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histoireDix ans du mariage pour tous : ce que l’on doit à l’épopée militante OuiOuiOui

Par Maëlle Le Corre le 21/04/2023
Oui oui oui

Tandis que les médias généralistes s'entichaient de Frigide Barjot et se laissaient hypnotiser par les banderoles bleues et roses de la Manif pour tous, les associations LGBT ont tardé à réagir face à la vague homophobe d'une ampleur inattendue qui s'est levée en 2013 autour du débat sur le mariage pour tous. Toutes ? Non ! Car un collectif initié par d'irréductibles lesbiennes a réactivé un activisme militant pied à pied contre les adversaires de nos droits…

"Sans OuiOuiOui, je serais restée, comme tant d’autres, traumatisée par ces mois de déchaînement de haine dans les rues françaises." Dans son livre Le Génie Lesbien, l’élue et militante Alice Coffin revient sur les mois de déferlement homophobe de 2012-2013, et rappelle comment un collectif d’activistes lesbiennes a tenu bon et maintenu un rapport de force face à la Manif pour tous (LMPT). Pour les dix ans cette année du mariage pour tous, plusieurs membres de OuiOuiOui racontent cet intense moment de joie et de rage militante.

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Novembre 2012. Le projet de loi sur le mariage pour tous (que de nombreux médias s'évertuent encore à appeler "mariage gay"), promesse de campagne de François Hollande, est présenté au Conseil des ministres. "Tout le monde nous disait 'ça va passer', le vote de la loi était vu comme une formalité", se souvient Alix Béranger, militante féministe et membre de La Barbe, groupe d'action féministe. Une insouciance qu'elle et d'autres activistes sont loin de partager : "On voyait le peu de courage politique et, déjà, une parole homophobe décomplexée avec une surreprésentation des opposants dans les médias…".

Faire face à la Manif pour tous

C’est ce constat qui va pousser Yuri Casalino à réunir d’autres militants. Une première réunion se tient au festival Cineffable, festival du film lesbien et féministe de Paris. Elle rassemble des personnalités de l’activisme féministe et lesbien, mais aussi du monde de la culture et des collectifs organisateurs de soirées. L’émulation est immédiate, tout le monde apporte des idées, des compétences, des réflexions, et l'on partage le savoir militant, les compétences et bonnes pratiques. "C’était un vrai espace de création et d’autosupport", décrit Veronica Noseda, alors engagée dans Les Dégommeuses. L'expérience d'activistes d’Act Up, comme Gwen Fauchois ou Fred Bladou, apporte aussi à OuiOuiOui la culture de la lutte contre le sida, le mariage constituant un enjeu majeur de protection pour les conjoints dont le partenaire est décédé. 

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Dès les premières "Manif pour tous", l'homophobie déferle dans les rues et le débat public. "En face, il n’y avait rien, constate Yuri Casalino. L’InterLGBT, pourtant une asso de manif, se rangeait dans un rôle de lobbying, c'était désespérant de voir qu’il n’y avait pas plus de mobilisation organisée." OuiOuiOui choisit alors de combler ce vide, et organise des rassemblements devant l’Assemblée nationale. "On s’est retrouvées à défendre une institution hétéropatriarcale alors qu’on aurait aimé au contraire la questionner. Ça a restreint la pensée critique", pointe Alix Béranger. 

La bataille médiatique des images

Dans la tradition d'Act Up, OuiOuiOui manie un humour ravageur et corrosif dans ses messages – "On veut la PMA, pas les gosses", "André Vingt-Trois Occupe Toi de ton Culte"… –, mais aussi les happenings : détournement de chant scout, actions devant un Léon de Bruxelles, chez Mariage Frères ou au rayon mariage des Galeries Lafayette. Le collectif fait preuve d’audace et de créativité pour donner aux médias ce qu’ils aiment : du visuel, du spectaculaire. Il va même au-devant des opposants au mariage pour tous, déployant une banderole "Coucou les homophobes" lors du passage de leur cortège. 

Dans le camp d’en face, LMPT a déjà réussi à capter l’attention. L’ambiance festive de ses mobilisations, l’énergie communicative de sa leader d’alors, Frigide Barjot, les foules compactes toutes de bleu et de rose : les médias généralistes mordent à l’hameçon, et se détournent des associations LGBT qui paraissent alors bien mornes. Dans Les Humilié·es (qui paraît le 3 mai aux Équateurs), la journaliste Rozenn Le Carboulec (passée par têtu·) analyse justement le rôle des médias durant cette période, leur fascination pour LMPT et leur responsabilité dans l’essor d'une mobilisation homophobe.

