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reportageDe Bambi à Romain Brau, Madame Arthur perpétue le cabaret queer à la française

Par Aurélien Martinez le 22/09/2023
Cabaret Madame Arthur

À Paris, le cabaret Madame Arthur et ses créatures chantantes mettent des paillettes dans les nuits de Pigalle. Depuis la réouverture en 2015, le succès est tel que l’équipe, qui vient en cette rentrée de rajouter une soirée hebdomadaire de spectacle (le dimanche), a pour ambition d’envahir toute la France. Reportage en coulisse et sur scène.

"Ok, j’ai mis mes talons aiguilles et mes bas résille, oh yeah j’ai mis mon mascara et gardé mes poils dessous les bras, j’ai des bijoux autour du cou, moi des paillettes dans tous les trous, bienvenue, bienvenue chez Madame Arthur, le cabaret de la démesure…" – à chanter sur l’air de "Waterloo", d’Abba. Un soir à Paris, dans le quartier Pigalle, au 75 rue des Martyrs pour être précis. Dans la grande salle du cabaret Madame Arthur, quelque 25 tables sont occupées par une partie du public en plein dîner. Le reste s'agglutine derrière et au balcon, debout. Il est 21h, c'est le début du show consacré à Abba. Sur scène, Bili L'arme à l'œilLa BicheMaud'Amour et le pianiste Grand Soir, quatre "créatures" (c’est ainsi que se définissent les artistes chez Madame Arthur) tout en maquillage, talons et strass, se lancent dans une heure de récital autour des grandes chansons du groupe suédois. Des morceaux adaptés en français puisqu’ici, on ne pousse la chansonnette que dans la langue d’Édith Piaf, et avec les mots de Madame Arthur.

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"La traduction littérale, ce n’est pas toujours très intéressant. On se permet donc de tout réécrire pour raconter ce que l’on a envie de dire", nous explique dans les coulisses Bili L'arme à l'œil. Avec le quatuor, "Dancing Queen" devient "Dancing Gouine", "Chiquitita" se transforme en "Patriarcat" et "Voulez-Vous" prend des airs de leçon sur le consentement. "Ce n’est pas nous qui allons à Abba, c’est Abba qui vient à Madame Arthur. Les réécritures sont ancrées dans ce lieu mythique et dans ce que chacun de nous défend – gouine gouine gouine pour moi ! Car du moment où tu dis qui tu es, où tu revendiques une identité sur un plateau, tu visibilises qui tu es et ça, c’est engagé, militant", développe Bili. Même si d’autres appropriations sont moins politiques, plus loufoques, telle "Money, Money, Money" pastichée en "Monet, Poney, Michet". Compliqué pour celles et ceux qui espéraient chanter avec les artistes, malgré le fait que l’air soit tout de même reconnaissable grâce au pianiste Grand Soir : "Étant tout seul au piano, j’ai pris le parti de coller aux originaux pour donner la sensation que ce sont les vrais morceaux. Comme ça, le public peut se concentrer sur les réécritures."

"Gang Bang", "Mon fist ma bataille"

22h, fin du spectacle sous un tonnerre d’applaudissements. Après une heure de pause occupée par un blind test criard, les quatre artistes investissent une autre scène plus petite, celle du cabaret historique, pour une nouvelle heure de spectacle libre. Chacun enchaîne alors ses hits, des réécritures comme des versions originales – quelle reprise incroyable de "La Femme chocolat" d’Olivia Ruiz par Maud’Amour, qui demande au public de la goûter ! "Dans cette configuration, on est très proches du public, c’est là où il peut y avoir les moments les plus forts. On lâche tout, surtout après le stress du premier show", confie La Biche. Ce soir-là, elle-même interprète son grand tube sur l’air de "Bang Bang (My Baby Shot Me Down)" de Cher : "J’étais seule ils étaient dix, ils étaient de la police, ils finissaient leur service, c’était un soir près de Nice, Gang Bang !" Beaucoup, dans le public survolté, la connaissent déjà par cœur, ce titre étant l’une des signatures de Madame Arthur. Au même titre que, par exemple, "Mon fist ma bataille" de Tony Blanquette ("Vas-y mets deux doigts, ça m’fait pas peur…"), "L’Homo à la moto" de Lola Dragoness Von Flame (sur le classique d’Édith Piaf) ou encore une autre version de "Dancinq Queen" par Martin Poppins, hommage lyrique déchirant aux morts de l’épidémie du sida.

