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livreLa science-fiction, porte des étoiles queers

Par Eva Sinanian le 03/10/2023
La science-fiction, un genre plus queer qu'il n'y paraît

[Article à retrouver dans le têtu· de l'automne disponible en kiosques, ou sur abonnement.] Près de nous, ou à des milliers d’années-lumières, on trouve des sociétés queers futuristes qui n’en finissent pas d’interroger notre présent. Car la science-fiction semble le genre littéraire idéal pour explorer nos vécus LGBTQI+. 

Illustrations : Baptiste Alchourroun pour têtu·

Au cinéma et dans les séries, la science-fiction s’est vite limitée aux tirs de pistolets laser et aux gros vaisseaux spatiaux, nous offrant des sagas homériques certes tout à fait réjouissantes, mais donnant au genre une image un peu poussiéreuse et adolescente. Si l’on met de côté les quelques personnages LGBTQI+ apparus récemment, les perspectives queers y sont à peu près absentes. Fort heureusement, ce n’est pas le cas de la littérature, qui a très tôt montré son efficacité à s’emparer des questions contemporaines : changement climatique, menaces sur les droits des minorités, réflexions sur le genre… Les romans de SF permettent d’explorer des futurs possibles, désirables ou non, et de questionner l’évolution de la société et de nos identités.

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Mais la science-fiction ne se limite pas à la prospective. En dressant une analogie avec un monde lointain, certaines œuvres proposent une critique du nôtre. Ainsi, l’auteur français Francis Berthelot a publié en 1990 Rivage des intouchables (Folio SF), inspiré par l’épidémie du VIH. On se laisse porter par la sensibilité littéraire de l’auteur (et de ses personnages) pour vivre un récit qui appelle à plus de tolérance, mais aussi à l’action et à prendre des décisions. En extrapolant le présent dans des futurs sombres plus ou moins proches, certaines œuvres interrogent nos inquiétudes, tout en conservant l’espoir. Subtil Béton, du collectif d’écriture Les ­Aggloméré-e-s, paru en 2022 aux éditions L’Atalante, fait le récit de luttes au sein d’une France réactionnaire et sécuritaire où les familles choisies se cachent pour continuer le combat, où le danger rôde, où les nombreux personnages composent au quotidien avec les injonctions.

Au commencement était Ursula K. Le Guin…

La SF permet aussi de donner libre cours à des visions radicales, par exemple en imaginant des mondes unigenrés. En 1975 paraît L’Humanité-Femme (réédité par Mnémos en 2023, publié en 1977 sous le titre L’Autre Moitié de l’homme) de l’autrice lesbienne Joanna Russ, roman kaléidoscopique et féministe qui entrecroise le récit de quatre femmes dans quatre univers parallèles : Joanna, Jannine, Janet et Jael. Si la première existe dans le même monde que son autrice (et porte donc son prénom), la deuxième vit à New York sur une Terre similaire mais sans pensée féministe, où la Grande Dépression perdure et où la Seconde Guerre mondiale n’a pas eu lieu. Quant aux deux autres personnages, elles vivent respectivement à Lointemps, utopie où les personnes de sexe masculin ont disparu depuis plus de 900 ans, et à Manland, son pendant quasi masculiniste. En faisant coexister ses personnages, Joanna Russ met en avant les absurdités du monde contemporain, notamment en ce qui concerne les droits des femmes, et l’impasse potentielle de l’hétérosexualité – même si l’on peut regretter une vision binaire des identités de genre, une limite qui correspond à l’époque de publication.

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Une critique similaire peut être émise sur certains romans de l’Américaine Ursula K. Le Guin. Alors qu’à la fin des années 1960, en pleine révolution sexuelle et sous l’impulsion de la deuxième vague féministe, des œuvres émergent s’intéressant aux questions de genre, paraît en 1969 l’un des textes de science-­fiction les plus emblématiques, La Main gauche de la nuit (Le Livre de Poche). Ce roman construit comme un rapport – et qui emprunte aussi bien aux Lettres persanes de Montesquieu qu’à l’anthropologie – raconte le voyage de Genly Aï, ambassadeur d’un consortium humain interplanétaire, l’Ekumen, sur une planète recouverte de glace où l’humanité est résolument androgyne. Un choc civilisationnel pour le narrateur, qui a bien du mal à s’adapter à cette société agenre où les rôles sexuels n’existent qu’en un temps précis (le kemma), et où la binarité mâle/femelle est répartie aléatoirement par cycles. L’ensemble des documents qui composent La Main gauche de la nuit lui confère un ton très particulier, où le questionnement contemplatif, l’incompréhension, le doute, puis l’attachement servent d’outils narratifs. Remarqué dès sa sortie, il devient très vite un classique du genre, dont on retrouve des échos dans bien des textes contemporains, au-delà du seul milieu de la science-fiction.

