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portrait"Drag Race France" : Ranobrac, photographe officiel des queens

Par Maxime Fettweis le 23/08/2023
Ranobrac, photographe officiel de "Drag Race France"

Nourrissant une passion pour l'univers drag, Jean Ranobrac n'a pas attendu l'émission Drag race France pour porter son objectif sur les queens et figer leur art éphémère dans des clichés pop.

"Paillasson arc-en-ciel", indique Jean Ranobrac dans ses mails pour guider ses invités dans son immeuble jusqu'au deux-pièces où il vit. C'est là, dans le XXe arrondissement de Paris, que le photographe accueille drag débutantes et expérimentées pour leur tirer le portrait. Le jour de notre visite, Mami Watta et Moon trônent sur l'immense toile blanche qui recouvre, du mur au sol, la moitié de l'espace. Leur hôte est dans un coin de la pièce, de noir vêtu. Les deux candidates de la deuxième saison de Drag Race France s'apprêtent à passer devant l'objectif du "photographe préféré des queens", comme l'a adoubé Nicky Doll en personne. Pinceaux, colle et palettes de maquillage disséminés sur une table sont les vestiges des trois heures de préparation des artistes, tandis que des valises débordent sur le canapé de tissus colorés. 

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"Tu pourras me cincher [affiner la taille] genre comme Vespi ?", demande la candidate suisse en référence à sa guêpe de concurrente dans le show. "Pas de souci, je verrai ce que je sais faire en post-prod." Retoucher, Ranobrac sait faire. Diplômé de l'école des Gobelins, il a passé ses journées, pendant trois ans, à enlever des poussières sur des sacs à main. Son attrait pour les drag queens était déjà éveillé. "Je bossais toute la journée en retouche puis quand je rentrais chez moi, il y avait des drags qui m'attendaient devant ma porte. On shootait jusqu'à 23h, puis je retouchais les photos qu'on avait prises la nuit. Le lendemain, je repartais au boulot." 

Fascination drag

D'aussi loin qu'il se souvienne, le jeune Ranobrac – pseudonyme tiré de son nom de famille – a toujours feuilleté les albums photos de famille. "Pour mes quinze ans, j'ai reçu un appareil photo à Noël", évoque l'artiste, quelques boucles entremêlées au-dessus de la tête. Son nouvel outil à la main, il en fait un allié pour combattre sa timidité. "Je suis devenu le photographe de ma bande de potes. C'était plus facile pour ne pas me sentir sur le côté, j'avais trouvé mon utilité dans la société." 

Le contact des flashs et des objectifs lui plaît. À 19 ans, il découvre Lyon pour se former. Écumant les soirées, il a une révélation en tombant sur Messalina Mescalina, une créature "aussi effrayante que fascinante". Curieux, il la contacte sur un réseau social et demande à l'accompagner avec son appareil photo dans une session de maquillage. La photographie est un prétexte à sa curiosité.  "Je suis arrivé avec mes questions basiques, en lui demandant pourquoi elle faisait ça, si je devais dire il ou elle, si elle considérait son drag comme un personnage ou comme elle-même..." Il en ressort avec des réponses, des dizaines de photos et une fascination encore plus grande. Ranobrac multiplie ensuite les incursions auprès de drags lyonnaises, dans ces univers nocturnes "où certaines choses qui n'existent pas en plein jour prennent vie". Faux-cils et talons hauts lui permettent à son tour d'épouser les traits de son double extravagant. "J'étais devenu une drag parmi les drags et je prenais les photos en soirée, j'avais une vision à 360 degrés. Je sais la frustration de mettre de l'effort pour créer un look, un univers et ne pas avoir de souvenir, donc j'étais vraiment très procédurier pour que tout le monde ait sa photo." 

L'expérience ne durera que quelques mois après son arrivée à Paris pour conclure ses études. Il délaisse son drag, "trop énergivore et envahissant", mais l'expérience a laissé des traces “qu'on n'apprend pas à l'école”. La mission du jour : immortaliser le binôme dans la même tenue, pourtant unique. "Tu te sens comment ?", adresse-t-il à Moon. "Au top." Elle est habillée, Mami Watta est à moitié nue, l'inconvénient d'avoir une tenue pour deux. "Travailler avec les drags, c'est penser à elles avant tout, avoir des pailles pour qu'elles puissent boire sans abîmer leur maquillage ou de la colle à faux ongles... Je veux que toutes les personnes qui viennent dans mon studio se sentent bien." Le photographe enchaîne les positions inconfortables sur le sol face à des corps contorsionnés sous une pluie de flashs, façon stroboscope. La magie du montage fera le reste. 

