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livre"Les Plaines", "Hors saison", "22h" : trois romans gays à lire cette rentrée

Par Morgan Crochet le 15/09/2023
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[Article à retrouver dans le têtu· de l'automne disponible en kiosques] Publiés dans les collections Blanche et Scribes de Gallimard, trois romans gays se sont illustrés cette année, Les Plaines, Hors saison et 22h. Pampa argentine, station de ski ou ville moyenne au sous-sol labyrinthique, il ne reste plus qu'à choisir votre destination.

Vivre sans l’autre, sans sa présence, et réinvestir un quotidien désolé. L’Argentin Federico Falco a construit son roman, Les Plaines, comme un journal de bord chapitré par saisons, et dont les premières lignes débutent après une rupture. Celle d’un homme au cœur brisé, dont les sentiments qu’il ressent encore sont les seuls vestiges de sa dernière histoire d’amour, qui l’a poussé à fuir. Fuir Buenos Aires, son ex Ciro, leur maison à peine construite, pour retourner sur les terres de son enfance, la plaine spectaculaire de la pampa argentine qu’il avait tout fait pour quitter, pour ne pas “vieillir au son des semailles et des récoltes”, et avoir une vie à part, une vie comme dans les livres. Et puis devenir écrivain. Rencontrer l’amour. Rompre à jamais la solitude, du moins le croyait-il… De l’histoire d’amour, il ne reste que quelques souvenirs, ceux des débuts, et hélas ceux d’hier, les derniers, les phrases assassines et la grande cruauté. 

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Occupé chaque jour à travailler la terre de son potager, qui lui permet de tout reprendre à zéro, le narrateur des Plaines s’interroge, revisite son enfance, sa vie d’adulte, son couple – “personne n’est plus indésirable que celui qu’on a cessé de désirer” –, sous le soleil de plomb et le paysage dur, exigeant, de Zapiola, le village poussiéreux où il s’est installé. Les Plaines est le contraire d’un roman pastoral. Ici, la nature n’est a priori d’aucun secours, qui crée des nuages de poussière s’élevant pour stagner au-­dessus des champs. Elle torture, quotidiennement. Et plus le narrateur réfléchit – “Nous ne nous sommes pas séparés, c’est lui qui nous a séparés” –, plus elle frappe, plus le soleil brûle. Son visage sale et giflé par le vent se couvre bientôt d’une terre salée, tandis que la sécheresse fissure les sols, que les orages ne guérissent pas ; il faut planter, creuser, ratisser, semer et se reconstruire dans cette campagne cruelle, sournoise, avide du moindre fléau, et surtout impossible à quitter, à négliger, au risque d’encore tout perdre. Alors le corps se fatigue, et l’esprit se vide un peu plus chaque jour. La terre demande plus d’énergie que la douleur d’aimer en vain n’en réclame. Elle oblige à tenir debout, à vivre.

Hors saison, de Basile Mulciba

Cette nature, le personnage principal de Hors saison, premier roman de Basile Mulciba, lui aussi en fuite, l’éprouve différemment. Étudiant en médecine, il plaque tout du jour au lendemain pour travailler dans un hôtel situé dans une station de ski de moyenne montagne. Il ne sait pas combien il sera payé, pas même ce qu’il aura à faire. Mais peu importe. Tant qu’il s’en va. Et tandis que le narrateur de Federico Falco s’échine à en perdre la raison, Yann apprend à goûter l’ennui en attendant qu’il se mette à neiger. Seulement chaque matin, les alpages sont plus verts que la veille, forçant les saisonniers et les rares habitants de cette station d’un autre âge à faire face au calme qui s’installe, quitte à s’entendre penser.

Hors saison est un roman au temps suspendu et aux brumes laiteuses venues des bois, qui rampent discrètement sur les sols et finissent par tout engloutir. Dans la chaleur moite de l’hôtel, dans la forêt où il se balade, au bar de la station où il passe du temps avec les autres, Yann observe ce petit monde résilient et voué à disparaître, tandis que les températures augmentent et que l’espoir de voir neiger se réduit comme peau de chagrin. Tout cela a-t-il un sens ? Doivent-ils rester, patienter quelques jours encore… ou partir ? Et puis à quoi bon avoir quitté une vie trop ordonnée pour rejoindre un monde figé par l’attente ? Si ce n’est la présence d’un homme, Hans. De sa nuque et de ses épaules. Et puis sa façon d’être ici et non ailleurs. Sa façon de tenir droit face à l’adversité.

Une des particularités de ce roman réside en la douceur de son désir. On attend qu’il neige comme on attend qu’un regard se pose enfin sur nous, avec une sorte de fatalité propre au climat de montagne. Et c’est quand la station se vide, quand plus personne n’ose espérer que de lourds nuages puissent se répandre un instant sur les pistes, que le désir des hommes prend le relais. Que les corps se rencontrent. Que les attractions se produisent. “L’attente commence quand il n’y a plus rien à attendre, ni même la fin de l’attente”, écrivait Maurice Blanchot dans L’Attente l’oubli. Ici aussi, le temps semble peu à peu s’enrouler sur lui-même, et l’attente perdre toute visée. Parce qu’elle ne guérit pas. Ne résout rien. Et n’a peut-être d’autre raison d’être que de se vivre pleinement.

22h, de Natan Valmy

Comment faire le portrait un homme ? En racontant sa vie, de sa naissance à ses derniers jours ? Ou quelques moments clés de son existence, une période particulière ? En lui donnant la parole ou en interrogeant ses proches ? Le premier roman de Natan Valmy, 22h, sorti en mars, s’attache à décrire Ago, amant d’un certain Monsieur V, bien plus âgé que lui, hospitalisé en soins palliatifs, et qui semble l’avoir initié à une sexualité brutale et jouissive. En son absence, quand il n’est pas occupé à se perdre dans le grand tableau noir accroché au mur du salon du vieux, dont il occupe désormais la maison, Ago reçoit des hommes, des adorateurs qui lui donneraient leur vie, avec lesquels il baise, dont il cède aux avances insistantes, aux désirs contagieux.

“Ago c’est un truc bateau mais dans lequel tout le monde veut monter”

En parallèle, Flynt, un ex-amant dont il a brisé le cœur, et Proust, qui l’a aimé et enquête à son sujet, n’en finissent pas de creuser l’énigme de sa vie. Qui était Ago ? Pourquoi a-t-il fasciné tous ceux qu’il a croisés, dans lesquels il a fourré sa queue “parfaite” ? “Ago c’est un truc bateau mais dans lequel tout le monde veut monter”, un homme “misérable en tout”, capable de se soumettre et de soumettre n’importe qui. Il est le “soleil noir” énigmatique de l’auteur, qui n’hésite pas à nous perdre dans les “souterrains” qu’il habite, et la petite ville à l’histoire sombre où se situe son roman rempli de mystère, à la nuit palpable.

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