillé à ce qu’une chronique lesbienne y soit régulièrement publiée. Dès le numéro suivant (n°78), dans un "prière d’insérer", il dénonce "le discours commercial et l’interférence pernicieuse du publicitaire sur le rédactionnel", ce à quoi Frank Arnal – devenu corédacteur en chef aux côtés d’Hugo Marsan – répond dans son édito une semaine plus tard : "L’éclatement des vécus, des relations interpersonnelles, des regards portés sur le politique et le quotidien, ne permettent plus les opinions tranchées et les assurances idéologiques d’autrefois." La réaction de Le Bitoux lui apparaissant comme "le dernier soubresaut du gauchisme homosexuel."

Force est de constater que le nouveau corédacteur en chef n’a pas tout à fait tort. La lutte pour la majorité sexuelle n’est à présent plus d’actualité, et les grands combats idéologiques qui ont animé la jeunesse de Jean Le Bitoux ne font désormais plus battre les coeurs. Les gays, après de longues années de répression, veulent profiter de la vie et jouir de leur liberté si difficilement acquise. En d’autres termes, le sujet révolutionnaire a vécu et doit faire place à un magazine de société plus léger, plus attrayant, plus centriste, mais également plus structuré dans son fonctionnement. Gai Pied se recentre sur son lectorat urbain, parisien – les pigistes régionaux, que le Bitoux avait recrutés parmi les membres des GLH locaux, ont tous démissionné avec lui –, à qui l’hebdomadaire proposera bientôt des services télématiques, avec le minitel, et de voyage, avec l’agence Gai Pied Voyage. Grisés par le vent de liberté des premières années du septennat de Mitterrand, Vappereau, Arnal et Marsan se jettent à corps perdu dans cette époque nouvelle. Ce vent d’insouciance sera toutefois de courte durée, et l’enthousiasme des trois hommes fera long feu. Les temps à venir annoncent une hécatombe. Le sida est là. 

La crise sida et "l'amour à risque"

En septembre 1981, "L’amour à risque", article d’Antoine Perruchot, s’en était déjà fait l’écho, abordant la situation aux États-Unis, où les chercheurs constatent "que les victimes, pour la plupart, [ont] souffert au cours des mois précédents d’affections virales particulièrement répandues dans la communauté gaie (hépatite B, herpès, etc...)". L’auteur ajoute : "Mais c’est là que montre le bout de son nez un moralisme latent qui fait hurler les gays américains." Et c’est là, également, que se situe le dilemme auquel les journalistes de Gai Pied – comme toute la sphère militante de l’époque – vont être confrontés, en prise avec, d’un côté, le risque d’une maladie encore lointaine, et de l’autre, celui du retour imminent de la stigmatisation et de la criminalisation.

"Et voilà les pédés qui réintègrent, par le biais de leur maladie spécifique, la liste des fléaux sociaux qu’ils avaient malencontreusement quittée."

Albert Rosse, Gai Pied Hebdo, 1982

En février 1982, Claude Lejeune, président de l’AMG (Association des médecins gays), fait preuve des mêmes inquiétudes dans son article "Kaposi", suivi par Albert Rosse en juin 1982 : "Et voilà les pédés qui réintègrent, par le biais de leur maladie spécifique, la liste des fléaux sociaux qu’ils avaient malencontreusement quittée." Et si, deux ans plus tard, Marsan salue la création de l'association Aides dans son édito du 21 avril 1984, il continue toutefois d’évoquer à la même période les dangers du "virus de la peur", après avoir pourtant publié un article alarmiste de Claude Lejeune en août 1984, évoquant pour la première fois l’issue mortelle du virus.

