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EuropeLGBTQI+ en Ukraine : "On est à la limite de la catastrophe humanitaire"

Par Nicolas Scheffer le 19/04/2022
Ukraine

[Entretien] La communauté LGBTQI+ en Ukraine est menacée par l'homophobie de Vladimir Poutine mais aussi, en interne, par une justice devenue inexistante sur le territoire en guerre.

Le 24 février, le leader de l'internationale homophobe a utilisé son armée pour envahir l'Ukraine. Deux mois plus tard, alors que l'armée russe avance dans le Donbass, dans l'est du pays, la communauté LGBTQI+ est en proie à une double menace. Celle de Vladimir Poutine qui fait de "l'idéologie LGBT" son cheval de bataille depuis 2013 mais aussi, à l'intérieur du pays envahi, celle de conservateurs ukrainiens dont les agressions restent sans réponse pénale, faute de pouvoir faire fonctionner le système judiciaire. Anna Leonova, directrice de Gay Alliance Ukraine, fait le point depuis Kiev pour têtu·.

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Peux-tu résumer la situation des personnes LGBTQI+ en Ukraine avant l'invasion russe ?

Anna Leonova : Depuis les années 2000, l'Ukraine est sous pression du modèle russe, notamment vis-à-vis de l'homosexualité. Mais de plus en plus, la société civile arrivait à faire reculer l'homophobie d'État. Ces dix dernières années, l'homophobie est devenue de moins en moins acceptable : les discours politiques homophobes sont critiqués, la présentation de l'homosexualité dans les médias a beaucoup évolué, et un média qui parle d'homosexualité n'est plus nécessairement marginal. Certains actes homophobes sont devenus inacceptables.

Néanmoins, beaucoup de choses ne sont pas résolues. En même temps qu'il y a une volonté politique d'être plus ouvert, de plus en plus de structures homophobes se créent. Le lobby orthodoxe a réussi à faire en sorte que toutes les discussion autour du Pacs pour les couples homosexuels échouent. Une réforme de la justice n'a également jamais eu lieu alors que, lorsqu'ils sont reconnus par la justice, les cas de discrimination sont très peu sanctionnés.

Et ce qui a évolué positivement ?

Tous les ans, le lobby religieux tente de remettre l'enseignement chrétien à l'école, mais la société civile le rejette à chaque fois et l'éducation reste laïque. En 2016, les protocoles médicaux et administratifs de changement de genre ont été modifiés et sont désormais parmi les meilleurs dans l'Europe de l'Est. Un dialogue a été entamé avec la police qui répertorie les actes anti-LGBT. S'ils n'en sont pas encore à faire de la prévention, pour eux, c'est désormais considéré comme une réussite d'arrêter quelqu'un qui s'en prend à des personnes LGBTQI+. Dans son rapport annuel, le Défenseur des droits écrit un chapitre sur la situation des LGBTQI+. Malgré la pression des lobby anti-LGBT, les marches des Fiertés peuvent avoir lieu et les localité assurent la protection des participants.

À quoi ressemble ta vie à Kiev depuis le 24 février et le début de l'invasion russe ?

Dès le départ, je faisais partie de ceux qui anticipaient la guerre. Avec ma compagne, on avait un projet pour quitter l'Ukraine, mais rien ne s'est passé comme prévu. Malgré les efforts du président Zelenski, au niveau local les autorités n'arrivent pas à gérer la situation, et les problèmes humanitaires et sociaux sont très importants. Le 26 février, on savait que les autorités de Kiev n'arriveraient pas à évacuer ni à approvisionner en alimentation les habitants. On a donc pris la décision de rester sur place pour aider la communauté. Depuis que les forces russes se sont éloignées de Kiev, c'est un peu plus facile. On cherche de l'alimentation et des médicaments pour les redistribuer. On gère également deux refuges : un hall de transit où l'on peut loger jusqu'à douze personnes pendant trois jours et un autre où les personnes peuvent rester jusqu'à deux semaines. C'est tout le soutien social que les personnes LGBTQI+ ont a Kiev. Il n'y a pas de structure de programme humanitaire de soutien à long terme, que de petites mobilisations locales. On est à la limite de la catastrophe humanitaire.

"Les difficultés économiques de l'Ukraine font que les gens n'ont généralement pas plus de trois mois d'économies."

Et ensuite, comment font-elles ?

Selon la loi de mobilisation, seules les femmes qui ne peuvent pas être appelées, les enfants et les hommes de plus de 60 ans peuvent sortir du pays. Au début, les autres cherchaient à partir en Ukraine de l'ouest, pour s'éloigner des bombes. Les difficultés économiques de l'Ukraine font que les gens n'ont généralement pas plus de trois mois d'économies. La priorité, c'est de trouver un logement stable et du travail, car le chômage a explosé. Les hommes n'ont pas le droit de sortir mais l'État ne les mobilise pas faute d'argent pour subvenir à leurs besoins en nourriture, en armes ou en vêtements. De l'autre côté, le secteur privé ne fonctionne pas. Ils sont donc un peu comme une réserve mais dont on ne sait pas quoi faire.

Quelles sont les difficultés spécifiques des personnes LGBTQI+ ?

Dans les territoires proches de ceux contrôlés par la Russie, des personnes disent subir un chantage sous la menace d'être outées. Des Ukrainiens homophobes leur disent "si tu veux rester, il faut que tu me paies pour que je t'oute pas auprès de l'armée russe qui arrive". Ces personnes ont des responsabilités familiales qui les empêchent de quitter la zone. Une fois que le territoire est occupé par les forces russes, il est très difficile de savoir ce qu'il s'y passe.

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À Kiev, en un mois, on a reçu dix signalements d'agressions verbales et physiques, notamment de la part de la défense territoriale. Ce sont des civils, parfois armés qui, à l'entrée des villes, vérifient tes papiers et peuvent regarder dans ton téléphone pour vérifier que tu n'es pas un espion russe. Ce n'est pas une armée, mais un peu comme une milice. Malheureusement, la défense territoriale est assez imprégnée des mouvements anti-gay. Les dix dossiers qui nous ont été rapportés concernent parfois plusieurs personnes. Généralement, ce sont des insultes mais il y a des cas où des personnes ont été frappées. Un cas concerne un homme qui s'est fait frapper avant de devoir travailler gratuitement pendant trois heures, il a dû déplacer de lourds sacs. À la fin, des insultes homophobes lui ont été inscrites sur le dos.

Comment pouvez-vous intervenir ?

La seule chose que nous pouvons faire, c'est d'écrire au procureur de Kiev ou au Défenseur des droits. Mais en raison de la guerre, le système judiciaire est bloqué. Nous n'avons pas beaucoup de marge de manœuvre. On diffuse des conseils via des boucles WhatsApp. Pour l'heure, ces cas sont très isolés. Mais, comme il n'y a pas de réponse à ces agressions, le risque est de les voir se multiplier : la guerre va durer et ce système judiciaire dégradé va durer.

La guerre va-t-elle selon toi réduire à néant les avancées qui avaient été obtenues en Ukraine ?

Je ne pense pas que tout sera perdu. La communauté LGBTQI+ en Ukraine est encore naissante. Ce qui a été acquis l'a été grâce à la société civile et aux discours sur les droits humains. Après la guerre, il est possible que les droits humains ne soient pas la priorité, mais tout ne sera pas à refaire.

  • Merci à Daiana Markosian qui a permis la traduction de cet entretien.

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Crédit photo : Lukasz Kobus / Commission européenne