La journaliste Marie Labory, qui présente l'édition française du journal d'Arte, retrace avec sa co-autrice Florence d’Azémar l'émergence d'une visibilité lesbienne dans l’Europe du siècle dernier, au cours d'un documentaire programmé ce 17 mai sur Histoire TV.
Tandis qu’elle passe la journée à la plage avec les siens, une fillette de huit ans s’éloigne pour marcher le long du rivage quand, soudain, une apparition. Là-bas, au loin, deux corps qu’elle distingue mal, puis plus nettement… ce sont des femmes qui s’enlacent ! L’enfant réalise tout à coup qu’une telle chose est possible et sent, confusément, qu’elle aussi aimerait la vivre un jour.
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Cette petite fille a désormais 47 ans. Journaliste et présentatrice d’Arte Journal, maman de deux jumeaux conçus grâce à une PMA (en Espagne, la France ayant tant tardé à l'ouvrir aux couples de femmes), Marie Labory a pris très tôt conscience de son orientation sexuelle, qu'elle a passé des années à cacher, à rejeter, "à haïr même". Impossible de s'appuyer sur l'histoire de toutes celles qui l’ont précédée : "On ne me l’avait pas racontée, il a fallu que je la découvre toute seule et bien après mon coming out, à 21 ans, c’est-à-dire bien après ma construction en tant que lesbienne".
Les lesbiennes pionnières, rebelles, effacées…
Le film Lesbiennes, quelle histoire ?, diffusé ce mercredi 17 mai à 20h50 sur Histoire TV, et qu’elle a co-écrit avec la productrice et autrice Florence d’Azémar, a comme son titre l'indique pour objet de combler ce manque. Le documentaire retrace ainsi la façon dont les lesbiennes ont vécu de 1900 à 2000, sont parvenues à se rencontrer, à s’aimer, à exister en France, en Allemagne et au Royaume-Uni. Chemin faisant, il met en lumière les figures publiques qui ont affirmé haut et fort leur identité, quitte à affronter l’ordre moral et politique au début du XXe siècle, ainsi que les institutions familiales et médicales dans les années 1960.
La riche Américaine Natalie Clifford Barney ouvre le bal, elle qui fut la première à employer le mot "lesbienne" dans ses recueils de poèmes en 1899, et non celui de "tribade" ou d’"homosexuelle". La danseuse Liane de Pougy, sa première grande histoire d’amour, s’engage aussi notablement à travers l'écriture de son Idylle saphique à la première personne. Un scandale dans un contexte où le lesbianisme est un péché pour l’Église et une perversion pour les médecins, mais un succès réédité 70 fois l’année de sa parution ! Le récit évoque successivement ces "pionnières" puis les "rebelles" de l’entre-deux-guerres, comme la comédienne Suzy Solidor ou l’écrivaine Marguerite Radcliffe Hall, poursuivie pour obscénité en Angleterre en 1928, alors que son roman Le Puits de solitude ne comporte pas une ligne érotique. Après la Libération et à l’heure du baby-boom, les "effacées" se retrouvent coincées dans un étau : l’époque cultive l’idéal de la femme au foyer, tandis que la psychiatrie et la psychanalyse en développement associent très fortement lesbianisme et anormalité. Il faudra toute la détermination des "guerrières" des années 60-80 pour qu’advienne le temps des "libérées".
Petite et grande histoire lesbienne
Pour reconstituer leur fresque, étayée par différentes intervenantes et historiennes, les autrices ont dû composer avec la gageure du manque d’archives audiovisuelles. "Il y en a très peu car les lesbiennes ont eu tendance à adopter l’adage « pour vivre heureuses, vivons cachées », explique à têtu· Marie Labory. De plus, des sources qui relèvent de notre histoire ne sont pas forcément identifiées comme telles, faute d’avoir été indexées avec le mot lesbienne." C’est donc pour contourner l’obstacle que la journaliste a décidé de retracer le parcours de celles qui l’ont précédée en le reliant au sien. "Aller chercher des traces de la vie intime d’individus lambda est extrêmement compliqué. Soit elles ont disparu, soit elles ont été supprimées par les familles. Comme je ne parvenais pas, faute d’images, à retracer un parcours « classique », j’ai décidé que le mien remplirait cette fonction. D’autant qu’il ressemble à celui de plein d’autres dans les années 70-90. Nous avons presque toutes connu la même chose : ne pas vivre notre identité, partir de chez nous pour le faire, nous récréer une communauté, découvrir nos sœurs…"
Cette personnalisation apporte au récit un supplément d’incarnation et d’émotion. Notamment quand la narratrice fait entendre les mots qu’elle consignait, à seize ans, dans son journal intime : "Je me sens anormale, presque parfois folle…" Face à la caméra, l’éditrice et militante féministe Suzette Robichon, 75 ans, se souvient, pour sa part, de ces amies qui durent subir "la contrainte d’hétérosexualité" ou des électrochocs censés les remettre dans le droit chemin. En 1977, lorsqu’une lesbienne, Elula Perrin, s’exprime pour la première fois sur un plateau télé dans l’émission L’huile sur le feu, on la confronte… à un psychiatre. Édifiant aussi ce dérapage incontrôlé de la joueuse de tennis Martina Hingis qualifiant Amélie Mauresmo de "demi-homme" après que la sportive s'est montrée à l’Open d’Australie avec sa petite amie en 1999.
"Je voulais montrer la dimension extrêmement vivante, bouillonnante des lesbiennes du siècle dernier."
Marie Labory
Mais si le 52-minutes ne masque pas les violences que certaines ont dû affronter, Marie Labory voulait aussi "un film qui fasse du bien" : "Quand j’ai commencé à aller chercher dans les livres, le cinéma, ce que pouvait bien être une lesbienne, à quoi elle pouvait ressembler, je ne trouvais que des représentations problématiques de personnes qui allaient très mal ou n’apportaient que du malheur. Je voulais un peu soigner tout ça et montrer la dimension extrêmement vivante, bouillonnante des lesbiennes du siècle dernier qui ont parlé de leur homosexualité, qui l’ont vécue joyeusement, sans jamais travestir ce qu’elles étaient, et qui se sont montrées belles, fortes, par leur courage, leur assurance, leur intégrité."
"Lesbiennes, quelle histoire ?" : une mise en garde
Empreint de gratitude envers celles qui ont permis aux générations actuelles de s’affirmer avec fierté, ce coup d’œil dans le rétro résonne, néanmoins, comme une mise en garde. Rembobiner le fil du temps permet de réaliser à quel point l’histoire va d’avancées en contrecoups. Avec, à titre d’exemple, un saisissant contraste entre la visibilité sans précédent des Années folles et la période d’ordre moral post-vichyste. "On dit que les droits des LGBT+ progressent. Mais le backlash dans l’histoire du féminisme et des minorités est documenté. Et nous sommes en plein dedans ! Voyez ce qu’il se passe aux États-Unis en matière de droits des femmes et des personnes transgenres."
Ce documentaire se fait fort d’entretenir la mémoire collective. Et notamment de rappeler combien le mouvement féministe des années 70 a été fondamental dans l’affirmation des lesbiennes, mais aussi combien ces dernières – Gouines Rouges en tête – ont contribué à le faire entendre. Savoir ce que l’on doit et à qui on le doit. Savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va. "Quand des personnes LGBT+ sont tentées par un vote pour l’extrême droite, il est utile de souligner que les luttes qui ont permis leur existence sont liées à des principes humanistes qui sont tout, sauf proches de cette aile politique." L'histoire nous éclaire, et ce film sort de l'ombre tout un pan qui y est trop longtemps resté.
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