Minuit, fin de la soirée pour les artistes qui se lancent dans l’interprétation collective du "Bibi", hymne de Madame Arthur transmis par Bambi, figure tutélaire du lieu qui y officia il y a plus de 50 ans. "C’est la vie, avec tout son esprit, que vous offre Paris !" Là aussi, de nombreux habitués s’égosillent en chœur avant l'ovation.

Un cabaret de l'après-guerre

En 2023, Madame Arthur, c’est un cabaret à succès avec, en coulisses, quelque 80 personnes, et sur scène autour de 25 créatures venues du chant, de la musique, de la comédie, du burlesque et qui, par groupes de quatre, proposent chaque semaine un show différent autour de l’univers d’un artiste ou d’une thématique – le carnaval, la politique, l’Italie… Mais ce cabaret est aussi le fruit d’une longue histoire.

Tirant son nom d’une chanson du XVIIIe siècle écrite par le romancier Paul de Kock, et popularisée dans les années 1920 par Yvette Guilbert, le cabaret de travestis ouvert en 1946 fut, dans la deuxième moitié du XXe siècle, une place forte des nuits parisiennes interlopes. Sur scène, des artistes aujourd’hui mythiques comme Bambi, Coccinelle ou Galia Salimo. Le père de Serge Gainsbourg y a été pianiste, remplacé parfois par le fiston. "Le spectacle commençait vers onze heures du soir et se terminait vers cinq heures du matin. Il était composé de tableaux à thèmes qui duraient entre trente et quarante minutes et étaient séparés par des entractes pendant lesquels le public dansait sur la scène", écrit Marie-Pierre Pruvot (Bambi) dans son ouvrage Madame Arthur, rappelant tout de même que deux hommes ne pouvaient danser ensemble à l’époque, sous peine d'atteinte aux bonnes mœurs.

Ces années-là, Madame Arthur écrit sa légende. "On a dit que l’immense succès qu’a remporté Madame Arthur est dû à deux facteurs : la soif d’amusements de l’après-guerre et l’absence de télévision dans les foyers. Il en existe un troisième bien plus important encore : l’excellente animation", écrit toujours Bambi. Mais avec les décennies, l’attrait pour le lieu s’émousse, dans un Pigalle en mutation. Le public se fait moins nombreux, et le cabaret baisse le rideau pour de plus ou moins longues périodes, avant de définitivement fermer en 2010. Jusqu’à ce que le patron de la salle de spectacle Le Divan du monde (aujourd’hui intégrée à sa voisine Madame Arthur), décide en 2015 de rouvrir le 75 bis avec l’idée de "perpétuer cette tradition de la fête, du spectacle et du cabaret travesti, en l’ancrant dans le monde d’aujourd’hui".