L’autrice n’aura cessé de revenir sur ce texte au cours de sa vie, notamment au sujet de l’efficacité ou non de sa critique des rôles genrés, et des pronoms (masculins) utilisés par défaut, source de nombreuses discussions sur la réussite ou l’échec de ce roman précurseur. S’il peut paraître un peu daté, La Main gauche de la nuit a ouvert de nombreuses portes, et continue de résonner aujourd’hui dans d’autres œuvres qui choisissent d’explorer la science-fiction par son aspect sociologique et anthropologique.

Triton et son anti-héros bi

Comme une réponse à un roman de Le Guin, Triton (Calmann-Lévy), paru en 1976, nous transporte dans une société où la sexualité jouit d’une grande liberté, et où le changement de genre/sexe est aussi aisé qu’accepté et encouragé. Nous y suivons Bron, personnage qui ne tire aucune joie de ces évolutions et semble rechercher des valeurs qui n’ont plus cours. Explorer ce monde à ses côtés est un vertige étrange, et une lecture réjouissante jusque dans l’agacement que le protagoniste nous procure ! Méconnu en France, son auteur, l’Américain Samuel R. Delany, a aussi chroniqué le milieu gay new-yorkais des années 1970, partageant ses réflexions sur le cruising et la gentrification de la ville. Son expérience de bisexuel afro-américain infuse son œuvre de fiction, particulièrement poétique, qui imagine des sociétés futures où la sexualité est bien plus libre et variée que dans notre présent. Dans Babel 17 (Mnémos), paru en 1966, il nous fait suivre une poétesse de grande renommée qui utilise ses compétences linguistiques pour décrypter une menace pesant sur son système planétaire – dans lequel une des modalités relationnelles usuelles est la triade, composée de trois personnes, quel que soit leur genre – et qu’elle comprendra bien vite comme un langage aux implications aussi bien intellectuelles que physiques.

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De nombreux auteurs de science-fiction interrogent la construction des genres, notamment au travers de sociétés-utopies. En racontant la chute d’une telle civilisation, la série Terra Ignota (Le Bélial’), de l’Américaine Ada Palmer, dont le premier tome est paru en 2016, revient sur son évolution, sur les forts bouleversements des nations, du genre – incluant un surprenant pronom neutre : on/ons – et de la notion de famille, mais aussi sur la disparition de la guerre. Si vous êtes en quête de sociétés plus douces, optez pour Un psaume pour les recyclés sauvages, de Becky Chambers, paru en 2021 aux éditions L’Atalande, où l’humanité semble avoir appris de ses erreurs, chacun vivant en accord avec les écosystèmes qui l’accueille. Dans ce récit, Froeur Dex, personnage non-binaire devenu moine de thé, un métier itinérant, s’interroge : lui est-il vraiment possible de trouver sa place dans ce monde où tous ses besoins sont assurés ? Tout en nous proposant un monde apaisé, ce court roman ne fait pas l’impasse sur les questions existentielles que pose malgré tout ce futur queer et positif.

Donna Haraway et le pouvoir transformateur de la science-fiction féministe

Mais la science-fiction aime aussi à nous parler de l’intime, à convoquer au sein de ses personnages une voix intérieure forte et un questionnement sur leur rapport au monde. Un des plus beaux exemples est celui proposé par l’autrice galloise Jo Walton dans le roman Mes Vrais Enfants (Denoël), paru en 2014, où le personnage de Patricia, en fin de vie, se remémore deux trajectoires. L’une où elle épouse son premier amour masculin, et une autre où elle refuse sa demande en mariage, part explorer la ville de Florence et y épouse une femme. 

Genre étrange mêlant littérature et anticipation, la science-fiction ne pouvait qu’inspirer la philosophie. Dans Manifeste cyborg (Exils), paru en 1984, Donna Haraway propose un autre rapport au monde, en dehors des schémas de dominations patriarcaux, homophobes et coloniaux. Puisant son inspiration dans certains textes de science-fiction, l’autrice américaine remet en question les catégories de genre, les rapports de domination, et partage sa vision d’un monde hybride, volontairement déviant de la société patriarcale hétéronormée. Réfléchir à des futurs plus inclusifs, où l’humanité n’est pas un monolithe, est la clé de voûte de ce genre littéraire. AvecLibère-toi cyborg ! Le pouvoir transformateur de la science-fiction féministe (Cambourakis), paru en 2018, la Française Ïan Larue s’inspire de la liste de textes proposée dans Manifeste cyborg pour dresser le portrait d’une science-fiction exaltante par sa diversité, et propose de nombreuses œuvres, analyses et expérimentations. En 2023, cherchant à rendre la SF plus inclusive, la Française Ketty Steward – elle-même autrice – s’est de son côté interrogée sur les limites normatives et coloniales de ce genre littéraire dans Le Futur au pluriel (éditions de l’Inframonde). Enfin, paru en 2022, l’essai Utopie radicale (Seuil), d’Alice Carabédian s’intéresse au couple utopie/dystopie et, tout en proposant une réflexion sur la radicalité de ces récits, invite à rêver ensemble d’autres mondes. Car en plus de nous proposer des futurs désirables, la science-fiction queer élabore aussi des futurs en commun profondément motivants pour affronter notre présent.

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