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interviewKirill Serebrennikov : "Je veux faire de «Lohengrin» une œuvre anti-guerre"

Par Aurélien Martinez le 22/09/2023
Kirill Serebrennikov

Le metteur en scène russe aujourd’hui installé à Berlin Kirill Serebrennikov présente à l’Opéra de Paris une mise en scène de Lohengrin de Wagner en forme de cri du cœur contre la guerre en Ukraine. Rencontre avec un artiste engagé, notamment auprès de la communauté LGBT.

Artiste en lutte contre le pouvoir russe et engagé contre la guerre en Ukraine, homosexuel soucieux du sort des LGBT de son pays d'origine, qu’il a fini par quitter au printemps 2022… Kirill Serebrennikov, fils d’un père russe juif et d’une mère ukrainienne, s’exprime depuis plus de vingt-cinq ans autant par ses mots, forts, qu’à travers ses œuvres – au cinéma (Leto en 2018, racontait la naissance d’une contre-culture rock dans l’URSS des années 1980), au théâtre (Outside au Festival d’Avignon 2019, évoquait le poète et photographe chinois homosexuel Ren Hang) ou encore à l’opéra.

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Un travail engagé poursuivi en février dernier dans La Femme de Tchaïkovski – film centré sur l’amour destructeur d’une femme pour un homme s'interdisant d’être homosexuel, mélodrame poignant vu par certains russes comme faisant la promotion des valeurs occidentales décadentes – et aujourd'hui dans sa mise en scène pour l’Opéra de Paris de Lohengrin de Wagner sur fond de guerre en Ukraine.

Rencontre sur la terrasse de l’Opéra Bastille (après une répétition) avec cet ancien directeur du théâtre Gogol à Moscou, aujourd’hui heureux, à 54 ans, de sa nouvelle vie à Berlin… et des opportunités qu’elle lui offre : il va prochainement sortir au cinéma une adaptation du roman Limonov d'Emmanuel Carrère, une autre de La Disparition de Josef Mengele d’Olivier Guez et a pour projet de tourner une série, annoncée par Variety comme érotique et subversive, autour du Fantôme de l'Opéra de Gaston Leroux.

Comment vous êtes-vous retrouvé à mettre en scène Lohengrin à l’Opéra de Paris ?

Ils m'ont fait cette proposition il y a trois ans. Et comme c'est pour moi l'une des plus belles œuvres du monde, je n'ai pas pu refuser ! Je me suis beaucoup préparé en amont, pour pouvoir arriver sur place et tout composer en six semaines. C’est pour ça que je dis souvent que l’opéra et le cinéma se ressemblent beaucoup dans leur processus de création.

Dans l’œuvre originale, l’héroïne est accusée d’avoir tué son frère. Mais dans votre mise en scène, le jeune homme est mort à la guerre. Ce parti pris résonne fortement avec l’actualité…

Évidemment, dans l’œuvre de Wagner il n’est pas question de l’Ukraine, c’était la guerre en général. Mais aujourd’hui, son œuvre rencontre cette guerre traumatisante, suicidaire, qui ne se termine pas, où chaque jour des gens meurent. Je veux vraiment faire de ce spectacle une œuvre anti-guerre.

Vous ne vivez plus en Russie depuis le début de la guerre. Cet exil n’est-il pas trop difficile ?

C’est une question compliquée pour moi. Peut-être attendez-vous que je vous réponde que je souffre beaucoup, mais ce serait mentir. J'ai maintenant une nouvelle vie passionnante à Berlin… Mon seul regret par rapport à la Russie, ce sont mes amis, qui viennent me voir de temps en temps, et surtout mon père, à qui j’essaie de parler tous les jours par Zoom.

Est-ce compliqué d’être aujourd’hui un artiste russe en Europe ?

Je me considère désormais comme européen russophone. J’apprends l’allemand et j’essaie d’améliorer mon français – que j’ai étudié plus jeune à l’école soviétique. Je ne comprends pas les Russes qui soutiennent les meurtres perpétrés en Ukraine. D'ailleurs, de leur point de vue, je ne suis pas des leurs.

Les autorités russes vous reprochent également votre film La Femme de Tchaïkovski, qui montre le compositeur tourmenté par son homosexualité.

J’ai toujours été étonné de cette volonté qu'ont les Russes de passer sous silence des tas de choses concernant leurs plus grands génies, comme Tchaïkovski, Tchekhov, Dostoïevski ou encore Tolstoï. Moi j’ai simplement parlé de qui était vraiment Tchaïkovski, c'est-à-dire un artiste passionnant d’une grande complexité, ce que beaucoup ne veulent pas voir.

Le film, présenté à Cannes en 2022, n’est pas sorti en Russie…

Oui, et il n’est pas prêt de sortir avec cette loi adoptée récemment sur la "propagande LGBT". Si un jour on arrive à présenter le film là-bas, ce sera un signe de changement. 

Comment est-ce d’être LGBT aujourd’hui en Russie ?

Appartenir à la communauté LGBT en Russie, c’est être en danger de mort, puisque la loi que je viens d'évoquer légitimise la violence. Il y a plusieurs années, alors qu’une partie de la presse russe était encore libre, on m’a demandé quels conseils je donnerais aux jeunes LGBT. J’ai répondu : "instruisez-vous, devenez les meilleurs dans votre profession et partez le plus vite possible." Beaucoup, à l’époque, m’avaient engueulé, mais maintenant on voit bien que j’avais raison. Quand tu te trouves dans un endroit où ta vie est menacée, il faut partir et aller là où tu peux être heureux. Peut-être que vous aviez envie de quelques notes d’optimisme, mais je n’en vois aucune.

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>> Lohengrin, à l’Opéra Bastille (Paris) du 23 septembre au 27 octobre. La Femme de Tchaïkovski, sortie en DVD le 26 septembre.

Crédit photo : E. Bauer