La mission de Romain Brau

Peu de temps avant la réouverture en 2015, Fabrice Laffon, entrepreneur étranger au monde queer, rencontre Romain Brau, performeur et styliste tout juste arrivé à Paris – il a depuis été vu au cinéma dans les deux volets des Crevettes pailletées. Les deux font rapidement affaire, Romain Brau se voyant confier la mission de redonner vie au cabaret mythique, avec deux autres artistes de son choix – le chanteur Monsieur K et le pianiste Charly Voodoo. Si les débuts sont difficiles, le trio jouant parfois devant une salle presque vide, leur détermination ne faiblit pas, se souvient Romain Brau, que l’on interviewe entre deux répétitions d’un show à venir. "J’ai adoré le public de la réouverture parce que c’était tous nos potes du milieu queer de Paris : les pédés modasses, les lesbiennes chicos… Le milieu intello un peu trashouille, en gros." De futurs grands nom de Madame Arthur les rejoignent au fur et à mesure – Patachtouille, l’Oiseau joli, Corrine…, jusqu'à ce que la sauce prenne pour de bon. Aujourd’hui, le succès du cabaret dépasse largement le milieu queer, notamment grâce à l’institutionnalisation des shows par thème. "Maintenant, s'amuse Romain Brau, on pourrait même faire des thèmes à chier, ce serait tout de même complet parce que les gens savent bien qu’avec n’importe quoi on arrive à faire des trucs qui tiennent la route !"

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D'ailleurs Fabrice Laffon le sait bien, lui qui voit toujours plus grand alors que les murs de son cabaret ne sont pas extensibles – il peut accueillir 350 personnes lors des spectacles, et 750 en mode club. En véritable homme d'affaires bien décidé à "faire grandir la renommée de Madame Arthur", il s’est lancé, avec l’aide de son équipe, dans un programme de tournées initié avant le confinement et relancé depuis lors. Certains spectacles partent ainsi dans d’autres villes de France, que ce soit dans des salles de concert, des théâtres ou des salles de location. Tel celui sur Mylène Farmer, qui sera créé fin septembre avant d'être joué le 6 octobre à Bordeaux. "À terme, on aimerait bien avoir quelques métropoles où l’on pourrait venir régulièrement à l’année, tous les deux-trois mois par exemple", complète Fabrice Laffon, qui imagine également emmener, un jour, ses artistes jouer à l’étranger. "Madame Arthur est une femme qui fit parler d'elle longtemps", comme le chantait Yvette Guilbert…

Madame Arthur s’allonge

Retour à Paris. Il est minuit passé chez Madame Arthur. Tandis qu'une partie du public quitte les lieux, l’autre poursuit la soirée dans les nombreux espaces du cabaret transformés progressivement en club. Dehors, une foule impressionnante (et jeune) patiente pour accéder aux salles et danser toute la nuit au son de gros tubes en français, anciens comme récents (on peut même entendre parfois les fameux "Lacs du Connemara" !). Le vendredi et le samedi, la nuit est entrecoupée par quelques shows musicaux d’autres créatures proposés au dernier étage. Fabrice Laffon : "Au fur et à mesure que la soirée avance, on a identifié que oui, on devenait très hétéro." La rançon de la gloire. C’était pour revenir à l’essence même de Madame Arthur que l’équipe avait lancé l’an dernier, le dimanche, des soirées estampillées queers et joliment nommées "Sans contrefaçon". Mais malgré une chouette ambiance dans le petit espace cabaret et quelques invités de marque (Arielle DombasleFishbach…), elles ont été arrêtées au printemps.

En cette rentrée, l’équipe a choisi d’offrir une représentation de plus à ses spectacles hebdomadaires, donnés maintenant du jeudi au dimanche soir. Une opportunité supplémentaire d’élargir les mentalités, les artistes ayant bien conscience de s’adresser à un public varié. Lors des spectacles, les créatures jouent souvent avec la partie hétéro du public, qu'elles n'hésitent pas à taquiner. Comme ce soir où La Biche a adressé à un homme du public une réécriture de "Y.M.C.A." des Village People : "Jeune homme, depuis qu’tu es petit tu te questionnes, quand tu vois tes amis ça t’étonne qu’en leur bonne compagnie devienne dur ton petit zizi […] Ici tu peux crier : moi, j’aime Didier !" Sa copine était hilare.

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>> Madame Arthur, le jeudi, vendredi, samedi et dimanche à 21h (tous les spectacles sont visibles en streaming payant). Les dates de tournée sont disponibles sur le site du cabaret. Prochaines villes : Strasbourg, Bordeaux, Nice, Lyon, Forbach, Toulon…

Crédit photos : Teresa Suarez