Artisanat fabuleux

"Fierce", "menton", "legs". Les instructions sont précises, le matériel professionnel, mais l'artisanat des débuts n'est jamais loin, comme l'atteste la position de Mami Watta, les fesses posées sur deux coussins tirés du canapé pour qu’elle soit plus haute que sa concurrente. Ranobrac a fait ses premiers pas en studio à base de "projecteurs Bricorama et parapluies de mariage" : "Je faisais des trucs qui me faisaient plaisir, des mecs à poil, des séries cools mais pas très créatives. À un moment, ça m'est apparu comme une évidence que les drags seraient des modèles idéales aussi en studio." 

En 2017, Ranobrac contacte Thiggy Thorn, un clubkid voisin. Son défaut : il immortalise ses looks en selfie avant de partir en soirée. "Je lui ai dit : 'Tes selfies ne sont pas très quali. Quand tu te maquilles, dis-le moi, je viens pendant dix minutes te prendre en photo, comme ça tu auras quelque chose de net.'" Exit les photos à la volée dans l'euphorie de soirées, son travail autour du drag déménage dans les espaces exigus d'appartements parisiens. Caméléon, Jean Ranobrac se raccroche à l'univers de ses modèles. Par messages vocaux, ils imaginent ensemble des décors pour immerger leurs looks. Le photographe les façonne ensuite à l'aide d'une intelligence artificielle. Un "style Ranobrac" se dégage avec les années, qu'il décrit comme "pop et coloré, où les modèles sont portés de manière symétrique comme des icônes religieuses"

Les deux créatures de Drag Race France ont délaissé le fond blanc et observent les clichés sur l'écran d'ordinateur placé dans un coin de la pièce. "Han j'adore, ça va être fab'", s'extasie Moon. "Ce n'est pas toujours évident. Il faut s'adapter aux egos, aux envies et prendre soin de leur démarche artistique", commente l'auteur des photos. Les horaires des shootings sont aussi un point d'adaptation quand on travaille avec des queens. Si les deux du jour ont calé leur après-midi pour immortaliser leur tenue, Ranobrac est un habitué des rendez-vous nocturnes. Il s'adapte à l'heure des retours de boîte de nuit, étonné par sa propre capacité à rester pro passé trois heures du matin.

Arts politiques

Après six ans à tirer le portrait d'artistes, le photographe se considère membre de la communauté drag. "Je mange drag, je dors drag, mes amis sont des drags, ma famille choisie sont des drags donc ça m'apporte beaucoup de problèmes mais aussi beaucoup de joie. Je ne me considère pas drag mais je connais tous les codes, j'existe à leurs yeux et avec elleux."

Alors quand le service public annonce le premier concours de drag queen organisé à la télévision française, il postule logiquement. "Je leur ai envoyé un mail en disant : 'Je ne suis pas drag queen mais je suis photographe, si vous avez besoin je suis là.'" Deux mois plus tard, il fait irruption dans l'épisode inaugural de l'émission. "J'ai compris son impact quand j'ai reçu des messages de gens à qui je n'avais plus parlé depuis quinze ans", rembobine-t-il. Après avoir été spectateur de l'évolution de la scène parisienne, il n'hésite plus à quitter la capitale pour découvrir des artistes plus libres, conscient que Drag Race France uniformise l'art du drag.

Rappelé pour le second cru du programme, il s'est démuni fin 2022 de la stabilité de son travail de retoucheur, rassuré par l'importante demande des artistes, aux looks souvent éphémères sur scènes mais éternels en photo. Ranobrac mesure la portée politique de laisser une trace. "Les drag sont des assembleueuses de créations, des cheffes d'entreprise souvent aidées par des milliers d'artistes pour composer ce qu'ils renvoient. Je suis là pour ancrer tout ce travail à la fin de l'assemblage." Belle chute.

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Crédit photos : Ranobrac