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reportageUn an de guerre en Ukraine : la communauté LGBTQI+ célèbre sa survie

Par Wilson Fache le 24/02/2023
La communauté LGBT à Kiev, Ukraine

Un an après le début de l’invasion de l'Ukraine par la Russie de Vladimir Poutine, le 24 février 2022, la communauté queer a célébré sa survie le temps d’un "bal" organisé à Kiev mêlant DJ sets et performances artistiques. Derrière cet événement, des activistes locaux qui ont dû réimaginer leur action politique depuis que la guerre ravage le pays. Reportage à Kyiv pour têtu· de Wilson Fache, photographie par Lesha Berezovskiy.

Le choix du lieu n’aurait pas pu être plus symbolique. La boîte de nuit Arsenal XXII, située en plein cœur de Kyiv, capitale de l'Ukraine, est abritée dans les bâtiments d’une ancienne usine d’armement où des affrontements avaient éclaté en 1918 entre les autorités ukrainiennes de l’époque et des militants bolcheviques. En témoigne la façade extérieure en briques beiges, trouée comme du gruyère par les impacts de balle et de shrapnel. Il faut ensuite descendre un long escalier pour arriver au bar et à la salle où un DJ ajuste ses platines en attendant l'ouverture au public. C’est l’avantage d’une soirée underground, littéralement : l’endroit peut également servir d’abri antiaérien.

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Juste avant le début de la guerre qui a éclaté le 24 février 2022, les services secrets américains avaient averti que le Kremlin aurait établi une liste noire de personnalités ukrainiennes susceptibles d’être arrêtées, emprisonnées voire tuées par les forces russes en cas d’occupation du pays, dont des activistes LGBTQI+. Moscou croyait alors que Kyiv tomberait en trois jours. Un an plus tard, la communauté queer respire un peu, à l'occasion de cette soirée organisée pour célébrer sa survie. "Nous voulions montrer aux Russes que, contre toute attente, nous sommes en vie et en bonne santé", sourit Sofiia Lapina, présidente de l’organisation de défense des droits LGBTQI+ Ukraine Pride, reprenant l’expression que le président ukrainien Volodymyr Zelensky avait utilisée lors d’un discours adressé en décembre au Congrès américain : "Contre toute attente et les scénarios catastrophiques, l'Ukraine n'est pas tombée. L'Ukraine est vivante et dynamique !", avait-il lancé sous un tonnerre d’applaudissements.

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Lesha Berezovskiy pour têtu·

Et quelle meilleure façon pour les membres de la communauté LGBTQI+ de célébrer leur survie qu’à travers un "bal postapocalyptique" dont l’intégralité des profits tirés de la vente des tickets d’entrée serviront à soutenir des membres de la scène techno et de la communauté queer qui servent en ce moment dans les forces armées. "Nous voulons célébrer le fait que Kyiv ne soit pas tombée et que la communauté queer et LGBTQI+ soit toujours là, grâce aux efforts des forces armées ukrainiennes et grâce aussi aux membres de notre communauté qui ont servi dans l’armée et ont fait du volontariat tout au long de cette année", reprend l’activiste de 33 ans. Oui, ce soir, il y aura donc de la musique techno, des tenues aguicheuses et des gin tonics mais ce n’est pas une simple soirée, prévient-elle. "C’est difficile de parler de ‘fête’ car la guerre continue et beaucoup de gens sont déprimés, mais c’est certainement une célébration de la vie, de nos vies. Un an après le début de l’invasion, on cherche les moyens de vivre dans un semblant de normalité et on se retrouve pour pouvoir se serrer dans les bras".  

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Militantisme LGBT "en pause"

Le coup d’envoi des festivités est d'ailleurs lancé dès 13h, couvre-feu oblige. Chacun des 250 fêtards qui pénètre dans la salle se voit tamponner sur l’avant-bras la phrase "Nation queer, mort aux ennemis". Le ton est donné. Backstage, l’artiste Jay Wowk, meneur de la troupe "Xymera queer performance" et professeur d’anglais dans un univers parallèle, tente d’enfiler des talons noirs hauts comme un gratte-ciel. Il rappelle que la communauté LGBTQI+ doit affronter "plusieurs guerres" car l’Ukraine, hormis quelques bulles, reste un pays particulièrement religieux et conservateur. "Depuis ma jeune enfance, j’entends que je suis différent, raconte-t-il en attachant ses lacets. C’est pour ça que j’aime cette communauté, on peut être différents ensemble". 

Si certains efforts ont été faits pour protéger les personnes LGBTQI+ en Ukraine – comme une loi anti-discrimination introduite en 2015 –, les violences subies par la communauté ne datent pas de l’invasion russe. À l’été 2021, Ukraine Pride avait d'ailleurs organisé pendant six heures une rave devant le bureau présidentiel pour notamment dénoncer le manque d’action du gouvernement contre les crimes haineux LGBTphobes. Depuis le début de la guerre, ces activistes ont dû réimaginer leur rôle et admettent que ce type de militantisme est "en pause" car ils craignent que toute critique formulée à l’encontre des autorités ne soit ensuite récupérée par la propagande russe. Désormais, ils font donc front commun et portent même à l’étranger les revendications de leur pays, comme aux Prides de Varsovie et de Londres où, lors d’un discours prononcé à Trafalgar Square, les représentants d'Ukraine Pride ont réclamé l’envoi d’armes afin de "sauver des vies et protéger le ciel et son arc-en-ciel". "Un discours préparé en collaboration avec le bureau du président", confie aujourd'hui Sofiia Lapina.

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Des soldats comme les autres

Si les militant·es s’abstiennent, pour le moment, de critiquer ouvertement le gouvernement sur la question des droits LGBTQI+, l’irruption de la guerre a offert à ces activistes l’opportunité de mettre en lumière, sur les réseaux sociaux, la contribution des membres de la communauté à l’effort de guerre, notamment ceux qui ont pris les armes, en faisant valoir que ces soldats, prêts à mourir pour leur pays, méritent les mêmes droits que les autres. Leur revendication : l’accès au moins à une union civile entre partenaires de même sexe afin, in fine, de leur offrir un statut légal qui permettrait au conjoint d’un combattant blessé ou tué sur le front de lui rendre visite à l’hôpital ou de pouvoir prendre en charge, le cas échéant, sa dépouille. Une pétition mise en ligne cet été et réclamant l'ouverture du mariage aux couples homosexuels sur la base de cet argument, a récolté plus de 25.000 signatures, suffisamment pour nécessiter une déclaration officielle du président Zelensky, qui a finalement répondu que, si l’état de guerre interdit toute modification de la Constitution, il chargeait son Premier ministre "d’examiner la question soulevée"

"Les membres de la communauté LGBTQI+ qui sont sur le front ne sont en rien différents des autres soldats qui défendent leur patrie contre les envahisseurs", martèle Anton, 25 ans, venu au "bal" accompagné de son petit ami Maxim. Lui-même est volontaire depuis le début de la guerre et a notamment aidé à préserver les œuvres du musée d’art de Kherson, en grande partie pillé par les forces russes durant l’occupation de la ville. Après la guerre, dit-il, il sera l’heure d'une autre bataille. Et le jeune homme d'ironiser : "Malheureusement, il nous faut encore lutter contre l’homophobie, c’est l’ennemi russe qui est à l’intérieur des Ukrainiens".

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