Difficile toutefois de reprocher aux équipes de Gai Pied, anciens militants des GLH ayant troqué leur petit livre rouge contre une revue moderne, fière, lancée à plein régime dans le tourbillon des années 1980, leur crainte de voir les acquis gagnés de haute lutte balayés par un retour de bâton réactionnaire dissimulé dans une pandémie dont une partie de la presse – "Les homosexuels punis… par le cancer!" (Le Matin de Paris, 2 janvier 1982) ou encore "La Peste rose, le sida" (Le Parisien libéré, 31 août 1983) – s’est immédiatement servie pour les stigmatiser et condamner leur mode vie. D’ailleurs, en octobre 1983, le Dr Willy Rozembaum, médecin chercheur qui deviendra un des plus éminents spécialistes du virus, peut encore déclarer dans les colonnes du journal : "En clair, et c’est ce qu’on ne dit jamais, on guérit du sida. (…) Certains feront même des formes inapparentes, ils guériront tout seul, sans avoir même jamais su qu’ils avaient le sida." 

"Les militants étaient paralysés par le choc psychologique que représentait cette pandémie."

Mathias Quéré, auteur de la thèse Le Mouvement homosexuel français de 1974 à 1986.

Pour les journalistes de Gai Pied, l’arrivée du VIH semble donc tout d’abord s’apparenter à un prolongement de leurs luttes antérieures plutôt qu’à une nouvelle forme de menace. Sur cette période, et les réactions qu’elle suscita chez une partie des militants, Mathias Quéré précise : "Il faut rappeler qu’en mars 1983, le tournant de la rigueur de Mitterrand et les élections municipales remportées par la droite française donnent le sentiment d’un retour de l’ordre moral et conservateur. Et puis on observe durant toute cette période une incertitude permanente du côté du corps médical, envers qui les homos, du fait de leur histoire, nourrissent par ailleurs énormément de défiance. De plus, jusqu’en 1983, il n’y a officiellement que quelques dizaines de malades, et les socialistes refusent de mettre en place des politiques de prévention publiques en raison des législatives à venir en 1986. Enfin, les militants étaient, d’une certaine manière, paralysés par le choc psychologique que représentait cette pandémie. Il n’y avait aucun traitement, pas de tests, juste la mort."

Il faut donc attendre 1986 et l’apparition des premiers tests de dépistage pour que l’ampleur du phénomène prenne le pas sur les dernières résistances de la rédaction, elle-même fortement touchée par l’épidémie – c’est notamment le cas de Frank Arnal, qui tiendra entre 1990 et 1992 la chronique "Les années SIDA". En février 1987, Gai Pied établit qu’un tiers de ses lecteurs parisiens sont séropositifs. La dangerosité du virus fait alors consensus. L’époque sera désormais marquée par la lutte contre le VIH/sida, que l’hebdomadaire va tenter d’accompagner jusqu’à sa toute dernière parution, au début des années 1990.

Treize ans d’existence et 541 numéros

En raison de la nouvelle périodicité du journal, la prédominance des différentes stratégies commerciales sur le travail éditorial, rompant avec l’esprit et la rigueur littéraire et journalistique des premiers numéros – associée à un contexte épidémique des plus virulents –, semble être la cause principale de la disparition de Gai Pied, en octobre 1992, après plus de 13 ans d’existence et 541 numéros.

En invitant de nombreuses personnalités à prendre la parole dans ses colonnes – en plus de Sartre et de Foucault, citons Marguerite Duras, Alberto Moravia ou encore Allen Ginsberg et Williams Burroughs –, le magazine aura donné une légitimité jusque-là sans précédent à la communauté gay. La place centrale qu'il accorda aux livres, films, dessins, photographies et autres productions artistiques, mais également ses premiers reportages, inédits, sur différentes scènes homosexuelles à l’international – parmi lesquelles celles de Berlin ou de Londres –, auront également grandement participé à la visibilité et à l’émergence de la culture et de l'identité gay, qui n'a ensuite jamais cessé de se questionner et de se redéfinir. En 1995, soit trois ans après la disparition de Gai Pied, Didier Lestrade et Pascal Loubet créeront un autre journal, un certain têtu·, ouvrant une nouvelle page de la presse gay française, qui perdure aujourd'hui.

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Crédit photo : Gai Pied hebdo