OuiOuiOui semble alors être seul à saisir l’urgence de mieux communiquer : "Il fallait occuper le terrain, explique Patrick Comoy. La Manif pour tous faisait parler d’elle, elle fournissait l’image et le discours médiatique, et nous effaçait !" Quelques grandes manifestations en faveur du mariage pour tous finiront par être organisées, en décembre 2012 puis en janvier 2013. Le char OuiOuiOui y fait hurler par la foule des "oui" orgasmiques. Là encore, le collectif veut rappeler une grande tradition des luttes queers : on peut militer dans la joie. "C’était dans nos manifs qu’il y avait la meilleure ambiance, qu’il y avait la meilleure musique. C’est là où on se marrait le plus", se remémore Patrick Comoy. 

C’est aussi l’identité graphique qui va contribuer à rendre OuiOuiOui visible. Deux couleurs, le magenta et le noir, une police "très lisible et très déclinable", et le tour est joué. Grâce à Adam Love, directeur artistique du label Kill The DJ : "En face, il y avait ce terrible logo avec les parents et les enfants, et beaucoup plus d’argent. On a montré, avec très peu de moyens, que nous aussi on pouvait avoir une image aussi frappante", résume aujourd’hui le graphiste. Pendant des années, les médias ont d'ailleurs continué d’illustrer leurs sujets sur la PMA pour toutes avec des photos d'agence montrant les militantes de OuiOuiOui portant leurs pancartes à bout de bras.

OuiOuiOui face à la "trahison socialiste" sur la PMA

Dès le départ, la stratégie de OuiOuiOui est d’exiger l’ouverture de la PMA dans le même temps que le mariage et l’adoption. La gauche se veut rassurante et promet qu'elle passera dans les mois suivants. Mais au sortir des débats, le collectif reste méfiant et refuse de crier victoire. "On avait compris dès le début que les lesbiennes seraient sacrifiées sur l’autel du mariage", analyse Veronica Noseda. Après la promulgation de la loi Taubira, OuiOuiOui continue de rappeler la gauche à ses engagements. 

L'histoire donnera raison à la défiance du collectif : en février 2014, le gouvernement Valls renonce à la loi Famille, cédant à la pression de LMPT qui décroche là une victoire. Le lobby réactionnaire a réussi à peser sur les choix politiques du gouvernement socialiste. OuiOuiOui retourne dans la rue… mais la communauté LGBT semble être passée à autre chose. Où sont les associations ? Veronica Noseda se souvient d'une déférence à l’égard de la gauche, et accuse une "InterLGBT très inféodée au PS", avec "des accointances" entre militants et politiques. Alix Béranger regrette la dépolitisation du milieu associatif qui a failli à maintenir un rapport de force pour l’ouverture de la PMA : "Les gays n’ont pas été à la hauteur et n’ont pas fait le travail de déconstruction féministe."

En juin 2014, lors de la marche des Fiertés de Paris, OuiOuiOui se paye le cortège de tête où paradent les politiques en arborant les visages de François Hollande et de Manuel Valls barrés des mots "traître" ou "lesbophobe". Il faudra attendre 2021 pour que la PMA soit ouverte aux couples de femmes et aux femmes célibataires, à travers la révision de la loi bioéthique. Les personnes trans en sont toujours exclues à l’heure actuelle.

Colère et joie militante

Non rigidifié en une structure associative, OuiOuiOui a depuis évolué au gré des énergies et a constitué une rampe de lancement pour de nouvelles structures militantes : l’Association des journalistes LGBTI (AJL), fondée dans la foulée en réaction au fiasco médiatique de cette période, le fonds de dotation Lesbiennes d'Intérêt Général (la Lig) ou encore l’EuroCentralAsian Lesbian* Community (ELC).

"La droite a fait émerger de nouvelles figures en 2013, mais le mouvement LGBT français a aussi évolué de façon durable vers un activisme un peu plus politique", estime Yuri Caslino. "Dans une période de haine décomplexée, OuiOuiOui nous a permis de faire corps, et ça c’était politique", salue aujourd’hui Alix Béranger. Et Veronica Noseda d'en rappeler l'esprit : "Si la colère était le moteur, elle prenait la forme d’une joie militante, c’est aussi ça qui a caractérisé l’esprit du collectif".

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Crédit photo : THOMAS SAMSON / AFP